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Faut-il tuer pour vivre ?

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par Karine Lou Matignon

C'est bien là que le bât blesse : de volupté et de sensualité, il n’y a plus. La viande n’est plus gaie. Il y a belle lurette que les prières sacrées des fiers chasseurs-cueilleurs adressées en guise de remerciements aux esprits des animaux tués n’ont plus le moindre écho. Festoyer la bonne chère se heurte désormais à l’automatisation de la mort et au débitage hypertechnicisé des carcasses animales désincarnées. Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’histoire commence avec la prévoyance des hommes du Néolithique, qui firent de l’élevage le ressort nécessaire à l’épanouissement économique et démographique humain. Tandis que les animaux permettaient à nos ancêtres de s’humaniser par le partage - et de se régaler d’un sentiment de toute-puissance sur la nature -, les bêtes se sont rapidement vu attribuer des rôles précis, dotées de symboliques puissantes, tantôt déifiées, tantôt honnies. Dès lors, la viande n’était plus un aliment comme les autres, sa consommation réglementée, comme si un risque étrange mais bien réel s’était mis à peser sur l’homme. Pour l’ethnobiologiste Jacques Barrau, cette ambiguïté vient, “ d’une part, de ce sentiment de culpabilité qu’engendrent le sacrifice et la consommation de bêtes avec lesquelles nous nous sentons des affinités et, d’autre part, de ce quasi irrépressible désir de nous approprier leur énergie, leur “souffle vital”, en les dévorant. ”

Aucune civilisation n’échappe à cette ambivalence, à ce pas de deux permanent entre plaisir et aversion. Alors on s’arrange comme on peut. C’est ainsi que les anciens Grecs ne mangeaient aucune viande de boucherie qui n’ait été sacrifiée sur les autels, toute viande non saignée se révélant immangeable parce que le sang, l’anima, le principe vital, était réservé aux dieux. En Égypte, les fermiers sédentaires de la vallée du Nil étaient friands de cochon, jusqu’à ce que sa consommation diminue, au 2ème millénaire av. J.-C., lorsque cet animal s’est transformé en offrande exclusivement dédiée à Osiris, dieu du Nil et de la végétation - sauf les nuits de pleine lune, où le porc pouvait fugacement flatter les palais humains.

Les règles en matière de consommation animale ont ainsi pris racine dans le terreau anthropologique de la religion et de la mythologie, puis se sont diversifiées et complexifiées. “ S’interdisant de manger des viandes non saignées, mais refusant de verser le sang des victimes sur leurs autels, les chrétiens de l’Antiquité proscrivirent aussi la consommation des animaux sacrifiés selon les rites païens, note l’historien Jean-Louis Flandrin. À partir de là, on aurait pu imaginer deux attitudes : ou bien renoncer totalement à l’alimentation carnée comme impure, ou bien désacraliser la mise à mort des animaux.

C’est la seconde que l’Église a officiellement choisie. Jusqu’au XVIIe siècle, on assiste à une lente réification de l’animal - que la théorie cartésienne de l’animal-machine achèvera d’affirmer -, à une banalisation de sa mise à mort et à l’effacement des scrupules chrétiens envers l’alimentation carnée. ” Les écorcheurs ont forte réputation. La boucherie devient un art. Puis s’opère une nouvelle transformation dans les consciences et les modes à partir du XVIIIe siècle : on commence à dénoncer le caractère sanguinaire et barbare de l’alimentation carnée. Tandis que le végétarisme se développe en parallèle avec les mouvements de défense des animaux, les mangeurs de viande délaissent certains abats qui choquent les sensibilités, comme par exemple les yeux de veaux. Pourtant, la chosification de l’animal se poursuit. Au milieu du XIXe siècle, sous l’impulsion du développement industriel, les abattoirs quittent le cœur des villes pour s’installer en périphérie, dans des lieux clos, interdits au public. Les élevages et les abattoirs deviennent géants, automatiques ; la mort de l’animal est euphémisée, les corps ne sont plus que des matériaux inanimés, abattus à la chaîne. Même la préparation et la présentation des morceaux carnés sur les étals des boucheries dissimulent l’animal ; l’odeur est fade, le sang absent, les têtes de veaux exsangues, les fourrures des lapins et les plumages des poulets disparaissent. On veut bien manger de la viande, mais pas l’animal.

Cette banalisation/occultation de la mise à mort et de l’élevage concentrationnaire, du cadavre, nous amène aujourd’hui à un clivage qui rend finalement le goût de la viande bien amer : d’un côté, nous humanisons les animaux familiers qui partagent nos foyers ; de l’autre, nous méprisons les animaux que nous élevons par milliards chaque année pour les tuer et les manger. Sous nos latitudes, jamais le détachement, la distanciation et finalement la coupure entre l’homme et l’animal n’ont été aussi fortement symbolisées que par l’élevage moderne. On ne sacrifie plus à un dieu mais l’on abat au nom d’une logique agro-alimentaire. L’indécence réside dans l’indifférence. Alors, la société se réveille - la jeunesse en particulier - et s’offense enfin des traitements que l’on fait subir aux animaux. La crise de “la vache folle” a fait ressurgir ce rapport complexe que l’homme entretient avec la viande depuis qu’il s’est mis en tête de peindre l’animal sur les parois des grottes. Dépendant de la diversité, l’homme des origines a été contraint à l’exploration - et, à la symbolisation - et de fait, à la méfiance.

Cette angoisse, nous la retrouvons aujourd’hui face aux aliments et surtout à la viande.

À lire :

Le Sang et la Chair, Noëlie Vialles, éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Les Français et leurs animaux, Jean-Pierre Digard, éd. Fayard.

Célébration naturelle, Gary Snyder, éd. Le Rocher.

http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=789

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