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Florence Burgat : "Du droit absolu de l'homme sur l'animal"

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"Tout ce que les nazis ont fait aux juifs, nous le faisons aux animaux. Nos petits-enfants nous demanderont un jour : où étiez-vous pendant l’Holocauste des animaux ? Qu’avez-vous fait contre ces horribles crimes ? Nous ne serons pas capables alors de donner la même excuse une seconde fois, que nous ne savions pas."

Helmut F. Kaplan

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Des récents travaux universitaires consacrés au statut des animaux en Occident, trois feront date. Et d’abord l’important volume dirigé par Boris Cyrulnik (1), qui réunit une cinquantaine de contributions relevant de disciplines variées (histoire, philosophie, anthropologie, éthologie, psychiatrie, neurobiologie, médecine vétérinaire), et constitue un état des connaissances et des interrogations sur l’animalité et sur la condition des animaux dans le monde moderne.

En une vingtaine de sections sont analysés le rôle des animaux dans l’humanisation, la honte des origines animales de l’homme, le psychisme animal (l’intelligence, la folie, le langage, les interdits), l’histoire naturelle et l’évolution, l’emprise technologique sur les animaux, leur exploitation symbolique et économique, leur compagnie, les figures de l’animal dans les religions.

Les éclairages portent autant sur les modes de relation entre humains et animaux que sur les représentations de l’animal dans les différentes sciences. Des positions très diverses s’expriment, donnant à l’ensemble une grande originalité.

De plus, aux côtés de contributions de fond, une large place est laissée à des extraits littéraires et philosophiques. Cette vaste entreprise fait apparaître sur quels plans se déplacent les frontières entre humanité et animalité.

À cet égard, Le Silence des bêtes, d’Elisabeth de Fontenay (2), constitue un événement philosophique majeur, puisque c’est à travers le prisme de l’animalité qu’est relu l’ensemble du corpus occidental, des présocratiques aux penseurs contemporains.

On y retrouve, rassemblées et passées au crible d’une analyse serrée, les multiples discussions sur le statut de l’animalité : les métamorphoses et la métempsycose ; le sacrifice animal ; les querelles autour de l’âme des bêtes ; la justification du mal, s’agissant d’êtres souffrants et innocents à la fois ; l’histoire des critères de distinction de l’humain, dont la raison, la capacité à passer un contrat et à écrire des lois, la possession d’une conscience de soi, l’accès à un monde.

Cette question ne fait qu’une avec celle du propre de l’homme, dans la mesure où l’appropriation des animaux procède de l’affirmation d’une qualité intellectuelle ou morale distinctive, dont résulterait un droit absolu sur le reste des vivants.

C’est la reconduction de ce dispositif, de Platon à Levinas, qu’analyse Elisabeth de Fontenay, en se demandant pourquoi on n’en peut sortir. Face à une conception d’un droit fondé sur des performances, philosophes et écrivains ont, d’âge en âge, fait prévaloir la capacité à souffrir, et montré que c’est dans cette même vulnérabilité que s’ajointent le sort des hommes et celui des animaux.

Ce décentrement de la raison vers la sensibilité, pour octroyer des droits naturels, constitue la voie pour laquelle opte l’auteur. Sa critique de l’humanisme métaphysique, présente dans d’autres de ses écrits, est indissociable de sa reformulation du propre de l’homme : en finir avec l’arrogance et l’hégémonie du sujet raisonnable et parlant, c’est aussi en finir avec le risque d’exclure ceux des humains qui, par accident, sont dépourvus de ces qualités de raison et de parole.

Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident,d’Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier (3), illustre et prolonge la démonstration philosophique. Cette solide étude décrit et analyse, sur une période de cinq siècles, les modes d’appropriation de la faune sauvage : de la passion des collections et des cabinets de curiosité à la volonté de maîtriser la nature, qui s’affirme comme fin en soi au XIXe siècle en Europe, pour afficher aujourd’hui un désir, en vérité fallacieux, de vie sauvage.

La constitution d’un immense empire colonial permet une intensification de la capture des animaux exotiques : d’abord par la chasse qui, voulant débarrasser les territoires colonisés de leur faune, connaît une ampleur sans pareille, encouragée par le mythe du héros blanc et dompteur du sauvage ; ensuite par trois activités qui vont de pair : le zoo, l’acclimatation et le dressage des bêtes pour le cirque et les ménageries ambulantes.

Et c’est dans un même mouvement que les exhibitions ethniques se développent dans les zoos à la fin du siècle dernier, parquant des Lapons, des Africains, des Chinois et des Indiens... Les auteurs ont effectué un travail considérable sur la condition des animaux durant les transports, à partir des données fournies par les marchands, et dans les zoos, à partir des archives du Muséum national d’histoire naturelle et du zoo de Vincennes.

Ils ont ainsi pu mettre en évidence, à l’aide de comptages précis, qu’un animal vivant au zoo nécessite la mort de dix de ses congénères, et que l’espoir de vie des animaux de la Ménagerie de Paris en 1859 est identique à celui des animaux du zoo de Vincennes en 1985 ! Outre une histoire des mentalités et des représentations de l’animal sauvage ou exotique, c’est aussi, avec nombre de parallèles, celle du rapport de l’Occident aux autres peuples que les auteurs dessinent.

Florence Burgat

Notes :

1) Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, sous la direction de Boris Cyrulnik, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1998, 1 540 pages.

2) Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, Paris, 1998, 784 pages.

3) Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle), La Découverte, Paris, 1998, 294 pages.

Article paru dans Le Monde diplomatique, février 1999, p. 31.

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