Animal mon prochain
De loin, le meilleur article du dossier du Nouvel Observateur consacré aux animaux (Nouvel Observateur, n° 2200) :
« Nos frères d'en bas », par Jacques Julliard
Le XXIe siècle pourrait bien être à la fois celui de la réhabilitation de l'animal et celui de son extinction.
Au train actuel de la disparition des espèces ou de leur réduction à quelques échantillons protégés, l'homme ne tardera pas à se trouver seul avec des saumons d'élevage et des poulets en batterie dans une nature inerte où la disparition des abeilles et autres insectes fera de la pollinisation un problème redoutable.
Certes, les derniers spécimens des espèces sauvages seront respectés, mais à la manière des Indiens de l'Oklahoma naguère : parqués dans des réserves, neutralisés, folklorisés. Descartes et le système industriel auront eu raison d'eux.
L'homme, privé de la compagnie de ses « frères inférieurs » (Michelet), de ses « frères d'en bas » (Clemenceau), de ces « enfants muets de la terre » dont parlent les Orientaux, découvrira trop tard que l'animal ne lui est pas seulement nécessaire pour son alimentation ou pour son travail, mais qu'il est une dimension essentielle de son imaginaire, sans laquelle il est condamné à un solipsisme de l'espèce voisin de la folie.
L'homme coupé de l'animal est comme un couple de tourterelles dans une cage, qui après s'être bécotées en viennent à se battre à mort en transperçant la boîte crânienne de leur partenaire. Ainsi, la reconnaissance de l'homme par l'homme passe par la reconnaissance de l'animal par l'homme.
Significative est la fureur que suscite chez certains toute marque de pitié envers les bêtes ou de solidarité à leur égard ; oui, significative d'une sorte de mauvaise conscience enfouie sous les couches imperméables de la raison raisonnante. Celle qui ne manque jamais de vous dire que Hitler était végétarien, ou encore qu'il est plaisant de s'apitoyer sur un agneau ou un cochon quand les enfants du Bangladesh ou du Mali meurent de faim.
Comme si la compassion, cette « pitié suprême », était dans le coeur de l'homme une denrée en quantité limitée, en sorte que tout ce qui est donné à l'un serait enlevé à l'autre.
Il y a deux fondements, qui souvent se confondent, à cette exceptionnalité dans la nature dont l'homme se prévaut. Le premier, religieux, est fondé sur le fait qu'il est la seule créature formée à l'image de Dieu ; le second, philosophique, est qu'il est le seul être doué de raison : anthropomorphisme dans le premier cas, anthropocentrisme dans l'autre.
Laissons de côté le premier, qui ne concerne qu'une minorité. Mais il n'y a rien de plus contraire à la raison que cette arrogance de la raison. Ou, pour le dire autrement, il n'y a pas de fondement rationnel, ni même raisonnable, à l'idée que la raison soit le seul fondement possible de la dignité d'un être vivant.
Tel est pourtant le crime de l'humanisme envers la nature. Sans aller jusqu'aux excès de la théorie des animaux-machines de Descartes et de Malebranche, théorie foncièrement intellectualiste, pur défi à l'esprit d'expérimentation, la plupart des philosophes occidentaux ont fondé, de Rousseau à Kant et à Nietzsche, cette fameuse exceptionnalité de l'homme au sein de la nature sur ce que Rousseau a nommé sa « perfectibilité ».
Ce que d'aucuns ont rapporté à la station verticale, d'autre à la maîtrise du langage, il le rattache à cette capacité unique, véritable critère distinctif de l'espèce, de s'améliorer grâce à l'apprentissage et à la transmission de ses acquis culturels. Ennemi des effets du progrès, il n'en fait pas moins de lui le propre de l'homme. D'où, malgré les apparences, le pessimisme quasi pascalien de Jean-Jacques...
On s'est longtemps demandé si les bêtes avaient une âme. On se demande aujourd'hui si elles ont des droits. Il y a en effet deux raisons de respecter l'animal : au nom de l'humanité ou au nom de l'animalité.
Dans le premier cas, c'est par égard pour nous-mêmes et pour notre propre espèce que nous nous abstiendrons de lui infliger de mauvais traitements ; dans le second, c'est au nom même de ce qu'ils sont.
Dans le premier cas, nous restons dans le cadre de l'humanisme avec ses deux variantes, la barbare et la bienveillante. Dans le second, c'est au prix d'une relativisation de la place de l'homme dans la nature que nous réintégrons l'animal. Ici, le naturalisme est plus « humain » que l'humanisme, comme en témoignent à des titres divers les visions d'Aristote, de Montaigne, de Maupertuis, de Condillac, de Schopenhauer.
Viendra le moment où l'abominable malentendu qui fait de l'homme un loup pour l'animal sera remis en cause en raison d'une mutation de notre rapport au vivant, fondée sur les progrès de la sensibilité, la prise de conscience de l'écologie, les découvertes de la science que nous présentons dans ce dossier.
L'animal n'est pas que nature, il est aussi culture ! On découvrira alors que l'espécisme, cet impérialisme de l'espèce, est à la base du racisme, cet impérialisme de la race. Ce que Balzac (« Une passion dans le désert »), Hugo (« le Crapaud »), Nerval (« Vers dorés ») ont intuitivement compris, Claude Lévi-Strauss le dit d'une forte et prophétique manière :
« L'homme occidental [...], en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité [...], ouvrait un cycle maudit, et la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d'un humanisme corrompu (1). »
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(1) Cité dans l'indispensable grand livre d'Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Fayard, 1998. A compléter avec l'anthologie Des animaux et des hommes, par Luc Ferry et Claudine Germé, le Livre de Poche, 1994 ; Les animaux ont une histoire, par Robert Delort, Seuil, 1984 ; et Liberté et inquiétude de la vie animale, par Florence Burgat, Kimé, 2006.
Jacques Julliard