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"Refusons le puritarisme et la déraison" (Caroline Fourest - Le Monde)

Le féminisme se démocratise. Il suffit de voir le nombre de personnes se disant féministes pour mieux soutenir le port du voile et la prostitution. La très grande vitalité de l'industrie mafieuse et la très grande générosité de l'économie qatarie ne peuvent, à elles seules, expliquer un tel engouement. Il existe de vraies divergences de points de vue entre différents féminismes, d'un sujet à l'autre.

Le Strass (Syndicat du travail sexuel) ne voit aucune difficulté à militer pour le port du voile et la prostitution en même temps. Les réseaux de l'industrie du sexe diffusent volontiers une affiche appelant à un « 8 mars pour toutes », où l'héroïne arbore un sigle féministe dans la main et un voile sur la tête.

UNE VISION DU DROIT DE CHOISIR

En retour, les réseaux pro-islamistes et pro-voile soutiennent leurs camarades pro-putes. Au nom d'une vision du droit de choisir bien théorique, déconnectée de tout désir de transformation sociale. Comme si tous les choix se valaient, comme si le féminisme n'avait rien à dire sur les rapports de force pesant sur ces « vocations » de femmes. Au choix, être la vierge ou la prostituée. Si possible les deux.

Pour les signataires de l'appel « Féministes, donc contre la pénalisation des clients », qui rassemble des proches des Indigènes de la République et Act-Up en passant par les Indivisibles, toute loi portant sur la sexualité est vécue comme répressive et non émancipatrice. Même s'il s'agit non pas d'enfermer des transsexuels ou des homosexuels… mais de dissuader des clients de les acheter.

Bien sûr, la question de l'efficacité de la loi mérite d'être débattue. Ceux qui détestent la « morale sexuelle » et militent pour la prévention du sida soulignent légitimement le risque de pousser les prostituées à négocier leurs tarifs loin des regards et donc des travailleurs sociaux pouvant les aider à se « protéger ».

Le risque étant de glorifier une prostitution de rue guère enviable et peu protectrice, et de passer à côté de l'essentiel : celles et ceux qui se prostituent aiment tellement leur « job » qu'ils refusent souvent de prendre soin de leur corps déshumanisé et peuvent à tout moment accepter d'être consommés sans capote.

C'est la prostitution en soi qui détruit la majorité des prostituées. Il faudrait la légaliser, l'encourager ? La pénalisation du racolage passif, tout le monde au moins est d'accord dessus, était absurde. Une double peine idiote faisant porter le délit sur la personne qui se vend, à la fois victime et coupable. Le fait de pénaliser les clients a au moins le mérite de pénaliser celui qui achète. Mais surtout soyons clair, très peu de clients seront arrêtés s'ils ne sont pas dénoncés par les prostituées, qui disposeront d'une arme pour équilibrer le rapport de force.

DES PROSTITUÉES EN DANGER

Car c'est bien au moment de passer à l'acte et non au moment de négocier, dans la rue ou sur Internet, qu'une personne prostituée est en danger. Quand elle n'est pas victime de chantage, de violences et de séquestration de la part des réseaux qui l'exploitent. Un trafic d'êtres humains et des passes à la chaîne constituent l'essentiel de la prostitution. N'en déplaise à ceux qui confondent l'industrie du sexe avec l'industrie du luxe, version escort girl, les professions libérales et libres sont bien rares. La loi n'est pas faite pour elles, mais pour le prolétariat esclavagisé.

De même que la loi sur les signes religieux à l'école publique n'est pas faite pour celles qui préfèrent faire passer leurs convictions religieuses avant l'instruction publique, mais pour toutes celles qui voudraient bien finir leurs études sans se faire traiter de salopes parce qu'elles vont à l'école sans voile.

Bien des femmes choisissent de se voiler. Elisabeth Badinter ne pense pas pour autant que le voile soit un choix à soutenir en tant que féministe. En revanche, la pénalisation des clients équivaut, selon elle, à « une déclaration de haine » envers « la sexualité masculine ». Au nom d'une vision libertaire du féminisme, ou plutôt libérale, qui laisse entendre que la sexualité masculine se caractérise par son consumérisme.

A l'opposé, des féministes d'inspiration plus anticapitalistes, comme Osez le féminisme, n'hésitent pas à se dire abolitionniste, et même anti-gestation pour autrui, par principe. Comme si les services liés au corps ne pouvaient jamais être monnayés sans porter atteinte à la dignité humaine.

Le féminisme, décidément, épouse des priorités bien différentes selon qu'il soit libéral ou anticapitaliste, tiers-mondiste ou antitotalitaire. Il devrait tout de même se garder de verser dans le puritanisme absolu ou, à l'inverse, dans la déraison feignant de confondre l'oppression avec un choix éclairé. A moins de perdre son sens émancipateur, qui est un peu son cœur.

Caroline Fourest (Essayiste et journaliste)

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/28/refusons-le-puritarisme-et-la-deraison_3521320_3232.html

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