Jean-Jacques Rousseau : "Comme les satyres, les faunes et les sylvains"
« Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire dans l’espèce humaine me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d’examen, ou à cause de quelques différences qu’ils remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulement parce que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de véritables hommes sauvages.
Donnons un exemple de ce que je veux dire. “On trouve, dit le traducteur de l’Histoire des voyages, dans le royaume de Congo, quantité de ces grands animaux qu’on nomme orangs-outangs aux Indes orientales, qui tiennent comme le milieu entre l’espèce humaine et les babouins (...).”
Il est encore parlé de ces espèces d’animaux anthropoformes dans le troisième tome de la même Histoire des voyages, sous le nom de beggos et de mandrills : mais, pour nous en tenir aux relations précédentes, on trouve dans la description de ces prétendus monstres des conformités frappantes avec l’espèce humaine, et des différences moindres que celles qu’on pourrait assigner d’homme à homme.
On ne voit point dans ces passages les raisons sur lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en question le nom d’hommes sauvages : mais il est aisé de conjecturer que c’est à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parlaient pas ; raisons faibles pour ceux qui savent que, quoique l’organe de la parole soit naturel à l’homme, la parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle, et qui connaissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé l’homme civil au-dessus de son état original. (...)
Quoi qu’il en soit, il est bien démontré que le singe n’est pas une variété de l’homme, non seulement parce qu’il est privé de la faculté de parler, mais surtout parce qu’on est sûr que son espèce n’a point celle de se perfectionner, qui est le caractère spécifique de l’espèce humaine : expériences qui ne paraissent pas avoir été faites sur le pongo et l’orang-outang avec assez de soins pour en pouvoir tirer la même conclusion. (...)
Les jugements précipités, qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujets à donner dans l’excès. Nos voyageurs font sans façon des bêtes, sous les noms de pongos, de mandrills, d’orangs-outangs, de ces mêmes êtres dont, sous le nom de satyres, de faunes, de sylvains, les anciens faisaient des divinités. Peut-être, après des recherches plus exactes, trouvera-t-on que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes. (...)
Quel jugement pense-t-on qu’eussent porté de pareils observateurs sur l’enfant trouvé en 1694 qui ne donnait aucune marque de raison, marchait sur ses pieds et sur ses mains, n’avait aucun langage, et formait des sons qui ne ressemblaient en rien à ceux d’un homme ? “Il fut longtemps avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-il d’une manière barbare. Aussitôt qu’il put parler, on l’interrogea sur son premier état : mais il ne s’en souvint non plus que nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au berceau.”
Si, malheureusement pour lui, cet enfant fût tombé dans les mains de nos voyageurs, on ne peut douter qu’après avoir remarqué son silence et sa stupidité, ils n’eussent pris le parti de le renvoyer dans les bois ou de l’enfermer dans une ménagerie : après quoi, ils en auraient savamment parlé dans de belles relations, comme d’une bête fort curieuse qui ressemblait assez à l’homme. »
Du contrat social. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1753), Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », Paris, 1963, p. 348-353.
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Édition imprimée — février 2007 — Page 25