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André Glucksmann : "Nihilisme ou civilisation ?"

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Galia Ackerman -Votre thèse sur le terrorisme a fait couler beaucoup d'encre : derrière chaque terroriste - disiez-vous après l'attentat contre le World Trade Center -, il y a un nihiliste qui s'ignore. Un an plus tard, le pensez-vous toujours ?

André Glucksmann - Oui, je maintiens mon diagnostic. Notre concept de « terrorisme doit être revu de fond en comble à la lumière du 11 septembre. Douze mois déjà. Les décombres de Ground Zero sont déblayés, mais les conséquences morales et mentales du plus grand attentat terroriste de l'Histoire nous rongent, obscures, inquiétantes et pas encore élucidées. Jadis tout combattant irrégulier, n'importe quel « partisan sans uniforme pouvait être catalogué, voire stigmatisé, comme terroriste. La chute des Twin Towers met à l'ordre du jour la menace spécifique et indépassable d'un terrorisme radicalement dévastateur, l'hybris nihiliste. Il ne s'agit point là d'une invention idéologique, diffusée par d'épouvantables faucons nichés à la Maison-Blanche ; il s'agit d'une perception immédiate véhiculée planétairement par le choc des images dans le fracas des effondrements. Après coup, on s'emploie à « raison garder , c'est-à-dire souvent à ratiociner, à escamoter. Mais, sur le moment, on perçoit en mondovision une folie destructrice avec laquelle il faudra vivre et, dans la mesure du possible, survivre.

G. A. - Mais pourquoi ce nom de « Ground Zero pour désigner le périmètre de la catastrophe ?

A. G. - L'appellation consacre une étrange impression de déjà-vu. Le baptême fut instantané, aucun journaliste ne revendique de droits d'auteur. Entre le nom et la chose, l'insolite adéquation parut sauter aux yeux. Interrogeons cette évidence, si évidente que nul ne l'ausculte : à l'origine, « Ground Zero nomme le cœur de l'explosion nucléaire qui eut lieu le 16 juillet 1945 à 5 h 29 quelque part au Nouveau Mexique - dernière expérience scientifiquement contrôlée avant le largage de la Bombe sur le Japon. Ainsi, avant toute interprétation, théorisation ou manipulation, le 11 septembre est vécu à chaud par ceux qui le subissent comme par ceux - la terre entière - qui le contemplent, dans l'horizon d'un Hiroshima-bis. Intuition ineffaçable d'un terrorisme d'ampleur nucléaire à disposition de n'importe quel acheteur de cutter ! « Notre avenir repose entre nos mains , déclara le président des États-Unis, Harry Truman, en annonçant Hiroshima. L'opinion et les intellectuels firent chorus : « Nous voilà revenus à l'an Mille, chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps (J.-P. Sartre). Tous mortels, tous embarqués, et chacun responsable de la survie. On oubliera vite. Pendant près de cinquante ans, le sort du monde demeura l'apanage de quelques décideurs à la tête des rares puissances nucléaires. Le futur de l'espèce se jouait à huis clos, dans le cercle fermé des grands et supergrands, tandis que cinq milliards de terriens vaquaient aux affaires courantes. Le 11 septembre change tout.

G. A. - En quoi, précisément, le 11 septembre change-t-il tout ?

A. G. - Manhattan exhibe la possibilité d'un Hiroshima-bis, le pouvoir annihilateur se démocratise radicalement. L'arme absolue ne repose plus sagement dans les silos supposés contrôlés par de puissants supposés contrôlables. Désormais, notre voisin de palier concocte peut-être une imprévisible opération-suicide qui nous laisserait aussi pantois que les étudiants de Hambourg apprenant qu'un de leurs compagnons s'est délibérément percuté contre les Twin Towers. Pareille insécurité planétaire s'avère sans précédent. Une courte phrase de George Bush en souligna la portée dans ce fameux discours sur l'état de l'Union où il vitupéra l'« axe du Mal . Passés quasi inaperçus des critiques comme des thuriféraires, quelques mots avouent ce qu'aucun président des États-Unis n'osa jamais proférer ni concevoir : « Time is not on our side , le temps ne travaille pas pour nous. Jusqu'à ce jour, les Américains avançaient dans l'Histoire « with God on our side , comme le chantait (ironiquement) Bob Dylan. C'est fini, de l'aveu même d'un Number One parfaitement imperméable aux sirènes des sourires contestataires. Les enfants des écoles auront beau entonner « God bless America et le dollar poursuivre sa référence et sa révérence à l'Être suprême, rien n'y fait : la Providence divine, technologique ou financière ne garantit plus, envers et contre tout, la marche vers le bonheur de l'Amérique et du monde. Du jour au lendemain, l'humanité se découvre exposée au défi post-nucléaire. Une capacité de dévastation massive restée jusqu'alors privilège des grandes puissances se trouve mise à la portée de toutes les mains, de nombreuses bourses et de millions de têtes fanatisées, manipulées ou quelque peu dérangées. Seul un optimiste inoxydable peut imaginer les sites hypersensibles et dangereux définitivement à l'abri. Les stocks pétroliers ou les centrales nucléaires civiles sont-ils davantage invulnérables aujourd'hui que ne l'étaient les Twin Towers hier ? Les bombes humaines proliférant ça et là, qui pourrait exclure un Tchernobyl délibérément provoqué ? Chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps.

G. A. - En quoi ce terrorisme-là diffère-t-il du terrorisme auquel nous étions accoutumés ?

A. G. - A Manhattan, n'importe qui est assassiné. N'importe qui se trouvant dans un pourtour défini. Le pourtour peut être réduit à une seule personne : un tortionnaire se permet n'importe quoi sur le corps de sa victime. Cela peut être une ville : Guernica déjà, Manhattan ou Grozny. Le terrorisme nihiliste est différent du terrorisme d'une guérilla qui vise une armée. Mais la différence doit chaque fois être réaffirmée sous peine de s'effacer. Il ne faut pas confondre une violence irrégulière qui résiste aux armes par les armes - propre à toutes les stratégies révolutionnaires, indépendantistes et anti-colonialistes - et une violence tous azimuts qui use de la terreur contre des populations désarmées. Le terroriste russe qui retient son bras, ne lance pas sa bombe et épargne ainsi l'archiduc pour ne pas tuer sa femme et ses enfants, constitue, c'est regrettable, une exception dans l'histoire des insurrections contemporaines. Voyez - autre exception mais combien symbolique ! - le divorce entre Mandela et sa femme Winnie. En joyeuse nihiliste, elle dirigeait une bande de voyous qui tuaient à loisir dans Soweto. Mandela, pour sortir sans massacres de l'apartheid, dut rompre avec elle et ses semblables. Toute violence use de la menace. Seule la violence nihiliste s'abandonne à un terrorisme très spécifique, même s'il prolifère au XXe siècle, à savoir le meurtre indiscriminé, l'assassinat massif des civils. De l'une à l'autre la pente est glissante ; l'usage indifférencié du terme « terrorisme couvre maints dévergondages. Manhattan n'illustre pas les méfaits de la violence en général ; Manhattan incarne l'assomption d'une violence très spécifique : celle du terrorisme nihiliste.

G. A. - Le président russe Vladimir Poutine a soutenu l'intervention américaine en Afghanistan en la plaçant sur le même plan - celui de la lutte anti-terroriste - que la guerre menée par l'armée russe en Tchétchénie. Partagez-vous cette analyse ?

A. G. - Pas du tout. La courte et excellente offensive américaine a réalisé exactement ce que Poutine n'est jamais parvenu à faire. Les Américains n'ont pas rasé Kaboul ; Poutine a réduit Grozny en poussière, premier point. Deuxième point : les Américains ont trouvé sur le terrain des amis qui leur ont évité d'avoir à bombarder à fonds perdus des populations civiles. Ils ont réussi à faire sortir les Talibans de Kaboul et à les bombarder sur leur ligne de front. Les Américains appuyaient des alliés locaux ; l'armée de Poutine, elle, ne distingue pas ; elle massacre, torture et met à feu et à sang toute la Tchétchénie. Vous tenez là deux types de guerres menées par des puissances industrielles modernes. La première est une guerre libératrice de peuples opprimés, de femmes asservies qui désormais respirent un peu plus librement. La deuxième est une guerre d'anéantissement de la population que j'appelle une guerre nihiliste.

G. A. - Il est évident que, sur le plan des valeurs, nous partageons les mêmes idéaux que les Américains. Comment expliquez-vous l'antiaméricanisme qui sévit en France et qui tend à se répandre en Europe ?

A. G. - On peut discuter telle ou telle stratégie de Washington sans être antiaméricain. J'ai critiqué en son heure (1967) la politique d'escalade de Mac Namara au Vietnam. Il reconnut lui-même quelques années plus tard s'être épouvantablement fourvoyé. En revanche, l'antiaméricanisme relève d'une américanophobie congénitale qui substitue à la critique rationnelle une haine venimeuse, voire délirante, dont aujourd'hui le « diable Bush fait les frais. Les racines de l'antiaméricanisme européen et français ne sont guère mystérieuses. 1°) Il y a la jalousie et la crainte qui entoure quasi automatiquement le Numéro l du moment. Voyez déjà Thucydide : la prééminence d'Athènes suscite la rivalité des autres cités grecques au bénéfice de Sparte, de la Perse et, finalement, de la Macédoine. 2°) Il y a l'incompréhension traditionnelle qui embarque l'« ancien monde et le « nouveau dans des polémiques sans fin. Dès l'origine, les Pères fondateurs se félicitaient d'avoir délaissé une Europe corrompue, épinglée par la suite belliciste (1914) ou lâche (Munich), tandis que les Européens s'offusquent de la naïveté, de l'inculture ou de l'arrogance attribuées, non sans réciproque arrogance, à leur progéniture : les parvenus d'outre-Atlantique. 3°) Il y a le ressentiment d'avoir à être reconnaissant : les débarquements américains ont permis aux démocraties de survivre en sauvant l'Europe du fascisme et du communisme. Aujourd'hui encore, le Vieux continent supporte mal d'être pris en défaut lorsque seule la puissance américaine se montre capable d'intervenir efficacement pour instaurer la paix dans les Balkans, en Afghanistan et jusque sur l'ilôt du Persil (1). 4°) Il y a l'économisme, cette idéologie commune à la droite et à la gauche, qui postule que la planète est soumise à la domination des intérêts financiers et industriels. Wall Street épaulé par Hollywood gérerait le « Système . Les États-Unis se trouveraient donc responsables de tous les maux de l'univers. Vu l'état du monde, on épingle sans peine le supposé « hyper-puissant manitou en le stigmatisant Grand Satan.

G. A. - Comment expliquez-vous la brusque résurgence de ces préjugés séculaires depuis le 11 septembre ?

A. G. - Par une panique rentrée. Le problème n'est pas l'antiaméricanisme de toujours, mais son actuelle explosion et prolifération. Les non-Américains veulent dormir tranquilles. Ils fantasment en se persuadant que la menace nihiliste concerne exclusivement les États-Unis : le Numéro 1 l'a bien cherché, pas de fumée sans feu, les victimes sont responsables de leur malheur, l'empire est puni par où il pèche, sa violence se retourne contre lui. Corollaire de cette stratégie d'escamotage psychologique : il ne faut pas surévaluer l'importance des attentats du 11 septembre. Ce ne sont là - explique un hebdomadaire français réputé sérieux, sous la plume d'un ex-conseiller du président Mitterrand - qu'« escarmouches de nomades . La diabolisation de la Maison-Blanche permet ainsi de forclore l'événement nihiliste - il ne s'est rien passé, le quatrième avion n'est pas tombé, les Twin Towers se sont suicidées, la CIA mène le jeu… à défaut du Mossad. L'antiaméricain rassure paradoxalement l'Europe et le monde : les Yankees sont traumatisés, leur angoisse du terrorisme ne nous concerne pas, attendons qu'ils se calment. S'ils prennent au sérieux l'« escarmouche du 11 septembre, ils exagèrent. Lorsque le sage désigne la lune, l'imbécile regarde le doigt, dit un proverbe chinois. Lorsque, après la boucherie de Manhattan, une population se sent en danger, l'antiaméricain accuse cette population.

G. A. - À côté du Satan américain, on a mentionné le Satan israélien. En effet, dans certains cercles, en France et ailleurs, l'antisionisme - teinté de forts relents d'antisémitisme - apparaît souvent comme une composante de l'antiaméricanisme. La propagande arabe et l'extrême droite, qu'elle soit européenne ou américaine, se rejoignent sur ce thème : les États-Unis gouvernent le monde, et ils sont eux-mêmes gouvernés par les Juifs ou les sionistes qui, en fin de compte, tirent les ficelles. A travers l'antiaméricanisme, n'opère-t-on pas un retour au vieux mythe du complot judéo-maçonnique qui a fait tant de ravages au XXe siècle ?

A. G. - Il existe une équivalence de toujours entre l'Angleterre d'abord, pour être historiquement précis, l'Amérique ensuite et, enfin, les Juifs. Ainsi, déjà, dogmatisait Joseph de Maistre. Selon lui, la Révolution française puise sa virulence dans les influences protestante, maçonnique, juive et anglaise. L'Amérique a pris la succession. Pour Staline comme pour Hitler (pour les conservateurs français également et une grande partie de la gauche de l'époque), l'Amérique est juive. Les Juifs estimés apatrides sont carrément identifiés à l'impérialisme. New York c'est Jew York. Quand l'antisémitisme paraît une abomination eu égard à quelques expériences historiques cuisantes, l'antiaméricanisme prend le relais. Exemple : l'Allemagne. Réciproquement, quand l'antiaméricanisme est inavouable compte tenu des étroites relations des potentats du lieu avec les banques et les intérêts américains, - exemple : l'Arabie saoudite - l'antiaméricanisme passe à l'arrière-plan et l'antijudaïsme, l'antisémitisme, l'antisionisme occupent le devant de la scène. Derrière l'Amérique, c'est la civilisation des Lumières qui est visée. Le Juif, tout comme l'Américain, incarne, primo, la libre circulation des capitaux (Rothschild en tant que banque internationale) ; secundo, la libre circulation des idées et la remise en question des dogmes (Einstein) ; tertio, la libre circulation des sentiments, des pulsions, la remise en question des vertus traditionnelles (Freud, mais aussi toute une pléiade d'écrivains et d'artistes) ; et, finalement, la libre circulation des images (Hollywood « infesté dans les années 1930 par la juiverie internationale émigrée d'Europe). Donc, Hollywood, Wall Street, la science internationale (puisque la science, par définition, n'a pas de frontières), toute cette circulation mondiale qui date des Lumières est imputée, comme un crime, à la puissance dominante. Cette puissance dominante a été l'Angleterre et la France aux yeux des Allemands du XVIIIe siècle, puis l'Europe occidentale - Allemagne comprise - aux yeux des Russes du XIXe siècle. Aujourd'hui, pour les trois quarts de la planète, l'horreur dominante est l'Amérique et ses dépendances, à savoir Israël, l'Europe et peut-être le Japon. Le Juif se voit ainsi propulsé « représentant de l'Occident éclairé . Dussé-je choquer des Juifs pieux et révulser orthodoxes ou intégristes, depuis trois siècles, le « sale Juif n'en est pas moins l'incarnation par excellence de l'homme des Lumières aux yeux de tous ceux qui les exècrent.

G. A. - Je voudrais revenir à cet « axe du Mal dont a parlé George Bush. Est-ce très américain de voir le monde en noir et blanc, de le diviser en « bons et « méchants ?

A. G. - Surprenante incompréhension mondiale dès qu'un Américain ouvre la bouche ! Qu'est-ce qui choque tellement dans le discours de Bush ? Qu'il se réclame du Bien ? Allons donc ! Quand Bush a parlé de « croisade , il y eut de justes réticences et récriminations. Mais il s'est corrigé dans la journée en visitant une mosquée et en y prononçant le discours approprié. En général, les Américains savent reconnaître leurs erreurs et ne se prennent pas définitivement pour des anges. Ce qui choque, c'est qu'ils osent désigner quelque chose comme le Mal. Ce qui me choque, en revanche, c'est l'incapacité de tant d'experts, de politiques et de gens ordinaires à travers le monde de dire : « Manhattan, c'est mal. Günter Grass, par exemple, a déclaré - dénégation symptomatique -, que la réaction américaine orchestre beaucoup de tapage « pour trois mille Blancs tués . Il est pourtant facile de constater que les Blancs n'étaient pas les seules victimes de ces attentats. Et que la qualité du crime ne se résume pas à sa quantité. Les terroristes se sont arrogé, à la face du monde, le droit nihiliste de tuer n'importe qui. Et ce principe du « n'importe qui annonce l'assomption mondialisée d'un nihilisme dont Dostoïevski reniflait déjà l'odeur dans la Sainte Russie. Au fond, ce qui heurte tant dans les affirmations de Bush sur l'"axe du Mal" (comme par le passé, dans l'appellation "empire du Mal " dont Ronald Reagan avait affublé l'URSS), c'est le mot "Mal". Les Américains osent l'employer, tout comme Soljénitsyne et Jean Paul II. Comme Aristote pointant que "la méchanceté humaine est quelque chose d'insatiable". Comme Machiavel moquant les belles âmes qui susurrent "il est mal de dire du mal du mal". La désignation de l'"axe du Mal" a cassé la prétendue coalition anti-terroriste censée mobiliser tous les États du monde contre le régime des Talibans. Poutine s'est senti visé, de même que les dirigeants chinois. Il n'a pas tort. Car sous prétexte de lutte contre le terrorisme, certains gouvernants - qui ne se privent pas d'être eux-mêmes terroristes à l'occasion - se permettent de réduire au silence leurs indépendantistes, leurs opposants, leurs démocrates et leurs résistants, voire de les liquider, comme c'est le cas en Tchétchénie ou au Tibet.

G. A. - Sur ce point, vous donnez donc raison à George Bush…

A. G. - Le stalinisme nord-coréen vient, ces dernières années, de tuer par la famine plusieurs millions de ses sujets. Les rares humanitaires sur place témoignent d'une détresse poussée jusqu'au cannibalisme. Le palmarès criminel du dictateur irakien n'est un secret pour personne. Quant au khomeinisme, qui continue à hanter l'Iran, on espère seulement que l'opposition démocratique a quelque espoir de s'en débarrasser. Parler d'« axe est plus discutable, ne serait-ce qu'à cause de la référence historique à l'alliance Berlin-Rome-Tokyo des années fascistes. Le nihilisme actuel fonctionne plutôt en réseaux, les solidarités criminelles sont plus lâches, mais plus étendues et plus occultes. Derrière ces puissances que l'on nomme à juste titre des « États voyous , on peut découvrir d'autres États, tentés de parrainer la voyoucratie mondiale : la Russie, par exemple, qui protège la Corée du Nord, développe son commerce nucléaire avec l'Iran et signe de mirobolants contrats pétroliers avec le régime irakien. J'ajoute à la liste l'Arabie saoudite, dont le rôle dans le financement des mouvances islamistes, de l'Afghanistan à l'Algérie, est désormais établi. Constatons que les rapports de force qui décident de l'avenir de la planète se sont radicalement transformés ; la nature même de ce qu'on entend par « force a muté. Les rapports de puissance sont devenus des rapports de nuisance.

G. A. - Depuis combien de temps ce processus a-t-il commencé ?

A. G. - Dans l'Europe classique issue du Traité de Westphalie en 1648, les grands États décidaient souverainement de leur mode de vie. Leur survie était rarement en cause ; on se faisait la guerre pour des provinces et du prestige. La vocation de construire l'emportait sur la capacité de détruire. Deuxième étape : les guerres mondiales et les totalitarismes ont formidablement développé l'art d'anéantir. Reste que les blocs et les empires revendiquaient encore une prise sur l'avenir, une faculté de promouvoir les forces productives. Hitler se vantait, autant que Staline, de résoudre les problèmes du capitalisme, de passer au-delà des crises, de supprimer le chômage, etc. Les totalitarismes se réclamaient d'un projet industriel, social, économique. Les puissances qui s'affrontaient disposaient d'une capacité d'édifier un monde (que les uns traitaient de meilleur et les autres d'infernal) autant que d'une capacité d'écraser l'adversaire. C'était corrélé : les grandes puissances ajoutaient la puissance de faire à la puissance de défaire. Aujourd'hui, la puissance de défaire l'emporte sur la puissance de faire. Exemple type : l'adjonction de la Russie au G7. Ce n'est pas sa prospérité économique qui a convaincu les Sept de la coopter. C'est plus simplement son pouvoir destructeur. Pas seulement le fait que la Russie possède le deuxième arsenal nucléaire du monde, mais aussi que ce deuxième ou troisième marchand d'armes de la planète est capable d'accroître le chaos mondial dans des proportions inouïes. On a beau dire que la bourse de Moscou compte moins que celle de Singapour, c'est la puissance de dévastation qui définit le statut de grande puissance. Ce qui est vrai de la Russie est également vrai pour les pointures plus réduites. N'importe quel État, organisation ou même groupuscule mesure son pouvoir à sa capacité de nuisance. Pour tenir en échec la plus grande armée du monde, il a suffi que le général Aïdid-père et le général Aïdid-fils squattent un quartier de Mogadiscio. L'éradication de ces gangsters coûtait cher en hommes ; les Américains ont reculé devant le prix de l'opération.

G. A. - Pourquoi faut-il s'inquiéter de l'apparition de ce nouveau rapport de force à l'échelle mondiale ?

A. G. - Pour maintenir l'équilibre de la terreur qui réglait la guerre froide, les « grands s'étaient dotés d'une capacité nucléaire double. Ils possédaient une « première frappe susceptible d'atteindre douloureusement, voire de rayer de la carte, un adversaire potentiel, et ils tenaient en réserve une « seconde frappe qui les sanctuarisait : si l'alter ego d'en face s'avisait de tirer le premier, la victime, fût-elle anéantie, se vengerait à titre posthume en punissant l'agresseur d'une seconde frappe tout aussi meurtrière. La réciprocité des menaces apocalyptiques assurait ainsi une fragile paix dissuasive, mais une paix quand même. Le défi post-nucléaire du terrorisme à grande échelle modifie la donne. En se dénucléarisant, la capacité de première frappe s'est « démocratisée et démultipliée. L'extermination massive ne relève plus du monopole des grands et des supergrands nucléaires. Par contre, la sanctuarisation nécessite encore et toujours une capacité de seconde frappe. S'il prétend officier dans la cour des grands en minimisant ses risques, un État voyou a le choix entre deux stratégies : ou bien il s'inféode à un parrain lui-même sanctuarisé par une arme absolue ; ou bien il s'autonomise en se procurant discrètement un arsenal terrifiant susceptible d'échapper aux interventions, chirurgicales ou pas, d'une coalition anti-terroriste.

G. A. - C'est apparemment la solution qu'a choisie Saddam Hussein…

A. G. - L'Irak est un cas d'école. À l'heure du défi post-nucléaire, le couplage d'une volonté terroriste sans foi ni loi et d'une panoplie d'armes exterminatrices maintenues hors d'atteinte permet d'envisager l'impensable. Qu'a-t-il manqué à Milosevic pour perpétuer ses purifications ethniques ou à Saddam pour digérer définitivement le Koweït ? Une capacité de seconde frappe, un parapluie nucléaire ou bactériologique à l'abri duquel un nihiliste s'autorise n'importe quelle transgression. Tel est le problème que pose, à ce jour, le dictateur irakien. Tel est le problème que poserait demain un nouveau Ben Laden abrité dans quelque silo infernal, plutôt que dans les grottes anachroniques de Tora Bora. Une possible et menaçante sanctuarisation des voyous nihilistes ne rétablit nullement le statu quo dissuasif, mais substitue à l'équilibre de la terreur le déséquilibre mondialisé des terrorismes.

G. A. - Un an après Manhattan, quel est pour vous l'enseignement principal qu'il faut tirer de cet événement ?

A. G. - Que les citoyens lucides et les démocrates doivent se préparer à affronter non plus un adversaire supposé absolu, mais une adversité redoutable et polymorphe, pas moins implacable. Je la nomme avec Dostoïevski « nihilisme . Hitler est mort, Staline est enterré, le bloc de l'Est démantelé, mais un nihilisme exterminateur sévit sous des drapeaux divers. Ground Zero à Manhattan, table rase à Grozny, famines politiques en Corée du Nord et en Zambie : la terreur artisanale ou institutionnelle bat le rappel en Asie comme en Afrique. Avant le 11 septembre, la thèse dominante stipulait que depuis la chute du mur de Berlin « nous étions hors de danger. Les grands de ce monde ne semblaient plus soumis à la fragilité de leur vie terrestre ; les pays riches et les capitales nanties vivaient à l'abri. On s'inquiétait peu des conflits périphériques intitulés par les stratèges « conflits de faible intensité , si douloureux fussent-ils pour ceux qui les supportaient. Un éphémère sentiment de définitive immunité, d'éternelle extraterritorialité, inspira la thèse de la « fin de l'Histoire , cette ridicule prophétie de la disparition des périls. Il faut réapprendre que l'Histoire est tragique et que nous n'avons pas cessé d'exister au bord de l'abîme.

G. A. - Et à peine avait-on décrété la « fin de l'Histoire , que la Yougoslavie s'embrasait…

A. G. - Quand Milosevic annonça ses opérations en 1991, tous les grands de l'Europe occidentale estimèrent qu'avec quelques promesses de crédits et d'aide économique, ils auraient tôt fait de ramener l'homme à une raison bien-pensante et irénique : plutôt la paix et l'argent que la guerre et la destruction. Milosevic a pensé autrement. Trompeuse illusion que celle qui prescrit qu'il suffit d'attendre, que le temps travaille pour la démocratie, qu'une Providence garantit l'avenir au nom de Dieu, du Marché ou du Progrès social ! Ladite illusion fait accepter tous les malheurs du monde en nous inclinant à croire qu'ils sont sans importance : sans importance vingt années de guerre en Afghanistan ; sans importance le sort des femmes afghanes ; sans importance les souffrances de la population tchétchène ; sans importance le fait qu'il eût suffi de 5 000 soldats pour interrompre le génocide d'un million de Tutsis au Rwanda ; sans importance la mort, à peine mentionnée par les journaux, de deux à trois millions de personnes dans le nord-est du Congo ; sans importance qu'il y eut, malgré tout, 200 000 tués au cœur de l'Europe en dix ans. Autant d'anodines banalités, à l'exception peut-être du Kosovo, dont tout à coup la population jetée hors de ses frontières menaçait de peupler nos banlieues et de troubler nos équilibres municipaux. Il fallut bien intervenir. Pour des raisons morales, comme on l'a prétendu ? J'en doute. Lorsque Poutine martyrise la Tchétchénie, mais enferme les réfugiés chez lui (2), la question d'une intervention européenne, fût-elle simple protestation verbale ou pression diplomatique, ne se pose pas.

G. A. - En quoi le 11 septembre est-il une date historique ?

A. G. - Le 11 septembre est et restera un moment de vérité parce qu'il oblige à prendre en compte le principe de réalité. Constat : ce qui se passe en Afghanistan concerne le sort du centre de New York. Conclusion : négliger les trois quarts de l'humanité risque de coûter cher. Paraphrasons Talleyrand : oublier hier l'Afghanistan et aujourd'hui la Tchétchénie, pire qu'un crime, c'est une faute. Pire qu'un crime moral, notre désintérêt traduit une paralysie du cerveau. Mettons les points sur les i. Remarquons qu'il ne tient qu'aux Tchétchènes de se « benladiniser ou non. Ils pourraient ourdir des attentats-suicides sur des objectifs civils. Raffineries et centrales nucléaires ne sont évidemment pas hors de portée de leur courage séculaire ou de leur habileté légendaire. Il y a 100 000 Tchétchènes dispersés dans la grande Russie, tous bouleversés par la dévastation de leurs villages et de leurs familles. Si la douleur ne l'emporte pas, ne les rend pas fous au point d'attaquer des objectifs dévastateurs, remercions-les. Ils sont en train de nous sauver car, contrairement aux déclarations de nos dirigeants au moment de Tchernobyl, les nuages nucléaires ne s'arrêtent pas aux frontières. Est-il réaliste de laisser pourrir des situations incendiaires dont l'Afghanistan fut le paradigme ? Les Russes ont envahi ce pays pendant dix ans, détruit les structures morales et sociales de la population, massacré probablement un million de personnes (dont 80 000 intellectuels, dit-on), rendu une population analphabète et semé des ruines où s'installèrent bientôt en maîtres - aveuglement américain et pakistanais aidant - les plus gangsters, les plus salauds et les plus fanatiques : les Talibans. On connaît la suite. Après Manhattan, l'Occident accorda aux Russes, derechef pompiers pyromanes, un chèque en blanc. Gare aux dégâts !

G. A. - Je ne sais pas qui a dit que les grandes circonstances engendrent les grands hommes. Qui sont, pour vous, les grands leaders mondiaux d'aujourd'hui ?

A. G. - Dans la mesure où tous ont cultivé l'illusion de la fin des périls, il n'y a pas de grands leaders à l'exception de Vaclav Havel. Mais il existe des gens conscients. Quand Sergueï Kovaliev, compagnon de Sakharov, ancien prisonnier du goulag, proteste dans Grozny dévasté (première capitale européenne rasée depuis Varsovie en 1944 !) et apostrophe les Occidentaux (« Pourquoi cirez-vous les pompes du « minable Monsieur Poutine ? ), j'estime que c'est un grand homme de notre époque. Je sais que tout le monde se moquera de moi, comme tout le monde s'est moqué de moi lorsque j'ai affirmé qu'Alexandre Soljénitsyne était le mont Everest et que, par rapport à lui, Brejnev, malgré ses divisions, n'était que les Buttes-Chaumont…

G. A. - Vous avez souligné le fait que les terroristes du 11 septembre étaient des gens occidentalisés et instruits. Comment expliquez-vous leur haine envers l'Occident, leur désir de le détruire même au prix de leur propre vie ?

A. G. - Le monde occidental fascine et bouleverse les sociétés traditionnelles. Sur toute la planète, nos contemporains découvrent que les mœurs ancestrales, les croyances d'antan, les religions établies sont sujettes à contestation et nullement infaillibles. Situation déjà décrite dans les dialogues socratiques, où les adolescents d'Athènes assaillent leurs aînés de multiples « pourquoi et repèrent que les anciens peuvent d'autant moins répondre qu'ils ne se sont jamais interrogés. L'Occident introduit partout l'ébranlement. Les sociétés traditionnelles vivent dans l'éternité, sans « pourquoi . Certes, la question du « pourquoi mobilise implicitement les mythes des origines ; elle dynamise les contes et légendes, mais elle n'est pas posée en tant que telle. On ne se demande pas : « Pourquoi dois-je m'interdire l'inceste ? ou « Pourquoi me défend-on certaines formes de violence ? L'Occident introduit le questionnement. Voilà qui démolit, qui déconcerte, qui dépouille les infaillibilités traditionnelles. Les populations ainsi brassées, ainsi déracinées, supportent mal une aussi fondamentale mise à l'épreuve. Tel est le problème des Talibans en particulier et des intégristes en général.

G. A. - Le rapport ambigu qu'entretenaient les Talibans par rapport à l'Occident était particulièrement flagrant en matière de mœurs. Pourquoi, par exemple, insistaient-ils à ce point sur le port de la burkah ?

A. G. - Dans l'Afghanistan traditionnel les femmes portaient le voile, mais sans obligation absolue. Certaines s'en dispensaient, notamment dans les villes. Tout à coup, l'uniforme fut imposé inconditionnellement. En vertu de quoi ? Qu'est-ce que les « étudiants en théologie imaginent sous la burkah, qu'il faut absolument dissimuler ? Leurs pères et leurs grands-pères voyaient une mère, une femme, une fille légitimes qu'ils conservaient jalousement, en tant que père, époux ou frère, à l'abri des regards étrangers. En revanche, la fièvre du taleb révèle que l'objet voilé n'est plus cet être traditionnel - sœur, mère, épouse, - mais la femme. Quelle femme ? Celle que sa culture originelle ignorait et qu'il découvre dans les films hindous et les posters des stars internationales ! L'étudiant en théologie pense et imagine à l'occidentale, il a un cinémascope dans la tête et se débat contre ses propres fantasmes. Il n'est plus l'homme immémorial, il n'est plus l'homme de la religion. Par la loi de la burkah, il fait barrage à sa propre occidentalisation. Il est déjà un Occidental, mais un Occidental qui ne s'accomplit pas, qui ne s'accepte pas, un Occidental refoulé, extrêmement malheureux, qui n'a trouvé d'autre solution que de rendre encore plus malheureux les autres, ses sœurs, sa mère, sa femme. Mais c'est sa propre obsession qu'il poursuit, sa honte qu'il fuit jusqu'à la négation de soi. Au terme de son autodestruction, il s'allume bombe humaine. Nous vivons le paradoxe d'une occidentalisation de la planète qui détruit les religions en les politisant. La politisation des religions traditionnelles marque le commencement de leur fin. La sexualisation des us et coutumes ancestraux annonce leur décomposition.

G. A. - Quel est, pour vous, le plus grand danger auquel le monde est confronté ?

A. G. - Rêver debout. Croire que nous nous sortons aussi sains d'esprit que saufs de corps d'un terrible XXe siècle qui additionne deux guerres mondiales, quarante-cinq ans de guerre froide et soixante-dix ans de révolution totalitaire, avec en prime quelques génocides. Imaginer qu'il suffit que les armes se taisent pour que les esprits se rassérènent et que le bon sens démocratique gouverne la planète relève de la farce ! Une guerre qui se prolonge, prolifère et devient totale engendre une pathologie nihiliste que Thucydide nommait, il y a deux millénaires, « peste . Les tabous se désagrègent, les respects se dissolvent, les scrupules sautent, on s'autorise toutes les violences, on s'accorde n'importe quelle licence, on jouit des risques suprêmes en vivant un permanent et infini renversement des valeurs. Cette peste mentale, si bien diagnostiquée à Athènes par l'historien antique, Ernst Jünger l'a chantée à l'issue de la Première Guerre mondiale ; elle affecte et infecte aujourd'hui les cinq continents. Sauf que la lucidité d'un Thucydide fait défaut à nos élites, toujours promptes à parier qu'une Providence éradiquera le terrorisme d'un coup de baguette magique. Le danger immédiat est de céder à la panique, en tentant d'occulter la dure réalité du défi post-nucléaire. Premier délire dénégateur : celui des antiaméricains qui expliquent doctement que l'« Empire étant puni pour ses péchés, les simples citoyens, « travailleurs-travailleuses , n'ont rien à craindre et ne sont nullement concernés. Un deuxième délire, anti-musulman celui-là, stigmatise en bloc un milliard trois cents millions de terriens qui n'ont pas bénéficié des révélations judéo-chrétiennes. Comme si l'intégrisme islamiste ne s'attaquait pas en premier lieu aux musulmans : voyez l'Afghanistan, voyez l'Algérie ! Oublie-t-on qu'Al Qaïda mobilise les fils de bonne famille recrutés dans les couches les plus occidentalisées d'Arabie et d'Égypte ? Ben Laden trompe ; Oriana Fallaci et Samuel Huntington se trompent en évoquant un conflit de civilisations ou la guerre des religions. Le terrorisme intégriste n'est pas un archaïsme hérité d'un passé dépassé, les anges exterminateurs surgissent de la face noire, massacreuse et nauséabonde de notre hyper-modernité. Le « frère islamiste qui sacrifie les autres et lui-même est le jumeau de l'« homme de fer bolchevique, la duplication du « héros fasciste qui jure « vive la mort ! . Troisième délire : celui des éradicateurs étatistes qui cultivent la naïveté de croire que le terrorisme demeure l'apanage exclusif des irréguliers sans État. C'est oublier hier, notre passé immédiat, le sanglant XXe siècle, ses idéologies dévastatrices, ses États terroristes ; c'est refuser la réalité d'aujourd'hui : voyez, encore une fois, le palmarès des armées russes en Tchétchénie. C'est négliger que le terrorisme, loin de se limiter à des pulsions maniaques, met en œuvre une tactique politique et rationnelle de prise et de conservation du pouvoir. Ben Laden entendait diriger l'Arabie saoudite et le Pakistan. Avec ou sans Allah, il ouvre la voie à nombre de princes post-modernes qui se croiront plus futés que lui. Quatrième délire : le préjugé du développement invincible et irréversible. Même son de cloche au dernier Forum économique mondial (qui, cette fois, eut lieu à New York et non à Davos) et au rassemblement parallèle de Porto Alegre : le problème du 11 septembre n'est pas un vrai problème, car le vrai problème est celui de la pauvreté. Dès qu'on aura résorbé la misère du monde, soit par les moyens libéraux de Davos-New York, soit par les moyens moralo-sociaux de Porto Alegre, il n'y aura plus de terrorisme. En attendant une aussi souhaitable et universelle extinction du paupérisme, si nous ne bloquons pas les terreurs nihilistes par des moyens plus appropriés, nous serons tous morts ! Pour ma part, j'ai essayé de montrer dans mes livres, et tout au long de cette interview, que la crise morale, spirituelle que nous vivons - et dont l'expression la plus spectaculaire est la tentation nihiliste - ne saurait se réduire aux effets d'une infrastructure économique. L'ébranlement est évidemment social, culturel et politique, il met en cause la démocratie, la tolérance et notre refus de regarder le Mal en face. Il ne faut pas oublier qu'au moins la moitié de l'humanité a applaudi, plus ou moins discrètement, aux exploits de Mohammed Atta (3). Beaucoup ont trouvé ces actes légitimes, justes retours du balancier. Nombreux sont les candidats à la succession de Ben Laden. Vu la maigreur des moyens nécessaires et le prix des cutters dans tous les Monoprix du globe, l'avenir reste en débat. Et en suspens. Le passé s'éloigne à Bangkok comme à Rome, le futur hésite à Paris comme à New York, notre planète errante devient un tout. Insolite communauté de vertiges, unifiée par l'angoisse d'une désormais vertigineuse responsabilité on ne peut plus partagée. Cela s'appelle une civilisation, une et indivisible depuis Socrate jusqu'à Ben Laden compris. Nihilisme ou civilisation : ce défi n'est pas issu d'une quelconque barbarie qui nous serait étrangère, il n'est pas lancé par quelques créatures infrahistoriques ou extraterrestres. Depuis Parmenide, Hamlet et Hiroshima la civilisation se réveille et se révèle à la croisée des chemins de l'être et du ne pas être. Puis illico s'assourdit afin de ne s'incommoder point.

 

Notes :

(1) Caillou inhabité; qui suscita, pendant l'été; 2002, un retentissant et anachronique conflit entre le Maroc et l'Espagne que seul Colin Powell sut régler, face à l'impuissance européenne.

(2) À la différence des Kosovars qui purent fuir les exactions serbes en Albanie et en Macédoine, les Tchétchénes, enfermés, ne peuvent se réfugier qu'en Ingouchie, partie de la Russie. Ainsi, ils n'échappent jamais à la vindicte de Moscou.

(3) Au Caire, jeune homme de bonne famille, à Hambourg, étudiant discret et prolongé, à New York, assassin de 3 000 personnes à la tête de son commando-suicide.

http://www.politiqueinternationale.com/revue/article.php?id=231&id_revue=12&content=texte

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