Martin Amis : le dernier des Mohicans
C’est l’écrivain britannique le plus haï. Alors qu’il publie en France un étincelant roman, Chien jaune, et un recueil d’essais où il règle des comptes, Guerre au cliché, Martin Amis est accusé, en Grande-Bretagne, d’être hostile à l’islam. Dans l’entretien exclusif qu’il a accordé à Didier Jacob, il se justifie.
De notre envoyé spécial à Londres
L’intelligence, une invention anglaise ? A lire Martin Amis, ce n’est même plus une question ; c’est l’évidence même. Faites une descente chez le premier libraire, ouvrez l’un des deux livres qu’il publie ces jours-ci. Il y a d’abord l’essai au titre sollersien, Guerre au cliché, qui réunit quelques-uns des articles les plus dévastateurs qu’Amis ait publiés dans la presse britannique. Dans le sulfurique, c’est même ce qu’on fait de mieux.
Amis, qui voue un culte à Saul Bellow et à James Joyce, tient par exemple que Don Quichotte « souffre d’un assez gros défaut : celui d’une illisibilité totale ». Et, pour en finir avec le supposé chef-d’œuvre de Cervantès, il ajoute : « Le géant a un gigantesque problème de poids ; et il est vieux ; et il est gâteux. » Amis ne règle pas ses comptes : il règle son compte au genre humain. John Updike ? « Un nageur olympique dans une baignoire. » Philip Roth ? « Malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer. » Norman Mailer ? « Mailer pense avec les pieds sur terre et écrit tout ce qui lui passe par la tête. Sa prose est émaillée de changements de vitesse, de changements de décor, de cris de ralliement venus du parterre autour du ring : non, oui, OK, frappe comme ça, méfie-toi par là, regarde plus loin, bien, mal, améliore l’expression. »
On laisse au lecteur le soin d’imaginer ce qu’Amis met à Sagan, Crichton, Warhol ou encore Thatcher (« Femmes ! mais est-ce qu’elle en est vraiment une ? »). Une chose est sûre : ils dérouillent.
Un seul individu, à notre connaissance, est cependant capable d’égaler Amis essayiste : c’est Amis romancier. Dans Chien jaune, il décrit une Angleterre au quarante-huitième dessous : un journaliste tocard, Clint Smoker, amant merdique qui habite dans une demi-maison « saturée de pornographie », travaille dans un tabloïd bas de gamme, et cherche à piéger un sportif au bout du rouleau et à le photographier tandis qu’il couche avec une sous-call-girl et cogne sur une ex-petite amie. Ancien acteur, fils de gangster dont il a hérité de la sauvagerie, Xan Meo, lui, reçoit un jour un coup de matraque sur la tête, et il ne s’en remet pas : il devient fou de sexe, veut coucher avec sa femme et avec toutes les autres femmes. Pendant ce temps,on fait chanter Henry England, le roi d’Angleterre : sa fille, la princesse Victoria, a été filmée nue dans sa baignoire et la vidéo commence à circuler sur internet. England n’est pas en reste : il couche avec la fille de l’ambassadeur de Chine, une arrière-petite-fille de concubine impériale.
Chien jaune ? C’est la société britannique mise à nue par ses vicelards, même.L’auteur le plus haï du Royaume-Uni s’était exilé, pendant quelques années, en Amérique du Sud. Il vient de se réinstaller à Londres, au premier étage d’une jolie maison, près de Notting Hill. Intérieur paisible. Œuvres d’art, livres. On attendait un bulldog ; c’est un homme doux, affable, mais qui a toujours le doigt sur la formule. Il vient de publier, dans la presse anglaise, un article sur « l’horreurisme ». Et a été accusé en retour, dans le New Statesman, de considérer l’islam comme un danger pour la civilisation occidentale. Explications (lire l’intégralité de l’entretien dans le blog de Didier Jacob cette semaine).
Le Nouvel Observateur. – Comment votre roman, Chien jaune, a-t-il été accueilli en Grande-Bretagne ?
Martin Amis. – D’une façon très hostile. Je n’ai pas souvenir qu’un livre, dans l’histoire littéraire récente, ait suscité des réactions aussi violentes. Et je ne parle pas seulement de la presse, mais de n’importe quelle personne armée d’un stylo. Ils faisaient tous la queue pour me démolir.
N. O. – Vous ne viviez plus en Grande-Bretagne alors ?
M. Amis. – Je viens de m’y installer de nouveau. J’ai trouvé le pays encore plus mal en point aujourd’hui. On n’y comprend plus la plaisanterie. Pourquoi cette déchéance ? Je me demande si les Anglais n’aiment pas au fond se rabaisser. Il y a une raison historique à cela. Nous avons perdu notre influence, après la Seconde Guerre mondiale, mais nous ne nous sommes jamais considérés comme une nation humiliée. Du coup, ces blessures demeurent, dans l’inconscient de la nation. L’ascension et la chute des peuples provoquent de grands traumatismes.
N. O. – La France aussi n’a-t-elle pas été humiliée ?
M. Amis. – Ça a été même pire. Les Français ont eu à récrire la réalité de la collaboration et à en faire une histoire de la Résistance. Il n’est pas très facile de se débrouiller avec Pétain, Vichy, la déportation de 70 000 juifs… La France doit donc se relever de plus d’humiliation encore.
N. O. – Vous n’avez jamais entretenu de très bonnes relations, ni avec la presse ni avec vos compatriotes.
M. Amis. – C’est vrai. Cela vient peut-être de mon père [l’écrivain Kingsley Amis]. Je suis une sorte de prince Charles ! Mais j’ai publié, dernièrement, un livre qui a été mieux accueilli. Je peux donc dire que la Grande-Bretagne m’aime à nouveau. La vérité, c’est que je ne suis pas en phase avec l’idéologie dominante, qui se nourrit de mots en isme : le « démocratisme », l’égalitarisme, le politiquement correct, une notion d’ailleurs française, à l’origine. Merci beaucoup à la France pour cette heureuse contribution ! Rien ne peut s’opposer, en tout cas, à ce rouleau compresseur idéologique. La démocratie universellement célébrée, comme un ragoût éternellement cuit et recuit. La seule chose qui pourrait nous sauver serait un crash financier. Car ce démocratisme est une idéologie de riches, une idéologie des bons moments. Jamais ce type de discours n’aurait pu se développer pendant la Grande Dépression. On se berce d’illusions. On vit dans un monde de faux-semblants.
N. O. – On vient de vous accuser, dans un journal britannique, de détester l’islam. Qu’en est-il exactement ?
M. Amis. – Une chose est sûre, c’est que les gens, ici, font des courbettes au Pakistan et à l’islam de manière éhontée. Nous en avons tellement peur. L’été dernier, des gens dans la rue, issus des classes moyennes blanches, défilaient avec des banderoles où on pouvait lire : « Nous sommes tous du Hezbollah. » C’était leur réaction à la guerre au Liban, une réaction qui tournait notoirement à l’antisémitisme. Eh bien qu’ils en profitent tant qu’ils le peuvent, parce que le leader du Hezbollah a dit clairement ce qu’il comptait faire de nous. Nous éliminer. Tout comme les djihadistes. Pour ajouter à tous ses charmes, l’islamisme est également impérialiste. Il veut dominer le monde. Mais il y a encore des gens qui ont si peur d’offenser, et qui sont si naïfs, qu’ils s’interrogent sur les raisons de cet impérialisme. La réponse est simple, mais peu de gens ici sont encore parvenus à cette conclusion. C’est que nous avons affaire ici à quelque chose qui n’obéit pas à la raison. Il ne s’agit même pas de se venger d’un crime passé. L’islamisme est millénariste, apocalyptique, totalitaire. Et ça, les gens ne s’y font pas. Ils sont si habitués à penser qu’ils ont tort, parce qu’ils sont blancs, ou britanniques. Et ils ont peur.
N. O. – Mais que reprochez-vous à l’islam ?
M. Amis. – Ce qui est magnifique avec l’islam, c’est sa sévérité. Les autres religions se contentent de demander à leurs fidèles d’aller prier une ou deux fois par semaine. Et c’est bon. L’islam, c’est autre chose. L’islam vous suit partout, au salon, à la cuisine, dans la chambre à coucher. Vous n’êtes jamais seul avec l’islam. Vous devez tourner le dos à La Mecque quand vous déféquez. C’est une religion très peu souriante.
N. O. – Votre roman, Chien jaune, montre une Grande-Bretagne saturée de pornographie.
M. Amis. – Le sujet du livre, c’est « l’obscénification » de la vie ordinaire. La pornographie est maintenant à la surface. Les esprits sont devenus tellement plus sales que par le passé. Et pourtant je pense que l’ère de la pornographie n’a même pas commencé. Il n’est pas absurde de dire que l’éducation sexuelle de nos enfants est maintenant prise en charge par la San Fernando Valley [où l’industrie pornographique prospère aux Etats-Unis].
N. O. – Vous vous sentez meilleur écrivain aujourd’hui qu’à vos débuts ?
M. Amis. – Sans doute. Je perds moins de temps. Autrefois, je pouvais passer des heures à me heurter à un mur sans pouvoir trouver de solution. A présent, je m’assois dans un fauteuil, et je lis un livre. Quand au bout de quelques heures, ou de quelques jours, mes pieds m’emmènent d’eux-mêmes à mon bureau, c’est que je suis enfin prêt. Les écrivains expérimentés savent comment utiliser leur énergie sans la dilapider bêtement.
N. O. – Vous travaillez à un nouveau roman ?
M. Amis. – J’écris un roman très autobiographique, un peu à la manière de Saul Bellow. Nous étions très amis. Bellow a porté le genre à un degré que nul n’avait encore réussi à atteindre. C’est la première fois qu’on touchait à ce point à l’universel en portraiturant des personnes individuelles. J’écris donc un roman sur un écrivain qui écrivait des romans. Ça montre que l’école postmoderne n’est pas complètement morte.
N. O. – Il me semble que le postmoderne n’est pas très apprécié en Grande-Bretagne…
M. Amis. – C’est vrai. Il y a donc des chances que je sois de nouveau détesté ici…
Chien jaune, par Martin Amis, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Gallimard, 504 p., 22,50 euros. Egalement chez le même éditeur, Guerre au cliché, traduit de l’anglais par Frédéric Maurin, 510 p., 27,50 euros. Né le 25 août 1949 à Cardiff, Martin Amis a été rédacteur en chef de l’hebdomadaire New Statesman. Il a publié une quinzaine de livres dont London Fields, L’Information, Expérience. Il écrit régulièrement des articles dans la presse britannique.
Didier Jacob
Le Nouvel Observateur - 2200 - 04/01/2007