"Breezy" (1975) : le chef-d'oeuvre méconnu d'Eastwood, et peut-être bien le plus joli film du monde
L'histoire
Frank Harmon, quinquagénaire établi, dirige une agence immobilière prospère au coeur de Los Angeles.
Suite à des échecs amoureux successifs, dont un divorce chaotique, il se contente d'aventures brèves avec des femmes de son milieu jusqu'au jour où il prend en stop une jeune fille de 17 ans, Breezy.
D'abord indifférent, il se laisse peu à peu séduire par la grâce adolescente et la malice de cette jeune « hippie », véritable tourbillon d'énergie qui va insuffler un vent de liberté sur ses habitudes de vie.
Mais l'idylle naissante, qui se voudrait coupée du monde, ne tarde pas à rencontrer les préjugés de leur entourage.
Analyse du film
Une image d'abord. Une jeune fille, parfaite représentation de la génération « flower power », guitare à l'épaule, chapeau de cow-boy sur la tête et pantalon pattes d'eph', fait du stop sur une route de Californie.
Bercé par la douce et belle mélodie de Michel Legrand, un souffle léger et harmonieux traverse ce générique inaugural. Son nom : Breezy.
Quelques plans ont suffi, le cinéaste vient d'inventer son héroïne.
Cette image là, seule une poignée de spectateurs français a pu la découvrir en mars 1975 dans l'unique salle parisienne qui projeta le film lors de sa sortie.
Le distributeur hexagonal ne prit même pas la peine d'éditer la moindre affiche pour le promouvoir.
Deux ans plus tôt, l'exploitation aux Etats-Unis fut tout aussi calamiteuse, Universal, sans doute trop frileux, ayant décidé de ne pas soutenir pleinement cette production.
Tourné en 1973, aux prémices d'une carrière qui continue de nous surprendre par son audace et sa longévité, Breezy marque un virage pour le moins brutal pour Clint Eastwood alors cantonné aux films de genre cruels et violents.
En signant cette chronique intimiste à la mélancolie inédite, il délaisse en effet un univers qui a incontestablement fait de lui une icône précoce du cinéma américain mais dont la puissance d'évocation a aussi contribué à forger une image biaisée mais tenace de son coté franc-tireur.
Co-produit via sa société Malpaso, Breezy est son troisième film.
Après un thriller criminel intense (Un frisson dans la nuit) et un western fantomatique aux saillies baroques (L'Homme des hautes plaines), Eastwood, artiste aux multiples facettes, s'effaçait pour la première fois devant l'objectif pour revêtir uniquement l'habit de metteur en scène et prenait par conséquent le contre-pied d'une carrière basée essentiellement sur son aura d'acteur.
Cette décision peut être considérée comme le fruit d'un hasard car seul l'obstacle de l'âge l'obligera à confier le rôle masculin central à William Holden.
Cette transition est d'ailleurs soulignée sous la forme de deux clins d'oeil assez amusants qui interviennent de manière indirecte dans l'espace diégétique : l'affiche de L'Homme des hautes plaines épinglée dans le cinéma où se rendent un soir Frank et Breezy et une apparition hitchcockienne qui voit Eastwood accoudé à une rambarde au moment de la promenade des deux amants.
Ce tournant n'était visiblement pas du goût de tous.
Si le film fut tout simplement passé sous silence par une grande partie de la presse de l'époque, solidement attachée à l'étiquette attribuée de manière hâtive à l'acteur-réalisateur, il ne fallait pas non plus compter sur ses plus fervents admirateurs pour le soutenir, trop déconcertés par cet objet qui semblait ne pas correspondre du tout aux attentes que suscitait alors leur idole.
Bref, peu de voix s'élevèrent pour défendre ce film, à quelques rares exceptions près, comme la revue Positif en France, qui, dans une notule aussi brève que discrète, attira l'attention de ses lecteurs sur l'intérêt qu'ils devaient porter à cette sortie timide.
La conclusion de cet article laissait même poindre l'esquisse d'une remise en question: «
Pourquoi [son intelligence] nous a t-elle surpris, sinon par une identification un peu facile de l'acteur avec ses rôles les plus connus? ». (1)
Eastwood a longtemps fait l'objet de cette méprise, du fait principalement de ses rôles marquants des années 1970.
Pourtant, au début de cette décennie, Eastwood faisait déjà mentir ses détracteurs les plus féroces.
Encore fallait-il prêter une oreille attentive à ce qui sonne à plus d'un titre comme une défense face aux accusations sévères proférées à son encontre.
Breezy préfigurait en effet, vingt ans avant Sur la route de Madison et son concert de louanges, la veine sentimentaliste du metteur en scène qui recueille aujourd'hui tous les suffrages de la critique.
Breezy partage avec ce film la même volonté de transformer, dans une économie de moyens remarquable, un canevas de départ éculé en une oeuvre forte et singulière.
Par ailleurs, il n'est pas interdit de voir dans le personnage de Frank Harmon une projection directe des futures méditations du cinéaste sur la vieillesse, la fuite irrémédiable du temps et l'urgence de l'engagement qui en découle.
Il est en ce sens intéressant d'observer qu'Eastwood met à nu William Holden, usé par le poids des années, de la même façon qu'il le fera des années plus tard, dans une appréhension bien plus masochiste, avec son propre corps, ses fêlures et sa fatigue.
Le cinéaste est depuis passé maître dans l'art de filmer l'élégance d'une ride ou l'éclat d'un visage creusé par le passage du temps.
Revoir Breezy aujourd'hui, c'est se remettre en mémoire que toutes ces interrogations étaient déjà en germes dans ce coup d'essai.
Dans cette optique, il paraît commode, au premier abord, de le considérer comme une simple ébauche des films à venir.
Et pour cause, Eastwood, dont la maîtrise est incontestablement moins ostensible qu'elle ne le sera dans le futur, se montre parfois hésitant et approximatif dans ses choix de mise en scène.
Mais cette candeur dans l'exécution semble participer au caractère affable de la douce proximité qu'entretient le film avec son spectateur devant lequel se dévoile le lent travail d'apprentissage d'un cinéaste dont le style, en gestation, commençait à peine à se constituer.
Objet fragile et vulnérable, à l'image de la relation qu'il a choisi de nous conter, Breezy semble néanmoins être caressé en son entier par la sérénité formelle qui caractérise son metteur en scène.
La délicatesse du geste eastwoodien, associée à la sensibilité de son approche, réserve à ses plus beaux moments une retenue et une contenance qui semblent suspendre le temps de la narration.
En témoigne cette séquence épatante où les deux amants se font face tout en se déshabillant.
La grâce de ce flottement ne dure que quelques dizaines de secondes mais participe de façon pleine et entière à la mise en place de la rhétorique élaborée par le cinéaste.
Eastwood tente de capter ce qu'il y a de plus indicible dans ces instants où l'essentiel se joue dans les non-dits, les regards, les attentions.
Autrement dit, travailler l'insaisissable pour mieux le rendre palpable.
En creux, le refus délibéré de l'outrance et de la fioriture traduit un minimalisme de la démarche qui va distiller par petites touches une émotion discrète.
De ce point de vue, le film se distingue des futures préoccupations mélodramatiques du cinéaste qui vont plutôt reposer sur un sens aigu de l’effet émotionnel charrié.
Un seul plan: Breezy, espiègle et spontanée, découvre l'océan pour la première fois.
A l'intérieur de sa voiture, Frank Harmon l'observe, au moyen d'un ingénieux cadre dans le cadre, comme si se déroulait devant ses yeux le spectacle improbable d'un nouveau départ.
Mais bien plus qu'une nouvelle expérience amoureuse, leur aventure est aussi celle d'un éveil sensuel qui le ramène métaphoriquement à la vie.
Le contact de Breezy le pousse à redécouvrir la beauté fugace d'un éclat de rire, la tendresse d'un murmure ou le bonheur simple de goûter aux douceurs d'un océan.
A ses côtés, ressaisir le temps devient impératif, mieux : c'est une nécessité.
La pudeur et la subtilité eastwoodiennes viennent battre en brèche l'aspect potentiellement scandaleux du sujet.
Jamais, à la vision de Breezy, l'indignation devant une indécence présumée n'effleure l'esprit de son spectateur.
La commission de censure américaine ne le vit pas du même oeil et imposa une classification sévère, rangeant le film aux cotés des productions « pour adultes », ce qui l'amputa encore d'une partie non négligeable de son public.
Les acteurs ne sont évidemment pas étrangers à la volonté affichée de dissiper un malaise éventuel.
William Holden, dont le talent ne nous était pourtant pas inconnu, apporte au rôle de ce vieux loup solitaire, en proie à des sentiments inavoués et inavouables, une profondeur et une gravité qui inspirent une admiration redoublée.
Ses silences qui font écho aux paroles troublantes, à la limite de l'irrévérence, que laissent échapper Breezy, réalisent la prouesse de dire l'essentiel en une fraction de seconde: succomber, chavirer, se défaire peu à peu de ses inhibitions, et dans un même mouvement, saisir l'angoisse de ce que l'on est en train de concrétiser.
Cette faculté de mêler des sentiments contraires au détour d'un plan confirme, si besoin était, son emprise totale sur le jeu.
Holden ressortira particulièrement enchanté de cette expérience, à tel point qu'il se déclara prêt à retravailler avec Eastwood sans même prêter attention au sujet proposé.
A ses cotés, l'inexpérimentée Kay Lenz, préférée à Sondra Locke lors du casting, nous séduit par sa fraîcheur désinvolte et sa maîtrise innée du métier.
Entre rôles sans consistance dans des productions médiocres et apparitions furtives à la télévision, sa carrière ne prit jamais l'élan qu'aurait dû lui apporter Breezy.
Cet acte manqué ne doit pas faire oublier cette interprétation de haute volée qui sait allier l'authenticité des sentiments exprimés à la justesse de la composition.
Le personnage qu'elle incarne, partagé entre naïveté et lucidité, fougue et sérénité, maturité et innocence, est un des plus beaux que le cinéma d'Eastwood nous ait offert.
L'association, gracieuse et mesurée, entre les deux acteurs, est pour beaucoup dans la chaleur immédiate que dégage le film.
Et, s'agissant de la recherche de cet effet particulier, il faut également saluer la participation précieuse de Jo Heims, dont c'est la deuxième collaboration avec Eastwood après Un Frisson dans la nuit.
Cette scénariste, issue de la télévision, donne aux dialogues, parfaitement ciselés, une finesse et une justesse dans l'écriture qui n'atténuent en rien la spontanéité de leur déclamation.
En prenant bien soin de s'attacher d'abord à dessiner les contours intérieurs de ses personnages, faits de tensions, de révoltes, mais aussi de désirs, de foi et de liberté, Eastwood, dont l'observation se fait discrète, laisse le temps à cette histoire d'amour hautement problématique sur le papier d'exister.
Sa mise en scène se lance précisément en quête d'une incarnation, condition sine qua non pour que soit déjoué ce péril initial.
Sa grande force est sans doute de nous faire croire que cette romance va de soi, au delà des différences et des barrières que la construction dramatique va d'ailleurs mettre en lumière en empruntant la voie balisée et classique d'une énumération quasi-méthodique.
Dans une marche pondérée, elle va ensuite s'efforcer de réunir ces contraires.
Un précepte que l'on pourrait d'ailleurs appliquer à toute l'oeuvre du cinéaste dont le traitement entend ici briser la carapace, faire tomber les masques et laisser parler les peurs les plus profondes pour approcher au mieux ce qui unit les deux membres d'un couple qui se cherche et s'apprivoise.
Habitée par un tourment qui n'ose dire son nom, l'histoire du film est aussi celle d'une lutte intérieure entre le désir sexuel et amoureux et le retour à la raison réclamé par la différence d'âge qui sépare les deux amants.
Le récit s'attache à décrire ce combat d'un homme contre sa propre adversité mais le bloc d'indifférence affiché initialement par Frank se disloque rapidement devant l'irrésistible et, masqués par la pénombre, les corps finissent par s'enlacer pour donner lieu à l'une des séquences les plus fameuses du long-métrage : de retour chez lui après une fête, Frank, déçu de trouver la maison déserte, s'apprête à se coucher et ôte sa chemise, une main surgit alors de l'obscurité pour se poser sur son torse ; le corps juvénile de Breezy entre dans la lumière et étreint le physique robuste et défaillant d'un homme qui abandonne enfin toute résistance.
Ces instants charnels frappent par la pureté de leur composition picturale.
Bien avant Jack N. Green ou Tom Stern, le chef opérateur Frank Stanley, dont la photographie exploite à merveille les contrastes de lumière du lieu, a parfaitement su lire les aspirations de son maître d'oeuvre, souvent perspicace dans le choix de ses collaborateurs.
Eastwood, dont la caméra épouse la forme délicate de ses sujets, a toujours manifesté un goût prononcé pour le filmage des corps, non pas dans le rapport sexuel en lui-même, mais en ce qu'ils nous révèlent sur les faiblesses de leurs hôtes.
Ici, cette poétique ne cesse de nous dire dans un même temps l'évidence de la relation, comme si ces corps devaient se lier, mais les obstacles, qu'ils soient sociaux ou moraux, nuisent à la simplicité des rapports amoureux.
L'improbabilité de la liaison de ces deux destins et la précarité de leurs attaches sont en effet sans cesse rappelées par l'influence néfaste de l'environnement social et de ses représentants qui par sous-entendus et regards incrédules brisent le halo de protection dans lequel baignaient les deux amants.
Il faut donc s'en détacher ou se réfugier dans un antre affectif.
La grande villa de Frank sur les hauteurs de Los Angeles, qui semblait n'être peuplée que de fantômes, joue précisément ce rôle d'ancrage spatial et temporel.
La construction dramatique s'articule sur la possibilité de fin d'errance qu'offre ce refuge à travers les apparitions et les disparitions de Breezy, elles-mêmes déterminées par l'hésitation affective de Frank.
Autour d'elle se greffe également la tension entre sédentarité et nomadisme qui a toujours préoccupé le cinéaste dans des oeuvres aussi diverses que Impitoyable, Le Maître de guerre ou Honkytonk Man.
Même s'il peut paraître à bien des égards insaisissable, l'édifice eastwoodien affiche une cohérence qui dépasse les simples frontières génériques et les diverses correspondances entre ses films ne manquent pas de nous le suggérer avec insistance.
Le sentiment de liberté et d'évasion des obstacles dressés par la société moderne et urbaine émane lui presque exclusivement de ces séquences insouciantes où la nature semble irradier le cadre pour entrer en communion avec ses personnages.
L'effet surprenant de cette immersion dans le paysage est obtenu grâce à une variation de focale particulièrement spectaculaire.
Ces errements bucoliques, qui par leur empreinte et leur rythme visuels revendiquent leur appartenance au cinéma des seventies, ne sont pas sans rappeler certains passages d'Un frisson dans la nuit dans lequel un couple profitait aussi d'une paix éphémère pour s'épancher au sein d'une nature accueillante.
L'inscription dans ces années 1970, synonymes de mutations multiples, ne se limite pas à la seule filiation esthétique.
Dans une peinture nuancée, Eastwood commence en effet déjà à prendre le pouls d'une Amérique dont il va explorer les failles en stigmatisant ses mentalités et ses attitudes les plus rances.
Breezy surfe sur la vague de ces films typiquement seventies qui dressent le constat désabusé d'une société fondée sur le culte de la réussite et de la consommation.
La représentation corrélative d'une bourgeoisie américaine rongée par l'hypocrisie et le conformisme s'incarne notamment dans le personnage de Bob Henderson, ami de Frank Harmon et parfait représentant de l'américain moyen.
Il agit très exactement comme un négatif et ne voit dans la relation amoureuse vécue par son compère qu'une manifestation du démon de Midi.
Un démon de Midi qui nourrit d'ailleurs ses propres fantasmes.
Qu'ils jouent le rôle de déclencheur, de miroir réfléchissant ou de négatif des personnages principaux (Bob pour Frank donc mais aussi Marcy pour Breezy), le tableau que brosse Eastwood des rapports humains est enrichi par les seconds rôles qui gravitent autour du couple et lui donnent ainsi une plus grande consistance.
Ils nous encouragent d'ailleurs à mieux appréhender ce qui est en jeu dans cette relation.
Breezy, comme son nom le laissait déjà entendre (2), va venir bouleverser le mode de vie et de pensée d'un Frank Harmon dont les certitudes se frottent très rapidement à l'idéalisme forcené de la jeune fille.
Cet agent immobilier, qui a pris la décision de ne plus s’occuper que de sa vie professionnelle, use de son cynisme comme d’un mécanisme de défense pour s’épargner les douleurs d’une nouvelle liaison.
La rupture qu'il amorce avec Breezy va d'ailleurs le conduire à regoûter au danger de sa propre solitude qu'il entrevoit dans les drames vécus successivement par Betty et Marcy, personnages aux situations antagonistes mais qui partagent le même manque affectif.
Si l'on force légèrement la portée de la métaphore, l'irruption de Breezy dans la vie de Frank peut être lue comme une représentation de la tempête qui souffla sur l'Amérique d'alors, tournée vers le changement et la révolution des moeurs.
Autour de ce microcosme se cristallisent en effet les tensions générationnelles d'une société tiraillée entre deux aspérités.
La romance va opérer un métissage de ces deux cultures dont la confrontation fait d'abord naître une incompréhension avant d'affirmer la possibilité d'une conciliation.
En filigrane de cette peinture duelle semble se dessiner, dans l'espace environnant de la jeune fille dont les membres n'ont pas la même capacité de faire fi des difficultés rencontrées, le portrait d'une jeunesse livrée à elle-même.
A l'image de Marcy justement, jeune droguée à la fragilité tenue dont on suit la lente dégradation.
S'il reste surtout bienveillant à l'égard de son personnage féminin central, le regard du cinéaste sur l'ensemble de cette communauté n'est jamais réprobateur.
La distance et le don d'observation qu'il accorde à ces exclus confessent une réelle volonté de déjouer les pièges d'un moralisme guetté par ses accusateurs et fait ainsi un joli pied de nez à leurs attaques incessantes sur une vision du monde supposément conservatrice voire réactionnaire.
Fidèle en cela à toute une tradition classique, Eastwood, ne se prononce pas pour autant en faveur d'un libéralisme excessif et semble plutôt naviguer entre deux eaux.
Il est toutefois possible d'affirmer qu'il a toujours manifesté une certaine méfiance envers toute forme d'organisation sociale qui viendrait brider les marges de manoeuvre personnelles.
Une nouvelle fois, cette romance fournit une illustration possible de ces interrogations.
Même s'ils donnent l'impression de se définir d'abord par rapport à lui, Breezy et Frank ont ceci en commun qu'ils vivent en retrait de leur milieu d'origine.
En refusant de les figer dans un corps social défini, le cinéaste leur donne la possibilité d'échapper à un certain déterminisme au nom de la conception individualiste de l'homme qu'il a cherché à mettre en avant tout au long de sa carrière.
La scène finale, qui voit Breezy s'écarter de ses comparses pour rejoindre Frank, propose une très belle figuration de ce détachement.
Finalement, la pérennité de leur décision importe peu.
Il s'agit avant tout de montrer qu'ils ont su s'émanciper des conventions pour mieux goûter à ce qui les unit et retrouver ainsi un véritable libre-arbitre, débarrassé des apparats imposés par une quelconque organisation régulatrice.
Les amants peuvent alors s'éloigner dans la profondeur de champ pour se jeter à corps perdu dans l'incertitude du futur, accompagnés de leur chien Love-a-Lot, seul lien qui les rattache à l'image du couple « moyen ».
Vingt ans plus tard, la relation déchirante entre Robert Kincaid, photographe à National Geographic et Francesca Johnson, fermière de l'Iowa, ne connaîtra pas le même sort.
Dans Sur la route de Madison, l'issue de la romance est en effet envisagée sous un angle sacrificiel.
La passion ne peut plus se bercer d'illusions et doit se soumettre à la limitation temporelle de son exercice.
Sur la route de Madison et Breezy s'offrent comme les deux versants d'un même regard. Le yin et le yang du mélodrame selon Eastwood.
Quand s’inscrit à l’écran le générique final, une question brûlante se pose : comment cette petite perle a pu échapper à la vigilance de ses contemporains ?
On peut légitimement penser que Breezy arrivait trop tôt pour un inconscient collectif encore profondément marqué par le Magnum 44 de Harry Callahan d'autant plus que le polar de Siegel continuait à faire débat au moment de la sortie du film.
Eastwood, lui, était déjà bien loin de toute cette agitation et commençait, de sa force tranquille, à prendre en main une carrière qui n'a eu de cesse de se construire à contre-courant des modes, de brouiller les pistes et de bousculer les attentes.
Voilà sans doute un des enseignements majeurs de ce parcours singulier, sans doute contrasté, mais qui affirmait dès son entame une vraie indépendance artistique.
Mais plus prosaïquement, l'explication est peut-être à chercher du coté de l'absence de l'acteur au générique du long-métrage au profit de l'implication totale du metteur en scène dont la popularité et le crédit accordés étaient alors largement moindres.
Certaines affiches américaines de l'époque ont d'ailleurs cherché à mettre en avant la personnalité d'Eastwoood en ajoutant son portrait en médaillon, en dessous des visages des deux personnages principaux.
En conséquence directe de cet échec commercial (relatif car le film ne coûta que 750 000 dollars), Eastwood sera sommé de revenir vers les genres qui ont fait sa renommée pour retrouver les faveurs de ses partenaires financiers qui commençaient à s'inquiéter de ses velléités d'éclectisme.
Très affecté par ce rendez-vous manqué, il ne s'éclipsera à nouveau derrière la caméra que quinze ans plus tard avec Bird.
Signe peut-être que le vent avait depuis tourné en sa faveur et qu'une reconnaissance méritée était en marche.
La redécouverte de Breezy met l'accent sur le caractère tardif de ce revirement tant l'audace dont il faisait preuve ici aurait dû suffire à lui conférer un réel statut de cinéaste intègre, exigeant et touche à tout.
Le film fut exhumé en 2001 en France, à l'occasion d'une ressortie parisienne et fit même l'objet d'une diffusion télévisuelle presque simultanée au Cinéma de minuit animé sur France 3 par Patrick Brion (programmation qui, pour l'auteur de ces lignes, fut le point de départ d'une véritable passion).
Cette double visibilité retrouvée avait fini de redorer le blason d'un film resté trop longtemps dans l'ombre.
A notre modeste échelle, il nous paraissait important de faire œuvre de réhabilitation en vous invitant vivement à réparer l'injustice dont il a fait l'objet.
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1. Positif n°170, p. 73 – 06/75
2. Breezy est un mot anglais qui signifie « venteux » mais aussi « gai, jovial ». (Traduction issue du dictionnaire Robert and Collins).
http://www.dvdclassik.com/Critiques/breezy-clint-eastwood-universal-dvd.htm