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Le Temps : "Le steak, malédiction écologique"

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[L’auteur ne parle pas d’éthique pour les animaux, seulement d’éthique environnementale. C’est dommage, mais son article a au moins l’avantage de sensibiliser une population  par ailleurs indifférente à la souffrance animale, et l’amener, par le biais de l’écologie, à diminuer, voire à supprimer totalement, sa consommation de « viande ». C’est pourquoi je crois bon de le reproduire ici.]

Etienne Dubuis

Vendredi 14 mars 2008

La croissance rapide de la consommation de viande, due à l'enrichissement des pays émergents, pose un défi planétaire : l'élevage est particulièrement vorace en ressources naturelles, terre et eau notamment, et contribue lourdement au réchauffement climatique. Comment faire ?

C'est une excellente nouvelle. Et pourtant, elle a de quoi inquiéter. Au cours de ces vingt dernières années, le Chinois moyen a ajouté un morceau de viande à sa platée quotidienne de riz. Jusqu'ici tout va bien. Là où l'affaire se complique, c'est qu'il y a des centaines de millions de Chinois moyens. Et que produire des centaines de millions de cuisses de poulet ou de tranches de porc en plus chaque jour n'est pas une mince affaire pour notre planète, déjà sollicitée de toutes les façons.

D'autant qu'il n'y a pas que les Chinois. Derrière eux, une multitude de ressortissants de pays émergents ont commencé à compléter leurs rations habituelles de céréales et de légumes par des aliments d'origine animale. Confirmant la règle selon laquelle plus l'homme s'enrichit, plus il se déplace vers le haut de la chaîne alimentaire. Si les Indiens n'ont guère augmenté pour l'instant leur ration de viande, ils boivent deux fois plus de lait qu'il y a 30 ans. D'un demi-bol de lait par personne et par jour, ils ont passé aujourd'hui à un bol entier. Et ils sont aussi plus d'un milliard.

Ce dernier demi-siècle, l'agriculture mondiale a relevé le défi de manière remarquable. Ce qui a permis une multiplication par cinq et demi de la consommation globale de viande, qui a passé de 47 millions de tonnes en 1950 à 260 millions en 2005, soit de 17 à 40 kilos par habitant de la planète. Ce gain a été rendu possible par la colonisation de nouvelles terres de pâture, bien sûr. Mais en petite partie seulement. L'essentiel est dû au développement d'un élevage intensif, qui a pour double caractéristique de confiner davantage les animaux et de les nourrir essentiellement de grains (soja et maïs notamment). Le mouvement, parti des Etats-Unis dans les années 50, a rapidement submergé l'Europe, l'ex-Union soviétique et le Japon, avant de s'étendre dans une bonne partie de l'Asie et de l'Amérique latine.

Rien ne dit, cependant, que pareille performance se perpétuera. La pression exercée sur l'agriculture est plus forte que jamais. Sous l'effet des dynamiques démographiques, l'humanité augmentera de deux à trois milliards de bouches à nourrir d'ici à 2050. Et du fait de la croissance économique, une part grandissante de l'humanité revendiquera sa part de viande. Une étude de la FAO, « Livestock's long shadow », publiée en novembre 2006, prévoit un doublement de la production d'ici au milieu du siècle. De 229 millions de tonnes en 1999-2001 à 465 millions en 2050.

Comment faire ? Comment produire ces énormes quantités de viande supplémentaires ? Telle est l'une des questions majeures de ces prochaines décennies.

La première option est d'étendre les zones de pâture. Hélas ! L'humanité n'est plus au XIXe siècle, quand d'immenses territoires (presque) vides s'ouvraient à ses éleveurs, des Etats-Unis à l'Australie, en passant par l'Argentine. Ni même dans la seconde moitié du XXe, où elle est encore parvenue à coloniser 500 millions d'hectares de terre. Les dernières conquêtes possibles, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, ne sont plus très nombreuses. Et beaucoup d'entre elles poseraient de graves problèmes environnementaux, puisqu'elles supposeraient, comme en Amazonie, la destruction de certaines des ultimes forêts tropicales.

La deuxième option est d'en demander plus encore à l'élevage intensif. Mais c'est là une gageure. La méthode a des limites : elle requiert d'énormes quantités de céréales, qui exigent elles-mêmes beaucoup de terre et d'eau. Or, la terre et l'eau s'apprêtent à devenir simultanément plus rares, sous l'influence du réchauffement climatique, et plus sollicitées, sous l'effet du développement des biocarburants et de la croissance démographique. Jean-Paul Charvet, professeur de géographie à l'Université de Paris X-Nanterre, a calculé que la Terre devrait fournir 660 millions de tonnes de céréales supplémentaires pour faire face à l'accroissement attendu de la population mondiale d'ici à 2030. Et en ne nourrissant les nouveaux venus que de pain. 660 millions : c'est deux fois ce que produisent actuellement les Etats-Unis. Qui le fera ?

On peut toujours espérer de nouvelles découvertes agronomiques qui permettraient de renouveler l'exploit accompli entre 1944 et 1970 par la révolution verte, à savoir des gains extraordinaires de productivité. Les deux fronts les plus évidents sont la productivité des céréales (plus de grains pour une même quantité de terre ou d'eau) et la productivité des animaux (plus de viande à partir d'une même quantité de grains).

Mais il existe une façon plus simple d'accroître l'offre : développer les viandes les moins gourmandes en céréales. L'efficacité de conversion des grains varie considérablement d'un animal à l'autre. Il faut sept kilos de céréales pour obtenir un kilo de bœuf, mais il en faut seulement quatre pour un kilo de porc, un peu plus de deux pour un kilo de volaille et un peu moins de deux pour un kilo de poisson herbivore de pisciculture. Substituer la carpe au bœuf permet d'assurer une production de protéines quatre fois supérieure. La carpe serait-elle l'avenir de l'homme ?

Ce changement est à l'œuvre. Le bœuf, qui a longtemps été la viande la plus consommée du monde après le poisson pêché, s'est fait devancer par le porc en 1979, puis par la volaille en 1997, et devrait l'être par le poisson d'élevage dans une dizaine d'années.

Voilà pour l'offre. Reste la demande. Or il y a là un autre espoir. La faim de viande n'est pas condamnée à augmenter indéfiniment, comme le prouve sa stabilisation, voire son léger recul, dans les pays développés. Une inversion de tendance qui peut être attribuée au moins partiellement aux problèmes de santé qu'une alimentation riche occasionne à partir d'un certain niveau de consommation. Mais qui peut résulter aussi d'une modification profonde du rapport à la nourriture.

« Mes quatre enfants mangent moins de viande que moi, confie Bruno Parmentier, directeur de l'Ecole supérieure d'agriculture d'Angers. Les deux ou trois générations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont vécu dans la peur du manque et se sont précipitées sur ces symboles de la prospérité que sont la viande, la matière grasse et le sucre. Aujourd'hui, les mentalités ont changé. La peur des jeunes, c'est l'obésité. Et la modernité, pour eux, ce n'est pas le steak de 200 grammes, mais la salade ou la pomme. »

http://www.letemps.ch/template/tempsFort.asp?page=3&article=227788

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