"Papa bleu, maman rose", par Florence Dupont (Le Monde)
Par Florence Dupont (Ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, agrégée de lettres classiques, elle est professeur de latin à Paris-Diderot.)
Du bleu et du rose partout dans le ciel de Paris : les manifestants contre le projet de loi sur le mariage pour tous ont déferlé dans les rues de la capitale en agitant des milliers de fanions, de drapeaux et de banderoles à ces deux couleurs.
Ils en ont saturé les écrans télé.
Rose et bleu, la "manif" est la croisade des enfants.
Bleu ou rose : les deux couleurs qui marquent les bébés à l'instant de leur naissance assignent à chacun, définitivement, sa résidence sexuelle.
La médecine, l'état civil et ses premiers vêtements enferment l'enfant à peine né dans l'alternative du genre.
"Tu seras un papa bleu, mon fils."
"Tu seras une maman rose, ma fille."
D'un coup d'oeil, le médecin ou la sage-femme a repéré les organes génitaux qui vont officiellement déterminer l'un ou l'autre sexe du bébé – tant pis s'il y a un doute...
Il faut choisir tout de suite.
L'acte de naissance devra dans les trois jours dire si c'est une fille ou garçon.
L'éducation commence immédiatement, pas de pipi-caca incontrôlé.
Le bébé bien propre dans sa couche est asexué.
La puéricultrice lui met un ruban rose ou bleu au poignet.
Chacun va s'évertuer à lui inculquer son genre.
Caroline doit savoir tout de suite qu'elle est une adorable petite créature dans sa layette rose, et Thibaut en bleu ciel entendre qu'il est un petit mec "qui sait déjà ce qu'il veut".
Chacun doit s'extasier, à un premier sourire séducteur, "c'est bien une fille", à la première colère, "c'est bien un garçon".
Quelques parents rebelles habillent de jaune ou de vert pomme leur nouveau-né sous l'oeil courroucé du personnel des maternités.
Si en plus l'enfant s'appelle Claude ou Dominique, ces parents-là ne leur facilitent pas le travail.
Comment s'y retrouver ?
Car il faut s'y retrouver !
Bleu et rose sont les couleurs d'un marquage permettant de commencer dès la naissance la reproduction sociale du genre.
Cette stratégie de communication, qui emprunte sa symbolique aux couleurs des layettes, a été évidemment voulue par les adversaires de la loi Taubira.
Ils ont fait de leur mieux pour brouiller leur image de droite.
Sur le modèle du "mariage pour tous", ils ont inventé la "manif pour tous", pour faire oublier qu'ils manifestent contre l'égalité.
En parlant de "manif", ils empruntent au peuple de gauche son vocabulaire.
La manif !
On s'encanaille pour la bonne cause.
Mais ont-ils assez réfléchi à la mythologie des couleurs choisies pour leur campagne ?
Le "bleu et rose" est une innovation dans les couleurs de la rhétorique militante.
On connaissait le bleu "Marine", le vert des écolos, le rouge de la gauche...
Le bleu et rose est plus qu'un signe de ralliement original.
C'est un slogan.
Le drapeau français brandi dans la manif n'est plus bleu, blanc, rouge, mais bleu ciel, blanc et rose.
En 1998, les Français avaient célébré la victoire d'une équipe "black, blanc, beur" lors de la Coupe du monde de football.
Le peuple de la diversité renommait ainsi les trois couleurs du drapeau français.
Le jeu verbal sur les trois "b" réunissait trois langages, le "black" américain faisait écho aux mouvements noirs pour les droits civiques, le "beur" repris au verlan des quartiers avait la même sonorité émancipatrice, le "blanc" était l'élément neutre de cette série, désignant avec humour les autres.
Ce n'étaient pas trois communautés, mais trois façons d'être français qui avaient gagné ensemble.
De la même façon, la victoire de l'Afrique du Sud dans la Coupe du monde de rugby 1995 avait marqué la naissance de la "nation arc-en-ciel".
L'arc-en-ciel est plus que la réunion de toutes les couleurs, il symbolise un continuum, le spectre de la lumière blanche décomposée, il offre une diversité potentiellement infinie de nuances.
C'est pourquoi le drapeau arc-en-ciel est aussi celui de l'association Lesbiennes, gays, bi et trans (LGBT).
Chacun est différent et l'union des différences fait une société apaisée et fusionnelle.
Bleu, blanc, rose, le drapeau national, infantilisé, est au contraire l'emblème d'un peuple de "Blancs" que ne distingue entre eux que le genre attribué à la naissance.
Un genre qui garde l'innocence de l'enfance – Freud ? connais pas – et sa pureté sexuelle.
Le logo dessiné sur ces fanions rose et bleu répète à l'infini l'image de la famille "naturelle".
Quatre silhouettes blanches – un père, une mère et un fils, une fille – sont accrochées l'une à l'autre comme dans les guirlandes de papier découpé que les enfants font à la petite école.
Le papier est plié en accordéon ; le modèle est dessiné sur le premier pli, on découpe, et en dépliant, on obtient une ribambelle de figures toutes semblables qui se tiennent par la main et forment une farandole.
Chaque logo est ainsi un morceau de la guirlande.
Toutes les familles sont identiques. Ce sont des clones.
Que nous dit cette famille exemplaire ?
Au centre, un homme et une femme se donnent la main, chacun d'eux tenant de l'autre main un enfant du même sexe qu'eux, un garçon ou une fille.
Les adultes sont grands, les enfants sont leurs doubles en petit.
Ils sont identifiables par les signes extérieurs de leur genre, distribués en marqueurs binaires.
L'homme a, comme le jeune garçon, les cheveux courts et des pantalons.
La femme a les cheveux mi-longs, la petite fille a des couettes ; toutes les deux ont une jupe qui entrave leur marche, au point que la fillette a les deux jambes soudées.
Les deux enfants tendent leur bras libre pour entraîner leurs parents "à la manif".
Le petit garçon tire son père avec force.
La petite fille ne fait qu'esquisser le geste de son frère.
L'homme est légèrement plus grand que la femme, il se tient fermement sur ses deux pieds, c'est lui qui conduit sa femme qu'il tient de sa main droite.
Elle est légèrement en arrière.
Ce logo, qui mime la naïveté d'un dessin d'enfant, est clairement sexiste : le père protecteur et fort, le fils volontaire et décidé, la mère qui suit, et la petite fille timide.
Le dispositif proclame l'homosocialité de la reproduction.
La petite fille a sa mère pour modèle, le petit garçon, son père.
Les organisateurs ont enjoint à leurs troupes de n'utiliser que le matériel de campagne, créé et fourni par eux.
Ils veulent garder la maîtrise de la communication.
On comprend pourquoi en voyant quelques initiatives locales qui ont échappé à leur contrôle politique et révèlent les non-dits du logo.
L'affiche d'un collectif de Bordeaux, publié sur Internet, reprend les quatre figures, mais sans la fiction puérile du papier découpé.
Le cadre énonciatif a changé, ce sont les adultes qui s'expriment dans l'image.
L'homme, beaucoup plus grand que sa femme, se tourne vers elle pour l'entourer d'un bras protecteur. Celle-ci a les cheveux très longs et une minijupe.
Maman est sexy.
La fillette, carrément derrière, a au contraire une longue robe.
Les enfants n'entraînent plus les parents à la manif, ce sont eux qui les y mènent.
Garçon et fille se tournent vers eux apeurés.
Et le père est si grand qu'il arrache presque le bras de son fils.
A part ces quelques dérapages, blanches sur fond bleu ou rose, roses sur fond blanc, les mêmes quatre silhouettes soudées de la famille exemplaire sont reproduites par milliers, exactement semblables : un cauchemar identitaire.
Hommes, femmes : le principe d'identification du genre est emprunté aux pictogrammes des toilettes publiques.
Chacun derrière sa porte.
Chacun son destin.
Chacun sa façon de faire pipi, debout ou assis.
Ces manifestants, qui revendiquent "du sexe, pas du genre !", utilisent des symboles et des logos qui disent au contraire : "Ne troublez pas le genre", "Rallions-nous aux pictogrammes des toilettes, ils sont naturels".
Pour ces prisonniers de leur anatomie puérile, traduite en contraintes sociales du genre, quelle sexualité "naturelle" ?
Leur innocence bleu et rose n'autorise que le coït matrimonial pour faire des filles et des fils qui seront les clones de leurs parents et ajouteront un module à la farandole.
Aucune place n'est faite aux enfants différents !
Aucune place pour les pères à cheveux longs, les femmes et les filles en pantalon [...] !
Aucune place pour les familles différentes aux parentés multiples – monoparentales, recomposées, adoptives – !
Aucune place pour les familles arc-en-ciel.
La famille nucléaire dessinée sur le logo et présentée comme naturelle n'est que le mariage catholique bourgeois du XIXe, adopté au XXe siècle par les classes moyennes et désormais obsolète.
C'est une famille étouffante et répressive, la famille où ont souffert Brasse-Bouillon et Poil de carotte, famille haïssable de Gide, noeud de vipères de Mauriac.
Sur les logos bleu et rose des adversaires du mariage pour tous, la famille est filtrée par le regard des enfants, les adultes n'existent que pour être leur papa et leur maman naturels.
Papa bleu et maman rose ne sont pas un couple hétérosexuel, mais une paire de reproducteurs "blancs".
Florence Dupont
Elle est l'auteure de nombreux ouvrages sur le théâtre et la littérature antiques, dont "Homère et Dallas. Introduction à la critique anthropologique" (Hachette, 1990), et "Rome, la ville sans origine" (Gallimard, 2011). Son dernier ouvrage, "L'Antiquité territoire des écarts ", entretiens avec Pauline Colonna d'Istria et Sylvie Taussig, vient de paraître chez Albin Michel (302 pages, 22 euros).