Jacques Derrida, "La bête et le souverain" (séminaire)
Information publiée le samedi 1 novembre 2008 par Marc Escola
SÉMINAIRE. LA BÊTE ET LE SOUVERAIN : VOLUME 1, 2001-2002 de Jacques Derrida. Galilée, 480 p., 33 €
Jacques Derrida a consacré, on le sait, une grande partie de sa vie à l'enseignement : à la Sorbonne d'abord, puis durant une vingtaine d'années à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm et enfin, de 1984 à sa mort, à l'École des hautes études en sciences sociales, ainsi que dans plusieurs universités dans le monde entier (aux Etats-Unis régulièrement).
Très vite ouvert au public, son séminaire a rassemblé un auditoire vaste et plurinational.
Si plusieurs de ses livres prennent leur point de départ dans le travail qu'il y conduisait, celui-ci demeure cependant une part originale et inédite de son oeuvre.
Nous inaugurons donc avec le présent volume une vaste entreprise : la publication de ces séminaires.
A partir de 1991, à l'EHESS, sous le titre général " Questions de responsabilité ", il a abordé les questions du secret, du témoignage, de l'hostilité et l'hospitalité, du parjure et du pardon, de la peine de mort.
Enfin, de 2001 à 2003, il a donné ce qui devait être, non la conclusion, mais l'ultime étape de ce séminaire, sous le titre " La bête et le souverain ".
Nous en publions ici la première partie : l'année 2001-2002.
Dans ce séminaire, Jacques Derrida poursuit, selon ses propres mots, une recherche sur la "souveraineté", "l'histoire politique et onto-théologique de son concept et de ses figures ", recherche présente depuis longtemps dans plusieurs de ses livres, en particulier dans Spectres de Marx (1993), Politiques de l'amitié (1994) et Voyous (2003).
Cette recherche sur la souveraineté croise un autre grand motif de sa réflexion : le traitement, tant théorique que pratique, de l'animal, de ce que, au nom d'un "propre de l'homme" de plus en plus problématique, on nomme abusivement, au singulier général, " l'animal ", depuis l'aube de la philosophie, et jusqu'à nos jours encore.
Partant de la célèbre fable de La Fontaine, « Le loup et l'agneau », en laquelle se rassemble toute une longue tradition de pensée sur les rapports de la force et du droit, de la force et de la justice, en amont comme en aval, dans une analyse minutieuse des textes de Machiavel, Hobbes, Rousseau, comme de Schmitt, Lacan, Deleuze, Valéry ou Celan, Jacques Derrida tente "une sorte de taxinomie des figures animales du politique" et de la souveraineté, explorant ainsi les logiques qui tantôt organisent la soumission de la bête (et du vivant) à la souveraineté politique, tantôt dévoilent une analogie troublante entre la bête et le souverain, comme entre le souverain et Dieu, qui ont en partage le lieu d'une certaine extériorité au regard de la " loi " et du " droit ".
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On pouvait lire dans Le Monde des livres du 30/10/8 un article sur cet ouvrage :
Derrida, ce poisson torpille
par Stéphane Legrand
LE MONDE DES LIVRES | 30.10.08 | 11h48 • Mis à jour le 30.10.08 | 11h48
"Ne pas se laisser tromper par le caractère apparemment anecdotique de l'événement - "encore un livre de Jacques Derrida, un livre de plus..."
Depuis un certain temps déjà, le public s'était habitué à la parution régulière de ses oeuvres : les brèves retranscriptions d'une conférence (Eperons, en 1978) ou d'un discours (Fichus, en 2002), aussi bien que les livres copieux et labyrinthiques (Politiques de l'amitié, en 1994, ou encore, plus récemment, L'Animal que donc je suis, publié à titre posthume en 2006).
Ses ouvrages étaient certes reçus avec l'attention due à un philosophe majeur, dont l'influence internationale est considérable, mais on n'était pas sans noter un certain ronronnement dans cet accueil : toujours le même respect, de plus en plus silencieux peut-être, sinon religieux, de la part des "professionnels de la philosophie", toujours le même psittacisme ampoulé des clones et des clercs ; toujours les mêmes âneries haineuses émanant de jaloux ou d'incompétents.
Comme si on croyait désormais savoir à quoi s'attendre, avoir finalement "digéré" cet auteur, avoir absorbé l'effet traumatique qu'il suscita tout d'abord.
Oui, encore un livre de Derrida, un de plus...
Mais le texte qui paraît sous le titre Séminaire. La bête et le souverain. Volume I (2001-2002) pourrait bien nous réveiller de cet assoupissement rassuré, et redonner tout son tranchant et sa puissance éruptive à la pensée de ce poisson torpille - pour reprendre l'une des comparaisons animalières dont Platon avait gratifié Socrate, qui lui non plus n'avait pas son pareil pour tétaniser la bêtise.
Car il ne s'agit pas d'un "livre de plus", mais de la première étape d'un vaste projet de publication aux éditions Galilée : celle de l'intégralité des séminaires et cours de Jacques Derrida (1930-2004), dispensés à la Sorbonne (1960-1964), à l'ENS de la rue d'Ulm (1964-1984), puis à l'EHESS (1984-2003), soit quarante-trois volumes dont la publication devrait s'étendre sur une quarantaine d'années.
Un pareil projet donne corps, par sa simple existence, à certains des concepts majeurs de Derrida, il les réfléchit ou les met en abyme. D'abord parce qu'il a beaucoup à voir avec les thèmes de l'héritage, de la dette, du deuil et de la survie : car il s'agit, selon la belle expression de l'éditrice Cécile Bourguignon, d'un "projet qui empêche que la maison (Galilée) meure, sinon même qui l'interdit".
SINUOSITÉ LABYRINTHIQUE
Or que son oeuvre, que les traces de sa parole, en l'absence même de leur auteur, maintiennent en vie, et en même temps obligent moralement à survivre la maison même qui, à son tour, leur donne vie, voilà sans nul doute une circonstance qui aurait plu à Derrida - en admettant, mais allez savoir, qu'il ne l'ait pas lui-même envisagée, voire programmée...
Car ces textes "supplémentaires" que sont les séminaires, qui tantôt annoncent, tantôt font écho, tantôt prolongent des réflexions menées sous une forme plus achevée dans tel livre ou telle conférence, contribueront de manière décisive à faire apparaître les contours propres à la pensée derridienne, dans la sinuosité labyrinthique qui la caractérise : une pensée qui procède moins selon le fil continu de déductions obéissant à un "ordre des raisons" que par le réarrangement permanent d'un tissu serré de thèmes, de concepts et de gloses.
Une part considérable du texte de ce séminaire pourrait en effet être tirée presque directement de la masse des écrits déjà disponibles du philosophe, mais justement : c'est dans l'invention d'un nouveau cheminement à travers eux, d'une manière nouvelle de procéder avec eux à des opérations de greffes et de boutures que ça pense ici, que l'on devine à l'oeuvre et au travail cette chose qui se fait rare de nos jours - une pensée vivante.
Et ce jusque dans les percées que risque Derrida vers une réflexion sur l'actualité immédiate, le 11-Septembre bien sûr, mais aussi des objets plus triviaux, dont l'analyse peut s'avérer hilarante (tels développements sur la rituelle visite de nos politiciens au Salon de l'agriculture ou sur les postmodernes "magasins de bien-être" mêlant bouddhisme zen et sex-toys customisés...) ou empreinte de la touchante naïveté de l'intellectuel absolu qu'il était : non, la célèbre émission de marionnettes diffusée par Canal+, sur laquelle il s'attarde un moment, ne s'intitule pas "le Bébête Show"...
Le séminaire lui-même porte sur la notion de souveraineté, envisagée dans ses rapports avec la pensée du vivant.
Ce qui conduit Derrida à s'adresser aux pensées contemporaines de la "biopolitique".
Notamment chez Michel Foucault et Giorgio Agamben, avec lequel il n'est pas tendre (curieusement, Antonio Negri n'est pas même mentionné).
Il s'intéresse plus particulièrement au thème de l'animal comme bête - bestialité et bêtise.
L'importance de ces figures du souverain et de la bête qui se répondent en miroir, et de la logique perverse qui les relie, tient à ce qu'elles nous servent, directement ou par le biais du réseau de métaphores qu'elles mobilisent, à la fois à penser les limites extérieures à l'ordre humain et à dire quelque chose de ce qui est le plus propre à l'homme.
D'un côté, en cela qu'ils "partagent un commun être-hors-la-loi, la bête (...) et le souverain se ressemblent de façon troublante". Et de l'autre, "le social, le politique, et en eux la valeur de la souveraineté ne sont que des manifestations déguisées de la force animale".
De même, les hommes ne peuvent penser leur propre identité que comme une forme de souveraineté de soi sur soi, et seul un homme peut être bestial ou bête.
Ainsi est-ce la question fondamentale des limites que Derrida, comme souvent, soulève et fait trembler : limites que nous croyons à tort assurées et décidées entre l'homme et l'animal, entre la loi et le hors-la-loi, entre la bêtise et l'intelligence, entre le langage et le silence, entre le droit et la force, entre le vivant et le mort...
Limites dans l'enclos desquelles notre volonté de savoir enferme ceux dont nous prétendons prendre soin (animaux, fous, malades ou marginaux), mais dont elle est aussi captive.
Cette volonté de savoir, il nous faut donc apprendre à la "déconstruire", si nous voulons, selon la célèbre formule de Foucault, "affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement"."
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Le philosophe et ses fidèles
La publication des séminaires et cours de Jacques Derrida est menée par une équipe de "fidèles" du philosophe.
Parmi eux, Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud ont pris en charge l'établissement du premier volume ; Thomas Dutois et Marc Crépon travaillent déjà sur le prochain, consacré à la peine de mort ; Geoffrey Bennington coordonne entre autres choses les traductions américaines.
En effet, ce chantier est d'autant plus impressionnant que la traduction des textes en anglais devrait paraître de manière quasi simultanée chez Chicago Press, de longue date des "compagnons de route de Galilée", pour reprendre la formule de Michel Delorme, qui dirige la maison d'édition où sont publiés la plupart des livres de Derrida.
Marguerite Derrida, la veuve du philosophe, prête main-forte à cette équipe, ce qui devrait s'avérer précieux dans le cas des premiers cours, intégralement manuscrits, dans la mesure où l'écriture manuelle de Derrida est difficile à déchiffrer.