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Derrida : " 'Il faut bien manger' ou le calcul du sujet" (I)

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« IL FAUT BIEN MANGER » OU LE CALCUL DU SUJET
Jacques Derrida
Entretien avec Jean-Luc Nancy paru dans Cahiers Confrontation, 20, hiver 1989: «Après le sujet qui vient.»

Dans la question qui introduit à cette discussion, on peut relever deux formules:

1.  « Qui vient après le sujet ? », le  « qui » faisant déjà signe, peut-être, vers une grammaire qui ne serait plus assujettie au  « sujet ».

2.  « Un discours, répandu dans une époque récente, conclut à sa simple liquidation. »

(Termes de ta lettre d’invitation.)

Or ne faut-il pas prendre une première précaution à l’égard de la doxa, qui commande en quelque sorte la formulation même de la question ? Cette précaution ne serait pas une critique. Il est sans doute nécessaire de se référer à une telle doxa ; ne serait-ce que pour l’analyser et éventuellement la disqualifier. La question  « Qui vient après le sujet ? » (cette fois je souligne  « après ») suppose que, pour une certaine opinion philosophique, aujourd’hui, dans sa configuration la plus visible, quelque chose nommé  « sujet » peut être identifié, comme pourrait être identifié son prétendu dépassement dans des pensées ou des discours identifiables.

Cette  « opinion » est confuse. La confusion consiste au moins à mélanger grossièrement un grand nombre de stratégies discursives. Si au cours des vingt-cinq dernières années, en France, les plus notoires de ces stratégies ont en effet procédé à une sorte d’explication avec  « la question du sujet », aucune d’elles n’a cherché à  « liquider » quoi que ce soit (je ne sais d’ailleurs pas à quel concept philosophique peut correspondre ce mot, que je comprends mieux dans d’autres codes: finances, banditisme, terrorisme, criminalité civile ou politique; et on ne parle donc de  « liquidation » que dans la position de la loi, voire de la police). Le diagnostic de  « liquidation » dénonce en général une illusion et une faute, il accuse: on a voulu  « liquider », on a cru pouvoir le faire, nous ne laisserons pas faire. Le diagnostic implique donc une promesse: nous allons faire justice, nous allons sauver ou réhabiliter le sujet. Mot d’ordre, donc : retour au sujet, retour du sujet.

Il faudrait d’ailleurs, soit dit par ellipse, se demander si la structure de tout sujet ne se constitue pas dans la possibilité de cette forme de répétition qu’on appelle retour, et si, plus sérieusement, elle n’est pas essentiellement devant la loi, le rapport à la loi et l’expérience même, s’il en est, de la loi, mais laissons. Prenons quelques exemples de cette confusion, en nous aidant de noms propres comme d’indices. Lacan a-t-il  « liquidé » le sujet ? Non. Le  « sujet » décentré dont il parle n’a sans doute pas les traits du sujet classique (et encore, faudrait voir de plus près...), il reste pourtant indispensable à l’économie de la théorie lacanienne. Il est aussi un corrélat de la loi.

Mais Lacan est peut-être le seul à avoir tenu à garder le nom...

Peut-être pas le seul, justement. Nous reparlerons plus tard de Philippe Lacoue-Labarthe, mais notons déjà que la théorie althussérienne, par exemple, ne cherche à discréditer une certaine autorité du sujet qu’en reconnaissant à l’instance du  « sujet » une place irréductible dans une théorie de l’idéologie, idéologie qui est aussi irréductible, mutatis mutandis, que l’illusion transcendantale dans la dialectique kantienne. Cette place est celle d’un sujet constitué par l’interpellation, par son être-interpellé (encore l’être-devant-la-loi, le sujet comme sujet assujetti à la loi et responsable devant elle).

Sur le discours de Foucault, il y aurait des choses différenciées à dire selon les moments de son développement. Il s’agit peut-être là d’une histoire de la subjectivité qui, malgré certaines déclarations massives sur l’effacement de la figure de l’homme, n’a certainement pas consisté à  « liquider » Le Sujet. Et dans sa phase ultime, là encore, retour de la morale et d’un certain sujet éthique. Pour ces trois discours (Lacan, Althusser, Foucault), pour certaines des pensées qu’ils privilégient (Freud, Marx, Nietzsche), le sujet est peut-être réinterprété, resitué, réinscrit, il n’est certainement pas  « liquidé ». La question  « qui ? », notamment chez Nietzsche, y insiste avec d’autant plus de force. C’est aussi vrai de Heidegger, référence ou cible fondamentale de la doxa dont nous parlons. Le questionnement ontologique qui porte sur le subjectum dans ses formes cartésienne et post-cartésienne est tout sauf une liquidation.

Cependant, pour Heidegger, l’époque qui se clôt comme époque de la métaphysique, qui clôt peut-être l’époqualité comme telle, c’est l’époque de la métaphysique de la subjectivité, et la fin de la philosophie, c’est la sortie de la métaphysique de la subjectivité...

Mais cette  « sortie » n’est pas une sortie, elle ne se laisse pas assimiler à un passage au-delà, à une péremption, encore moins à une  « liquidation ».

Non, mais je ne vois pas chez Heidegger, positivement ou affirmativement, quel fil serait encore à tirer de la thématique ou de la problématique du sujet alors que je peux le voir s’il s’agit de la vérité, s’il s’agit de la manifestation, s’il s’agit du phénomène...

Oui. Mais deux choses. Le développement très sommaire que je viens de risquer répondait vite à ce qu’il peut y avoir de sommaire, justement, dans cette doxaqui ne se donne pas la peine d’analyser de près, de façon différentielle, les stratégies différenciées de tous ces traitements du  « sujet ». Nous aurions pu prendre des exemples plus proches de nous, mais laissons. L’effet doxique consiste à dire: tous ces philosophes croient avoir mis le sujet derrière eux...

Donc, il s’agirait maintenant d’y revenir, et ça, c’est un mot d’ordre.

C’est cet effet de mot d’ordre que je visais. Deuxième chose: ce que tu appelais le  « fil à tirer », chez Heidegger, suit peut-être, entre autres voies, celles d’une analogie (à traiter très prudemment) entre la fonction du Dasein dans Sein und Zeitet celle du sujet dans un dispositif ontologico-transcendantal, voire éthico-juridique. Le Dasein est irréductible à une subjectivité, certes, mais l’analytique existentiale conserve encore les traits formels de toute analytique transcendantale. Le Dasein et ce qui y répond à la question « qui ? » vient, en déplaçant certes beaucoup de choses, occuper la place du « sujet », du cogito ou du « Ich denke » classique. Il en garde certains traits essentiels (liberté, décision-résolue, pour reprendre cette vieille traduction, rapport ou présence à soi, « appel » (Ruf) vers la conscience morale, responsabilité, imputabilité ou culpabilité originaire (Schuldigsein), etc.). Et quels qu’aient été les mouvements de la pensée de Heidegger après  «  Sein und Zeit  » et  « après » l’analytique existentiale, ils n’ont rien laissé « derrière », rien « liquidé ».

Tu vises donc, dans ma question, le  « venir après » comme induisant quelque chose de faux, ou de dangereux...

Ta question se fait l’écho, pour des raisons stratégiques légitimes, d’un discours d’ « opinion » qu’il faut commencer, me semble-t-il, par critiquer ou déconstruire. Je n’accepterais pas d’entrer dans une discussion au cours de laquelle on supposerait savoir ce qu’est le sujet, ce  « personnage » dont il irait de soi qu’il est le même pour Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger, Lacan, Foucault, Althusser et quelques autres, qui tous s’entendraient à le  « liquider ». La discussion commencerait à m’intéresser au moment où, au-delà de la confusion intéressée de cette doxa, on en viendrait à une question plus sérieuse, plus nécessaire. Par exemple: si, à travers toutes ces stratégies différenciées, le  «  sujet  », sans avoir été  «  liquidé  », s’est trouvé réinterprété, déplacé, décentré, réinscrit, alors 1) qu’advient-il des problématiques qui semblaient présupposer une détermination classique du sujet (objectivité scientifique ou autre, éthique, droit, politique, etc.) et 2) qui ou qu’est-ce qui  «  répond  » à la question  «  qui  » ?

Pour moi,  « qui » désignait une place, cette place  «  du sujet  » qui apparaît justement par sa déconstruction même. Quelle est la place que le Dasein, par exemple, vient occuper ?

Pour élaborer cette question d’allure topologique ( «  Quelle est la place du sujet  ?  »), peut-être faut-il renoncer à l’impossible, c’est-à-dire à reconstituer ou à reconstruire ce qui aurait été déconstruit (et qui se serait d’ailleurs déconstruit  «  de lui-même  », offert depuis toujours à la déconstruction  «  de soi-même  », expression dans laquelle se concentre toute la difficulté) et plutôt se demander ceci: qu’est-ce que, dans une tradition qu’il faudrait identifier de façon rigoureuse (disons pour l’instant celle qui va de Descartes à Kant et à Husserl), on désigne sous le concept de sujet, de telle sorte qu’une fois certains prédicats déconstruits, l’unité du concept et du nom en soit radicalement affectée  ? Ces prédicats seraient par exemple la structure subjective comme être-jeté - ou posé-dessous - de la substance ou du substrat, de l’hypokeimenon, avec ses qualités de stance ou de stabilité, de présence permanente, de maintenance dans le rapport à soi, ce qui lie le  « sujet » à la conscience, à l’humanité, à l’histoire... et surtout à la loi, comme sujet assujetti à la loi, sujet soumis à la loi dans son autonomie même, à la loi éthique ou juridique, à la loi ou au pouvoir politique, à l’ordre (symbolique ou non)...

Est-ce que tu proposes de reformuler la question en gardant, dans un usage positif, le nom de  «  sujet  » ?

Pas nécessairement, je garde provisoirement le nom comme index dans la discussion mais je ne vois pas la nécessité de garder à tout prix le mot de sujet, surtout si le contexte et les conventions du discours risquent de réintroduire ce qui est justement en question.

Je vois mal comment garder ce nom sans des malentendus énormes. Mais à la place du  «  sujet  », il y a quelque chose comme un lieu, un point de passage singulier. C’est comme l’écrivain pour Blanchot : lieu de passage, d’émission d’une voix qui capte la  «  rumeur  » et se détache d’elle, mais qui n’est pas un  «  auteur  » au sens classique. Ce lieu, comment le nommer ? La question  « qui ? » semble garder quelque chose du sujet, peut-être...

Oui.

Mais le  « quoi » ne convient pas mieux, par exemple le  « processus », le  « fonctionnement », le  « texte » ?

Dans le cas du texte, je ne dirais pas un  «  quoi  »...

Peux-tu préciser  ?

Oui, un peu plus tard, ça peut attendre. Je supposais naïvement que nous devions éviter de parler du  «  sujet  » comme nous l’avons fait ou le ferions, toi ou moi, mais c’est idiot. Nous y ferons allusion plus tard. Oui, c’est idiot. D’ailleurs, on pourrait mettre en scène le sujet, soumettre en scène le sujet dans sa subjectivité comme l’idiot même (l’innocent, le propre, le vierge, l’originaire, le natif, le naïf, le grand commençant: aussi grand, érigé, autonome que soumis, etc.).

Dans le texte ou l’écriture, tels du moins que j’ai essayé de les interroger, il y a, je ne dirai pas une place (et c’est toute une question, cette topologie d’une certaine non-place assignable, à la fois nécessaire et introuvable) mais une instance (sans stance, d’un  « sans » sans négativité) pour du  « qui », un  « qui » assiégé par la problématique de la trace et de la différance, de l’affirmation, de la signature et du nom dit propre, du jet (avant tout sujet, objet, projet) comme destinerrancedes envois. J’ai essayé d’élaborer cette problématique sur de nombreux exemples.

Revenons un peu en arrière et repartons de la question  « qui ? » (je note d’abord, comme entre parenthèses, qu’il ne suffit peut-être pas de substituer un  « qui » très indéterminé à un  « sujet » trop lourdement chargé de déterminations métaphysiques pour opérer un déplacement décisif. Dans l’expression la  « questionqui ?” », l’accent pourrait aussi se porter plus tard sur le mot  « question ». Non seulement pour se demander qui pose la question ou au sujet de quise pose la question (autant de syntaxes qui décident déjà de la réponse), mais s’il y a du sujet, non, du  « qui » avant le pouvoir de questionner.

Je ne sais pas encore qui peut se demander cela et comment. Mais on voit déjà s’ouvrir plusieurs possibilités : le  « qui  » peut être là avant et comme le pouvoir de questionner (c’est ainsi, finalement, que Heidegger identifie le Dasein et le choisit comme fil conducteur exemplaire dans la question de l’être) ou bien il peut être, et cela revient au même, ce qui est rendu possible par le pouvoir de questionner à son sujet (qui est qui ? qui est-ce ?). Mais il y a une autre possibilité, qui m’intéresserait davantage à ce point: elle déborde la question même, réinscrit celle-ci dans l’expérience d’une  « affirmation », d’un  « oui » ou d’un  «  en-gage  » (c’est le mot dont je me sers dans De l’esprit pour décrire la Zusage, cet acquiescement au langage, à la marque, que suppose la question la plus originaire), ce  « oui, oui » qui répond avant même de pouvoir former une question, qui est responsable sans autonomie, avant et en vue de toute autonomie possible du qui-sujet, etc.

Le rapport à soi ne peut être, dans cette situation, que de différance, c’est-à-dire d’altérité ou de trace. Non seulement l’obligation ne s’y atténue pas mais elle y trouve au contraire sa seule possibilité, qui n’est ni subjective ni humaine. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit inhumaine ou sans sujet mais que c’est à partir de cette affirmation disloquée (donc sans  « fermeté » ni  « fermeture ») que quelque chose comme le sujet, l’homme ou qui que ce soit, peut prendre figure. Je ferme cette longue parenthèse.).

Revenons en arrière. Que visons-nous à travers les déconstructions du  « sujet » en nous demandant ce qui, dans la structure du sujet classique, continue d’être requis par la question  « qui ? »

À ce que nous venons de nommer (nom propre en exappropriation, signature ou affirmation sans fermeté, trace, différance de soi, destinerrance, etc.), j’ajouterai ce qui reste à la fois requis par la définition du sujet classique et par ces derniers motifs non classiques, à savoir une certaine responsabilité. La singularité du  « qui » n’est pas l’individualité d’une chose identique à elle-même, ce n’est pas un atome. Elle se disloque ou se divise en se rassemblant pour répondre à l’autre, dont l’appel précède en quelque sorte sa propre identification à soi, parce qu’à cet appel je ne peux que répondre, avoir déjà répondu, même si je crois y répondre  « non » (j’essaie d’expliquer ça ailleurs, notamment dans Ulysse Gramophone).

Voilà sans doute le lien avec les grandes questions de la responsabilité éthique, juridique, politique autour desquelles s’est constituée la métaphysique de la subjectivité. Mais si l’on veut éviter de reconstituer trop vite le programme de cette métaphysique et d’en subir les contraintes subreptices, mieux vaut procéder plus lentement et ne pas se précipiter vers ces mots...

Pour moi, le sujet est avant tout, comme chez Hegel,  «  ce qui peut retenir en soi sa propre contradiction  ». Dans la déconstruction de cette  « propriété », il me semble que le  «  ce qui  », le  «  quoi  » du  «  soi  », fait apparaître la place, et la question, d’un qui, qui ne serait plus  «  à soi  » de cette façon. Un qui n’ayant plus cette propriété, et pourtant, un qui. C’est sur  «  lui  » que j’interroge.

Toujours à titre préliminaire, n’oublions pas les mises en garde de Nietzsche devant ce qui peut lier la métaphysique et la grammaire. Ces mises en garde doivent être ajustées, problématisées à leur tour mais elles restent nécessaires. Ce que nous cherchons à travers la  « question “qui ?” » ne relève peut-être plus de la grammaire, voire d’un pronom relatif ou interrogatif qui renvoie toujours à la fonction grammaticale de sujet. Comment se défaire de ce contrat entre la grammaire du sujet ou du substantif et l’ontologie de la substance ou du sujet ? La singularité différante que j’ai nommée ne répond peut-être même pas à la forme grammaticale  « qui » dans une phrase selon laquelle  « qui » est le sujet d’un verbe qui vient, lui, après le sujet, etc.

D’autre part, si la pensée freudienne n’a pas été pour rien dans le décentrement du sujet dont on a beaucoup parlé ces dernières années, le  « moi » est-il le seul, dans les éléments de la topique ou dans la distribution des positions de l’inconscient, à répondre à la question  « qui ? »  ? Et si oui, quelles en seraient les conséquences  ? Dès lors, si la  « singularité » est un motif que nous retenons pour l’instant, il n’est pas sûr ni a priori nécessaire que  « singularité » se traduise par  «  qui  » ou reste un privilège du  «  qui  ». Au moment même où ils ont marqué, disons, de la méfiance pour la métaphysique substantialiste ou subjectiviste, Nietzsche et Heidegger, quelles que soient entre eux les différences les plus graves, ont continué à accréditer la question  « qui ? » et ont soustrait le  « qui » à la déconstruction du sujet. Mais nous pouvons encore nous demander jusqu’à quel point c’est légitime.

Inversement, et pour multiplier encore les précautions préliminaires et ne pas négliger l’enchevêtrement essentiel de cette étrange histoire, comment oublier que même dans l’idéalisme transcendantal le plus caractérisé, celui de Husserl, même là où l’origine du monde est décrite après la réduction phénoménologique, comme conscience originaire dans la forme de l’ego, même dans une phénoménologie qui détermine l’être de l’étant comme objet en général pour un sujet en général, même dans cette grande philosophie du sujet transcendantal, les interminables analyses génétiques (dites passives) de l’ego, du temps et de l’alterego reconduisent à une zone pré-égologique et pré-subjective. Il y a donc là, au cœur de ce qui passe et se donne pour un idéalisme transcendantal, un horizon de questionnement qui n’est plus commandé par la forme égologique de la subjectivité ou de l’intersubjectivité.

Dans la conjoncture philosophique française, le moment où une certaine hégémonie centrale du sujet se trouvait remise en question, dans les années soixante, ce fut aussi le moment où, la phénoménologie étant encore très présente, on commençait à s’intéresser à ces lieux du discours husserlien dans lesquels la forme égologique et plus généralement subjective de l’expérience transcendantale paraissait plus constituée que constituante, en somme aussi fondée que précaire. La question du temps et de l’autre se liait à celle de cette genèse transcendantale passive...

C’est quand même en pénétrant dans la constitution busserlienne, en la « forçant », que tu as entamé ton propre travail...

C’est à l’intérieur, si on peut dire (mais justement il y va d’une effraction de l’intérieur) du présent vivant, cette Urform de l’expérience transcendantale, que le sujet compose avec du non-sujet ou que l’egose trouve marqué, sans pouvoir en faire l’expérience originaire et présentative, par du non-ego et surtout de l’alterego. Lalter ego ne peut pas se présenter, devenir une présence originaire pour l’ego. Il y a seulement une apprésentation analogique de l’aller ego. Celui-ci ne peut jamais être donné  « en personne », il résiste au principe des principes de la phénoménologie, à savoir la donnée intuitive de la présence originaire. Cette dislocation du sujet absolu depuis l’autre et depuis le temps ne se produit pas, ne conduit pas au-delà de la phénoménologie, mais, sinon en elle, du moins sur son bord, sur la ligne même de sa possibilité.

C’est au moment où l’on s’est intéressé à ces difficultés, de manière fort différente (Levinas, Tran-Duc-Thao, moi-même) que, suivant aussi d’autres trajets (Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger), dans les années cinquante-soixante, on a commencé à déplacer la centralité du sujet et à élaborer à son endroit ce discours du  « soupçon », comme certains disaient alors. Mais si certaines prémisses se trouvent  « dans » Husserl, je suis sûr qu’on pourrait en faire une démonstration analogue chez Descartes, Kant, Hegel. A propos de Descartes, on pourrait découvrir, par exemple dans la direction de ton travail (Ego Sum, Paris, 1979), des paradoxes, des apories, des fictions ou des affabulations analogues. Non pas identiques mais analogues. Cela aurait au moins la vertu de désimplifier, de  « déshomogénéiser » la référence à quelque chose comme le Sujet. Il n’y a jamais eu pour personne Le Sujet, voilà ce que je voulais commencer par dire. Le sujet est une fable, tu l’as très bien montré, et ce n’est pas cesser de le prendre au sérieux (il est le sérieux même) que de s’intéresser à ce qu’une telle fable suppose de parole et de fiction convenue...

Tout ce que tu rappelles revient à souligner qu’il n’y a pas et qu’il n’y a jamais eu de présence-à-soi qui ne mette pas en jeu l’écart du soi que cette présence demande, en somme,  « Déconstruire », ici, revient à montrer cet écart au sein de la présence, et du même coup, cela empêche de séparer simplement une  « métaphysique du sujet » périmée, et une autre pensée, qui serait, d’un seul coup, ailleurs. Cependant, il s’est passé quelque chose, il y a une histoire et de la pensée du sujet, et de sa déconstruction. Ce que Heidegger détermine comme  « époque » de la subjectivité, cela a-t-il eu lieu, ou bien  « le sujet » a-t-il toujours été seulement effet de surface, retombée qu’on ne peut pas imputer aux penseurs ? Mais dans ce cas, de quoi parle Heidegger ?

Enorme question. Je ne suis pas sûr de pouvoir l’aborder de front. A quelque degré que je puisse souscrire au discours heideggérien au sujet du sujet, j’ai toujours été un peu gêné par la délimitation heideggérienne de l’époque de la subjectivité. Ses questions sur l’insuffisance ontologique de la position cartésienne de la subjectivité me paraissent sans doute nécessaires mais insuffisantes, notamment dans ce qui lierait la subjectivité à la représentation, et le couple sujet-objet aux présuppositions du principe de raison dans sa formulation leibnizienne. J’ai essayé de l’expliquer ailleurs.

La forclusion de Spinoza me paraît signifiante. Voilà un grand rationalisme qui ne s’appuie pas sur le principe de raison (en tant que celui-ci privilégie chez Leibniz et la cause finale et la représentation). Le substantialisme rationaliste de Spinoza critique radicalement et le finalisme et la détermination représentative (cartésienne) de l’idée ; ce n’est donc pas une métaphysique du cogito ou de la subjectivité absolue. L’enjeu de cette forclusion est d’autant plus grave et signifiant que l’époque de la subjectivité déterminée par Heidegger est aussi celle de la rationalité ou du rationalisme technoscientifique de la métaphysique moderne...

Mais si la forclusion de Spinoza tient précisément à ce que Spinoza se sépare de ce qui domine ailleurs, cela ne confirme-t-il pas cette domination ?

Ce n’est pas seulement le cas de Spinoza qui m’importe ici. Heidegger définit une hégémonie moderne du sujet de la représentation et du principe de raison. Or si sa délimitation opère par forclusion injustifiée, c’est l’interprétation de l’époque qui risque de devenir problématique. Tout alors le devient dans ce discours.

Et je greffe une autre remarque en ce lieu. Nous parlions de la déhiscence, de la dislocation intrinsèque, de la différance, de la destinerrance, etc. Certains pourraient dire: mais justement, ce que nous appelons  « sujet », ce n’est pas l’origine absolue, la volonté pure, l’identité à soi ou la présence à soi d’une conscience mais bien cette non-coïncidence avec soi. Voilà une riposte à laquelle il nous faudrait revenir. De quel droit appeler cela sujet ? De quel droit, inversement, interdirait-on d’appeler cela  « sujet » ?

Je pense à ceux qui voudraient reconstruire aujourd’hui un discours sur le sujet qui ne soit pas pré-déconstructif, sur un sujet qui n’ait plus la figure de la maîtrise de soi, de l’adéquation à soi, centre et origine du monde, etc., mais définirait plutôt le sujet comme l’expérience finie de la non-identité à soi, de l’interpellation indérivable en tant qu’elle vient de l’autre, de la trace de l’autre, avec les paradoxes ou les apories de l’être-devant-la-loi, etc. On retrouvera peut-être ce fil plus tard. Pour l’instant, puisque nous parlons de Heidegger, laisse-moi ajouter ceci. Je crois à la force et à la nécessité (donc aussi à une certaine irréversibilité) du geste par lequel Heidegger substitue un certain concept de Dasein à un concept de sujet encore trop marqué par les traits de l’étant vorhanden, donc par une interprétation du temps, et insuffisamment interrogé dans sa structure ontologique.

Les conséquences de ce déplacement sont immenses. On n’en a sans doute pas encore pris toute la mesure. Pas question de les déployer ici en improvisant, mais je voulais seulement marquer ceci: le temps et l’espace de ce déplacement ouvraient un hiatus, marquaient une béance, ils laissaient fragiles ou rappelaient à leur fragilité ontologique essentielle les fondements éthiques, juridiques, politiques de la démocratie et de tous les discours qu’on peut opposer au national-socialisme sous toutes ses formes (les  « pires » ou celles que Heidegger et d’autres ont pu rêver de leur opposer).

Ces fondements étaient et restent scellés pour l’essentiel dans une philosophie du sujet. On aperçoit très vite la question, qui pourrait être aussi la tâche: peut-on prendre en compte la nécessité de l’analytique existentiale dans ce qu’elle ébranle du  « sujet » et s’orienter vers une éthique, un droit, une politique (ces mots conviendront-ils encore ?) voire une  « autre » démocratie (sera-ce encore une démocratie ?), en tout cas vers un autre type de responsabilité qui garde contre ce que j’appelais très vite le  « pire » il y a un instant ? N’attends pas de moi une réponse à la dimension d’une formule. Je crois que nous sommes un certain nombre à ne travailler qu’à cela, à nous laisser travailler par cela, qui ne peut avoir lieu que lors d’un long et lent trajet. Cela ne dépend pas d’un décret spéculatif, encore moins d’une opinion. Peut-être même pas seulement de la discursivité philosophique.

Cela dit, quelles que soient la force, la nécessité ou l’irréversibilité du geste heideggérien, le point de départ de l’analytique existentiale reste tributaire de cela même qu’il met en question. Tributaire en ceci, que j’isole du réseau de difficultés que j’y avais associées au début de De l’esprit(sur la question de la question, la technique, 1’animalité et l’époqualité) et qui se lie plus étroitement à l’axiomatique du sujet: le point de départ choisi, l’étant exemplaire pour une  « lecture » du sens de l’être, c’est l’étant que nous sommes, nous les êtres questionnants, nous qui, en tant qu’ouverts à la question de l’être et de l’être de l’étant que nous sommes, avons ce rapport de présence ou de proximité, ce rapport à soi, en tout cas, qui manque à tout ce qui n’est pas Dasein. Même si le Dasein n’est pas le sujet, ce point de départ (d’ailleurs assumé par Heidegger comme ontologico-phénoménologique) reste analogue, dans sa  « logique », à ce dont il hérite en entreprenant de le déconstruire; ce n’est pas une faute, c’est sans doute une phase indispensable, mais maintenant...

Je voudrais te faire remarquer ceci: tout à l’heure, tu faisais tout pour écarter, pour disperser l’idée d’une problématique  « classique » du sujet. À présent, tu vises chez Heidegger ce qui resterait tributaire de la pensée ou de la position classique du sujet. Cela me paraît un peu contradictoire.

Je n’ai pas dit : « il n’y a pas de problématique du sujet », mais : « elle ne se laisse pas réduire à l’homogénéité ». Cela ne doit pas interdire, au contraire, de chercher à définir, pourvu qu’on tienne compte des différences, certaines analogies ou ressources communes. Par exemple le point de départ dans une structure de rapport à soi comme tel et de réappropriationme paraît commun aussi bien à l’idéalisme transcendantal, à l’idéalisme spéculatif comme pensée de la subjectivité absolue, qu’à l’analytique existentiale qui en propose la déconstruction. Sein und Zeit concerne toujours les possibilités les plus propres du Daseindans son Eigentlichkeit, quelle que soit la singularité de cette  «  propriation  » qui n’est pas, en effet, une subjectivation.

De plus, le point de départ de l’analytique existentiale dans le Daseinne privilégie pas seulement le rapport à soi, mais le pouvoir de questionner. Or j’ai essayé de montrer (De l’esprit, p. 147, n.l. sq.) ce que cela supposait et ce qui pouvait se passer, chez Heidegger même, quand ce privilège de la question se compliquait ou se déplaçait. Pour faire vite, je dirais que c’est dans le rapport au  « oui » ou à la Zusage présupposés par toute question qu’il faut chercher une nouvelle détermination (post-déconstructive) de la responsabilité du  « sujet ». Mais il m’a toujours semblé qu’il valait mieux, une fois ce chemin frayé, oublier un peu le mot. Non pas l’oublier, il est inoubliable, mais le ranger, l’assujettir aux lois d’un contexte qu’il ne domine plus depuis le centre. Autrement dit, ne plus en parler, mais l’écrire, écrire  « sur » lui, comme sur le  « subjectile » par exemple.

En insistant sur le comme tel, je désigne de loin l’inévitable retour d’une distinction dogmatique entre le rapport à soi humain, c’est-à-dire d’un étant capable de conscience, de langage, d’un rapport à la mort comme telle, etc., et un rapport à soi non humain, incapable du comme tel phénoménologique - et c’est encore la question de l’animal qui revient. Jamais la distinction entre l’animal (qui n’a ou n’est pas un Dasein) et l’homme n’a été aussi radicale ni aussi rigoureuse, dans la tradition philosophique occidentale, que chez Heidegger. L’animal ne sera jamais ni sujet ni Dasein. Il n’a pas non plus d’inconscient (Freud) ni de rapport à l’autre comme autre, pas plus qu’il n’y a de visage animal (Levinas). C’est à partir du Dasein que Heidegger détermine l’humanité de l’homme.

Pourquoi ai-je rarement parlé de  « sujet » ou de  « subjectivité », mais seulement, ici ou là, d’ « effet de subjectivité » ? Parce que le discours sur le sujet, là même où il reconnaît la différence, l’inadéquation, la déhiscence dans l’auto-affection, etc., continue à lier la subjectivité à l’homme. Même s’il reconnaît que 1’ « animal » est capable d’auto-affection (etc.), ce discours ne lui accorde évidemment pas la subjectivité - et ce concept reste alors marqué par toutes les présuppositions que je viens de rappeler. Il y va aussi, bien sûr, de la responsabilité, de la liberté, de la vérité, de l’éthique et du droit.

La  « logique » de la trace ou de la différance détermine la réappropriation comme une ex-appropriation. La ré-appropriation produit nécessairement le contraire de ce qu’apparemment elle vise. L’exappropriation n’est pas le propre de l’homme. On peut en reconnaître les figures différentielles dès qu’il y a rapport à soi dans sa forme la plus  « élémentaire » (mais il n’y a pas d’élémentaire pour cette raison même).

Dès lors que tu ne veux pas limiter une éventuelle  « subjectivité » à l’homme, pourquoi te limiter à l’animal ?

On ne doit rien exclure. J’ai dit  « animal » par commodité et pour me servir d’un index aussi classique que dogmatique. La différence entre 1’ « animal » et le « végétal » reste aussi problématique. Bien entendu, le rapport à soi dans l’ex-appropriation est radicalement différent (et c’est pourquoi il s’agit d’une pensée de la différance, non de l’opposition) s’il s’agit de ce qu’on appelle le  « non-vivant », le  « végétal », l’ « animal », 1’ « homme » ou «  Dieu  ». La question revient toujours à la différence entre le vivant et le non-vivant. J’avais essayé de marquer la difficulté qu’elle présente aussi bien chez Hegel et chez Husserl, que chez Freud ou Heidegger...

Pour ma part, en travaillant sur la liberté, j’ai été conduit à me demander si la répartition heideggérienne entre Dasein, d’un côté, et Vor- ou Zu-handensein de l’autre côté, ne reconstituait pas, pour le tout de l’étant, une espèce de distinction sujet-objet.

Les catégories de Vorhandenheit et de Zuhandenheitsont aussi destinées à éviter celles d’objet (corrélat du sujet) et d’instrument. Le Dasein est d’abord jeté. Ce qui relierait l’analytique du Dasein à l’héritage du sujet, ce serait peut-être davantage la détermination du Dasein comme Geworfenheit, son être-jeté originaire: non pas celle d’un sujet qui viendrait à être jeté, mais un être-jeté plus originaire que la subjectivité et donc aussi que l’objectivité. Passivité plus originaire que la passivité traditionnelle et que le Gegenstand (Gegenwurf, le vieux mot allemand pour objet garde cette référence au jeter sans la stabiliser encore dans la stance d’un stehen. (Je me permets de renvoyer ici à ce que je dis de la désistance du sujet selon Philippe Lacoue-Labarthe, in Psyché...)).

J’essaie de penser cette expérience du jeter/être jeté du subjectile hors des protocoles heideggériens dont je parlais tout à l’heure et en la reliant à une autre pensée de la destination, du hasard et de la destinerrance (cf. encore, par exemple,  « Mes chances », dans Confrontationn° 19; j’y situe un rapport forclos entre Heidegger et une pensée de type démocritéen).

Que devient le qui de la question, dans cet être-jeté  ?

Dès la  « naissance », sans doute avant elle, l’être-jeté se réapproprie, ou plutôt s’ex-approprie dans des formes qui ne sont pas encore celles du sujet ou du projet. La question  « qui  ?  » devient alors  « qui (est) jeté ? »,  « qui » devient  « qui » depuis la destinerrance de l’être-jeté ? Qu’il s’agisse toujours de la trace, mais aussi d’itérabilité (Limited Inc.), cela signifie que cette ex-appropriation ne peut pas se stabiliser absolument dans la forme du sujet. Celui-ci suppose la présence, c’est-à-dire la substance, la stase, la stance. Ne pas pouvoir se stabiliser absolument, cela signifierait pouvoir seulement se stabiliser: relative stabilisation de ce qui reste instable, ou plutôt non stable. L’ex-appropriation ne se ferme plus, elle ne se totalise jamais.

Il ne faudrait pas prendre ces figures pour des métaphores (la métaphoricité suppose l’ex-appropriation) ni les déterminer selon l’opposition grammaticale actif/passif. Entre le jeté et la chute (Verfallen) il y a là aussi un lieu de passage possible. Pourquoi la Geworfenheit, sans être remise en question, se laisse-t-elle marginaliser ensuite dans la pensée de Heidegger, c’est ce qu’il faut continuer à interroger. Et l’ex-appropriation n’est pas une limite, si on entend sous ce mot une fermeture ou une négativité. Elle suppose l’irréductibilité du rapport à l’autre. L’autre résiste à toute subjectivation, et même à l’intériorisation-idéalisation de ce qu’on appelle le travail du deuil. Le non-subjectivable dans l’expérience du deuil, c’est ce que j’ai tenté de décrire dans Glas ou dans Mémoires (pour Paul de Man). Il y a dans ce que tu décris comme une expérience de la liberté, dans ton dernier livre, une ouverture qui résiste aussi à la subjectivation, c’est-à-dire à ce concept moderne de la liberté comme liberté subjective. Je pense que nous devrons y revenir.

Dans ce que tu appelles ex-appropriation, en tant qu’elle ne se ferme pas et bien qu’elle ne se ferme pas (disons dans et malgré la  « passivité ») n’y a-t-il pas aussi nécessairement quelque chose de l’ordre de la singularité ? C’est en tout cas quelque chose de l’ordre du singulier que j’ai visé avec la question qui ?

Sous le titre de Jemeinigkeit, au-delà ou en deçà du  « moi » subjectif ou de la personne, il y a pour Heidegger une singularité, une irremplaçabilité, du non-substituable dans la structure du Dasein. Singularité ou solitude irréductible dans le Mitsein (condition aussi du Mitsein), mais ce n’est pas celle de l’individu. Ce dernier concept risque toujours de faire signe et vers l’ego et vers une indivisibilité organique ou atomique. Le Da du Dasein se singularise sans être réductible à aucune des catégories de la subjectivité humaine (moi, être raisonnable, conscience, personne), précisément parce que celles-ci le présupposent.

Tu vas au-devant de la question  « qui vient après le sujet  ? » retournée sous la forme  « qui vient avant le sujet ? ».

Oui, mais « avant » n’a plus de sens chronologique, logique, ni même ontologico-transcendantal si on tient compte, comme j’ai essayé de le faire, de ce qui résiste ici aux schèmes traditionnels des questions ontologico-transcendantales.

http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/derrida_manger.htm

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