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"Duras et le dahlia noir", par Lucie Poirier

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Dans les derniers relents de mon enfance, j’ai vu le téléfilm The black dahlia à partir du roman de James Ellroy. Très vite, j’ai appris qu’être femme c’est être tuée.

À l’adolescence, ils riaient, les garçons de la classe en disant : « Il l’a tuée et tuer c’est mettre à mort ».

Car, comment, sans malaise, nommer ce que l’on fait avec malaise ? Ils disaient : « Je vais la mettre », « Je vais la mettre à mort, je vais la tuer ».

Très vite, donc, j’ai su qu’être femme c’est être tuée sexuellement. J’ai su que la mort pour nous avait à voir avec notre sexe. Notre sexe vu, notre sexe caché, notre sexe exhibé, notre sexe tué.

Très vite, j’ai su que j’avais le sexe dangereux.

Puis, à l’Université, avec ceux qu’on appelait les grands auteurs, les grands peintres, les grands réalisateurs, j’ai su que ce sexe était associé au gouffre, au mystère, à la terreur, à l’enfer, à la fin du monde pour l’homme, mais que c’était toujours la femme, la perdante, la souffrante, la maltraitée, la fouettée, la torturée, la tuée.

Très vite, j’ai su qu’en définitive, ce sexe menaçant et vide pour l’homme était sa calamité à elle, que ce sexe qui devait faire son pouvoir, faisait sa mort, que ce sexe qui menait de l’utérus à la vie lors de la naissance, les auteurs, les cinéastes, les artistes, lui connotaient la mort.

Ils prétendaient que ce sexe donnait la mort et, justifiés par cette prétention, ils ont attisé le fantasme de la mort des femmes.

« Le corps est sans défense aucune, il est lisse depuis le visage jusqu’aux pieds. Il appelle l’étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles. » (Duras)

Fanny Ardant, de noir vêtue, sur une scène vide, livre le texte de Marguerite Duras, La maladie de la mort, à la 5e salle de la Place des Arts à Montréal.

Elisabeth Short, trouvée morte en 1947 et devenue objet de fascination sordide depuis lors, avait été surnommée « Black dahlia » à cause de sa chevelure, de ses vêtements et de son élégance.

Faussement, on a déclaré que c’est à un tatouage qu’elle devait son surnom.

Faussement, on a raconté qu’elle faisait de la prostitution. Lors de son assassinat, son hymen était intact, son meurtrier l’a déflorée avec violence.

Mais, associer Elisabeth Short à la prostitution, c’est suggérer qu’elle était en partie responsable de sa mort.

Car on entretient le préjugé que les femmes méritent la mort.

« Vous vous dites qu’elle devrait mourir. Vous vous dites que si maintenant à cette heure-là de la nuit elle mourait, ce serait plus facile, vous voulez dire sans doute : pour vous, mais vous ne terminez pas votre phrase. » (Duras)

Elle-même belle et fascinante, Fanny Ardant s’approche du public avec les phrases de Marguerite Duras qui exprime l’envie d’un homme pour une femme près de lui.

Cette envie, trouble et complexe, traversée par l’observation et l’imagination, Duras la décrit avec un texte dont la conjugaison oscille entre le présent et le conditionnel, alors qu’Ardant la joue avec une attitude dont la précision comporte de la séduction et de la colère.

La retenue de Fanny Ardant s’accorde avec l’ambiguïté de l’écriture de Duras ; la présence de l’une, l’écriture de l’autre suffisent pour déployer la polysémie. Qu’Ardant joue sur scène ou que Duras ait signé le texte, rien n’est résolu mais tout est là.

« Elle vit toujours. Elle appelle le meurtre cependant qu’elle vit. Vous vous demandez comment la tuer et qui la tuera. » (Duras)

Vendredi le 15 septembre, alors que Fanny Ardant sera encore à la Place des Arts pour La maladie de la mort, dans les cinémas commenceront les projections du film de Brian de Palma Le dahlia noir. Deux versions d’un meurtre d’une femme.

Duras dit l’envie de la mort d’une femme pour un homme obsédé. Et, à partir des fabulations d’Ellroy, de Palma « glamourise » ce meurtre.

Récupérer le viol, la torture et l’homicide perpétrés sur une femme pour en faire un divertissement cinématographie relève de l’ignominie. Favoriser l’excitation à travers le meurtre d’une femme, le présenter comme une fascination, c’est entretenir un plaisir misogyne qui n’aide pas à ce que cesse la violence faite aux femmes.

Au siècle dernier, on entendait : « Un bon Indien est un Indien mort » ; depuis longtemps, et encore aujourd’hui, avec des gros titres choquants, des jeux-vidéos sadiques, des livres de série noire, des clips musicaux brutaux, des films sanglants, on sous-entend :« Une bonne femme est une femme morte ».

http://www.sisyphe.org/article.php3?id_article=2395 

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