Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Prostitution : « Je n’étais qu’une marchandise » (Rosen Hicher pour Le Monde)

Scène de prostitution à Nice, en mars 2013.

LE MONDE | 26.11.2013 à 17h56 • Mis à jour le 29.11.2013 à 08h19 |

Par Rosen Hicher (Ex-prostituée, membre des Survivantes)

Mesdames, Messieurs, vous qui avez signé la pétition lancée par Antoine ou le « Manifeste des 343 salauds », savez-vous quelle réalité vous défendez ? Vous, célébrités qui vivez sous les projecteurs, vous ne connaissez ni la précarité ni la violence, vous pensez vraiment que la prostitution, c'est du cinéma ?

J'ai été prostituée pendant plus de vingt ans. Dans la pénombre des bars, j'ai été soumise au « bon plaisir » des clients. J'y ai subi leurs insultes, leurs exigences humiliantes. J'ai côtoyé des Françaises en pleine détresse et des victimes de la traite venues de pays en ruine ; toutes mourant à petit feu ; toutes ou presque manipulées par un réseau ou un salaud, petit proxo ou grand trafiquant dont le job est de fournir au client la « marchandise » qu'il convoite.

LES SANS-VOIX

Aujourd'hui, au nom de toutes les sans-voix, de toutes ces femmes interdites de parole, je veux vous dire ma colère ! Que croyez-vous ? Que notre silence est le signe de notre acceptation ? Mais regardez-vous ! Nous nous taisons à cause de votre jugement, de votre mépris ! Car soit nous avons peur, soit nous avons honte ! Malgré tous les beaux discours, vous nous considérez comme des moins que rien ; en un mot, comme des « putes ».

Que pouvez-vous savoir, dans ces conditions, de nos larmes quand le client a tourné le dos ? De notre désespoir, de notre sentiment d'abandon, de notre révolte face à ces hommes qui nous salissent et volent jusqu'à notre intimité ? Que savez-vous de notre détresse ? De la peur au ventre qui nous saisit à chaque passe ?

Vous aimez penser que nous avons le choix. J'en rirais si j'avais encore la force d'en rire. Pour moi, comme pour beaucoup de celles que j'ai rencontrées, tout a commencé par les belles paroles d'un homme. Il était beau et me couvrait de cadeaux, moi qui n'avais jamais rien reçu, sinon la violence de mon père et les viols de mon oncle. Je l'ai cru.

Pas de chance : il était mac. J'avais 17 ans, j'étais en fugue. Il m'a prise en stop et balancée dans les « tournantes » pour me préparer à mon futur statut de femme vendable, de femme jetable. Ces hommes sont des prédateurs. Ils s'attaquent aux plus vulnérables, flairent « la bonne pute ». Après, il nous reste à nous montrer grandes gueules pour éviter les violences et les perversions des clients que notre fragilité excite.

Je suis donc tombée dedans. Et j'ai mis vingt-deux ans à en sortir. Vingt-deux ans de violences sexuelles, arrosées de beaucoup d'alcool pour tenir le coup, pour ne pas voir, ne pas sentir. Quand on est dedans, on ne peut rien faire d'autre que dire : c'est bien ! C'est pour ma famille, c'est pour mes enfants ! Sinon on s'effondrerait, comme un château de cartes. Moi, un temps, j'ai même défendu la prostitution et revendiqué les maisons closes !

UNE VIE SANS VIE

Pourquoi n'as-tu rien fait pour changer de vie, allez-vous dire ? Mais qui embaucherait une femme sans passé ? Je n'ai plus de vie ; si, une vie éteinte, une vie sans vie. Je ne sais plus chercher, je ne sais plus me vendre. Car il faut se vendre et moi, je ne sais que vendre mon corps. Vendre mon courage, mon ardeur, ma force, démontrer que je sais travailler, mais comment ? Et faire quoi ? Je ne sais plus.

Je me suis perdue en route ; comme si j'étais morte sans m'en rendre compte. A force de m'absenter de moi-même pour résister aux assauts de tous ces hommes, j'ai le sentiment de vivre dans une bulle au-dessus de mon corps. Je ne ressens plus rien. Je voudrais tellement me réhabiter ! Mais je ne m'aime plus, je déteste la femme que je suis devenue. Leur souvenir me poursuit : des mains me touchent, des ventres tous plus gros les uns que les autres, des peaux rugueuses et sales…

Les clients ne peuvent pas aimer, ils ne peuvent que baiser. Je suis une marchandise qu'ils achètent, comment pourrais-je encore être moi ? Clients, je vous accuse ! Et j'accuse la société qui ne m'a pas aidée à sortir de cette entreprise de démolition.

Vous croyez que mon histoire date ? Qu'aujourd'hui les filles sont libres ? Non, je les rencontre, elles me parlent. Et leur histoire n'a pas bougé d'un pouce. Le décor change, la rue Saint-Denis est remplacée par Internet, les bordels par les bars à hôtesses, mais leur vulnérabilité est la même. Et vous persistez à l'exploiter sans vouloir savoir, en vous berçant de fantasmes et de littérature.

Quand on survit – car beaucoup en sont mortes et en mourront encore –, on est détruite à jamais. Aujourd'hui, je vous le demande : aussi dérangeante soit-elle, regardez la réalité en face. Vous parlez de risques sanitaires, de clandestinité. Mais la clandestinité est dans la chambre, quand la porte se referme et nous laisse seule aux mains du client ! Ce qui ravage notre santé, ce n'est pas le lieu où s'exerce la prostitution. C'est la prostitution.

Et puis regardez enfin mes soeurs prostituées comme des femmes, pas comme des « putes » ! Des femmes que seule une loi pourra protéger, désintoxiquer de toutes leurs dépendances : la came, l'alcool, les macs. Je veux leur dire que c'est possible. J'y crois. J'y suis arrivée.

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/26/prostitution-je-n-etais-qu-une-marchandise_3520706_3232.html

Les commentaires sont fermés.