Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Ma patronne, cette féministe" (Le Monde)

Sheryl Sandberg, directrice générale de Facebook.
LE MONDE | 06.05.2013 à 13h20 • Mis à jour le 06.05.2013 à 14h53

Par Sylvie Kauffmann

Deux hommes ont compris le rôle des femmes dans l'économie : Muhammad Yunus et Warren Buffett.

Ils ont, respectivement, 72 et 82 ans.

L'économiste bangladais et Prix Nobel de la paix Muhammad Yunus a créé une banque de microcrédit pour aider les habitants des zones rurales à sortir de la pauvreté.

Il a choisi de prêter de l'argent aux femmes plutôt qu'aux hommes car, disait-il, il avait la certitude qu'elles en feraient un meilleur usage.

Aujourd'hui, 96 % des actionnaires de sa banque, qui a accordé plus de 4 milliards d'euros de prêts, sont des femmes.

Le financier américain Warren Buffett a été un peu plus long à faire son coming-out.

Mais cela valait la peine d'attendre : le texte qu'il publie dans Fortune est à la fois ébouriffant et touchant.

M. Buffett, troisième fortune mondiale, s'émerveille des formidables progrès accomplis depuis 1776.

Pourtant, note-t-il, ce succès a été atteint en n'utilisant "que la moitié du talent du pays".

C'est ce qui lui donne confiance dans l'avenir des Etats-Unis : au fur et à mesure que tombent les "barrières structurelles" à la participation des femmes aux décisions, la voie s'ouvre à l'autre moitié du talent.

"LAVAGE DE CERVEAU"

Enfin, presque.

Car, se désole le "sage d'Omaha", "un obstacle subsiste : les limites que s'imposent encore les femmes elles-mêmes".

Regardez sa grande amie Katharine Graham.

Sa mère et son mari lui avaient infligé un tel "lavage de cerveau" que lorsqu'elle hérita du Washington Post en 1973, cette femme remarquablement intelligente douta de ses capacités.

Quelques hommes de son entourage enfoncèrent le clou.

"Les pressions qu'ils exercèrent sur elle étaient une véritable torture", écrit-il.

Elle tint bon, heureusement.

Pendant ses dix-huit ans à la tête du groupe, l'action du Washington Post augmenta de 4 000 %.

En 1998, un Pulitzer couronna son autobiographie, Personal History.

Pourtant, jusqu'à sa mort en 2001, "Kay continua à douter d'elle-même".

Sheryl Sandberg n'a pas croisé Katharine Graham, mais le doute elle connaît bien.

Elle lui a consacré un livre, Lean In, sorti le 2 mai en France sous le titre En avant toutes (JC Lattès, 250 p., 18 €).

Directrice générale de Facebook après avoir fait ses armes chez Google, Sheryl Sandberg, 43 ans, y expose une théorie qu'elle défend depuis trois ans dans les universités, les grands-messes d'idées de la high tech et jusqu'à Davos : si le monde continue d'être dominé par les hommes, ce n'est pas seulement à cause du plafond de verre imposé par un système masculin conservateur.

C'est aussi parce que les femmes, par éducation et parfois par confort, doutent de leurs capacités et manquent d'ambition.

Plus diplômées et qualifiées que jamais, elles stagnent aux niveaux subalternes dans les hiérarchies.

Le moment est venu, plaide-t-elle, de "foncer dans le tas".

La féministe qui fonce dans le tas, c'est la posture inverse de la féministe victime.

Sous ses dehors parfaits d'executive woman à qui tout sourit - carrière, amour, enfants, argent -, Sheryl Sandberg a infléchi le grand débat du moment pour les femmes ; celui du rapport entre travail et famille.

La passion des Américains pour ce sujet avait déjà été démontrée par l'ampleur des réactions à un article, paru dans The Atlantic en juillet 2012 d'Anne-Marie Slaughter.

Aujourd'hui professeur à Princeton, elle a choisi en 2011 de renoncer à un poste important auprès de la secrétaire d'Etat d'alors, Hillary Clinton, au bout de deux ans, incapable de concilier de manière satisfaisante les exigences de ce poste et celles de ses enfants adolescents.

Pourquoi, demandait alors Anne-Marie Slaughter, "les femmes ne peuvent-elles tout avoir" ?

La réponse de Sheryl Sandberg est, finalement, assez brutale : elles peuvent, si elles veulent.

En six semaines, 300 000 exemplaires de son livre s'envolent.

Dans le New York Times, Anne-Marie Slaughter juge "malheureux" que la DG de Facebook mette plus l'accent sur les obstacles internes qu'externes à la promotion des femmes.

Au même moment, une autre femme de la Silicon Valley, Marissa Mayer, 38 ans, fraîchement nommée, en pleine grossesse, à la tête de Yahoo!, met les pieds dans le plat.

A peine arrivée, la nouvelle PDG annonce la fin du télétravail dans l'entreprise, au motif que les gens sont plus innovants en équipe : tous au bureau !

Cette décision, prise par une femme, lui vaut des critiques d'une rare virulence, qui renforcent le "backlash Sandberg".

Une étude de la Harvard Business Review, constate, en avril, que le trio Slaughter-Sandberg-Mayer suscite un buzz massif sur les réseaux sociaux.

Séparément, elles n'y seraient pas parvenues mais, à trois, la masse critique impose le débat.

Pas toujours à leur avantage.

Sheryl Sandberg, et plus encore la blonde Marissa Mayer, voix du "féminisme patronal", agacent.

Elles sont "super-intelligentes", mais "terriblement autoritaires".

C'est une découverte : les femmes dirigeantes sont autoritaires.

Sandberg et Mayer ont en plus le défaut d'être devenues riches, ce qui leur retire le droit de parler des mères au travail, un peu comme si Bill Gates, philanthrope, ne pouvait se battre contre la malaria puisque sa fortune l'a préservé de la maladie.

Pour attirer le talent, Mayer a multiplié la durée du congé maternité par deux chez Yahoo! et offre huit semaines de congé paternité.

En Allemagne, Angela Merkel, plutôt du genre à foncer dans le tas, a dû s'incliner devant sa ministre du travail, Ursula von der Leyen, et accepter des quotas pour imposer les femmes dans les conseils d'administration.

Le débat continue.

On l'attend en France.

kauffmann@lemonde.fr

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/05/06/ma-patronne-cette-feministe_3171663_3232.html

Les commentaires sont fermés.