Élisabeth de Fontenay : "Les droits des animaux ne sont pas réactionnaires"
Le Monde, 8 septembre 2006
« Des barbares saisissent ce chien... », pouvait écrire Voltaire. Mais Jean-Yves Nau, dans un article du Monde du 25 août intitulé « La bête humanisée », ne partage pas du tout cette opinion, puisqu'il raille ceux qui qualifient de « barbares » les auteurs de mauvais traitements infligés aux bêtes.
Prenant prétexte d'infantiles abus de langage et d'anecdotes navrantes, au sujet de la problématique réintroduction des ours dans les Pyrénées, il passe à côté de ce qui représente un combat porteur d'avenir, à savoir l'institution de droits pour les animaux.
De telles mesures juridiques relèveraient selon lui d'une régression anthropomorphique, qu'il qualifie bizarrement de "nouvelle révolution copernicienne". J'essaie de comprendre : car, même au cas où il aurait cru amuser ou parler par antiphrase, son mot d'esprit ne fonctionne guère.
Ce qu'on désigne en effet par révolution copernicienne, c'est la transformation, du XVIe au XVIIIe siècle, des idées scientifiques et philosophiques ayant accompagné le changement de représentation de l'Univers.
Or l'héliocentrisme (idée que la Terre tourne autour du Soleil et non l'inverse) semble un modèle trop général pour prendre en charge une mutation décisive des représentations du rapport de l'homme aux autres vivants.
La qualification adéquate pour désigner la prétendue humanisation de la bête aurait pu être, à la rigueur, "l'animalisation de l'homme", opérée jusqu'à un certain point par la "révolution darwinienne".
Avec la consolidation de la théorie de l'évolution par la génétique - plus de 99 % de gènes identiques entre l'homme et le chimpanzé -, on a changé de paradigme et il ne sert à rien de rameuter la vieille métaphysique du propre de l'homme.
Freud avait nommé les auteurs des trois grandes blessures narcissiques infligées à l'humanité : Copernic, qui avait mis fin au géocentrisme, Darwin, qui avait ruiné l'anthropocentrisme, et lui-même, qui avait renversé le règne sans partage du conscient.
C'est dire que la révolution dont parle Jean-Yves Nau a déjà eu lieu, et qu'il suffit de lire The Descent of Man, qu'on doit traduire par "l'ascendance de l'homme", pour comprendre le formidable bond en avant qui s'est opéré dans la manière de se représenter tout à la fois la généalogie des espèces et les nouveaux devoirs impartis aux hommes.
Certains chercheurs ont du reste souligné que les avancées de l'éthologie constituaient une quatrième blessure narcissique.
Brocardant un certain nombre de résolutions internationales et d'initiatives françaises en faveur des animaux, M. Nau ne marque-t-il pas son rejet du nouveau code pénal, pour lequel les animaux ne sont désormais plus des choses mais, bel et bien, des personnes juridiques ?
La notion de "personnalité juridique" ne se confondant pas avec celle de "sujet de droit" ne tend aucunement à effacer la frontière entre l'humanité et l'animalité. L'animal ne se trouve plus soumis au seul droit de propriété, le code pénal punissant d'amendes les mauvais traitements.
L'abusus, prérogative du propriétaire, se voit donc limité dans l'intérêt de la bête elle-même, qui n'est plus une chose ou un bien, pour autant qu'on classe les actes de cruauté envers les animaux dans une catégorie distincte de crimes et délits : ni contre les personnes, ni contre les biens, ni contre l'Etat, la nation, la paix publique, l'humanité.
On doit penser que, comme l'écrit un juriste contemporain, cette catégorie inédite de crimes et délits, "naviguant entre les biens et les personnes", ne pourra pas subsister longtemps telle quelle. Ce qui est avouer que beaucoup reste à faire, ne serait-ce que pour se mettre en accord avec le droit européen.
Enfin, puisque l'article s'en prend aux hommes politiques au pouvoir, stigmatisant chez eux une démagogie animalière, il faut rappeler que ce sont des hommes de progrès, qui, en France, au XIXe siècle et même au début du XXe ont défendu, contre la droite catholique, l'idée d'un droit des animaux : Grammont auteur de la première loi de protection, Michelet, Hugo, Larousse, Zola, Schoelcher, Clemenceau.
Ils ne craignaient pas, ces républicains, qu'on les soupçonne d'aller à contre-courant de l'émancipation humaine quand ils réclamaient l'élargissement du cercle de ceux qui ont ou devraient avoir droit au droit : ils y voyaient un véritable accroissement d'humanité.
Pour eux la régression, la "réaction" consistait bien plutôt à reconduire la vieille tradition cartésienne, mécaniste et spiritualiste, celle qui enseigne le mépris envers la sensibilité d'êtres vivants non humains.