"Le scandale du combat de moutons" (Mustapha Hammouche)
Comme s’il ne suffisait pas de les égorger, il fallait les obliger à s’encorner.
À Boumerdès, à El-Achour et sûrement un peu partout dans le pays, les moutons dédiés au sacrifice de l’Aïd ont été forcés à se combattre, les jours précédant la saignée.
Des après-midi durant, des béliers sont opposés dans des combats parfois sanglants, mais toujours douloureux pour ces bêtes que des humains obligent à s’affronter, jour après jour, pour le plaisir de quelques ahuris et l’intérêt de quelques écervelés attirés par l’odeur du gain.
Ce combat de moutons cornus, probablement organisés par quelques spéculateurs qui ont senti la bonne affaire dans ce jeu qui, lui aussi, semble réunir les deux carburants qui semblent faire mouvoir notre société : l’argent et la violence.
Ainsi, une foule de jeunes se réunit, chaque soir, sur un terrain vague, pour suivre des duels de bêtes, encourageant leur favori, hurlant de ravissement et vociférant de colère.
Les mises reprennent après chaque pause, faisant du symbole sacré du sacrifice d’Abraham le prétexte à une entreprise de jeu.
Là, l’appât du gain paraît faire bon ménage avec la ferveur religieuse, sous le regard complaisant d’une société et d’autorités qui ont pris l’habitude de ne voir que ce qui les éclabousse.
On passe son chemin, tant que le scandale est étouffé.
Que des badauds se rassemblent pour se distraire de n’importe quoi pour compenser la désertification récréative, cela se comprend.
Que la tartuferie arrive toujours à concilier l’avidité et la piété, cela se sait.
Mais qui se développe, dans l’insouciance générale, une mode qui consiste à se divertir et à parier sur la souffrance d’innocentes créatures, déjà promises à l’abattage qui de plus est, est révélateur d’un inquiétant déclin culturel.
Bien sûr, l’on peut parader en criant les chiffres de la rédemption : des dizaines de milliers de hadjs et des millions de moutons sacrifiés !
Mais à qui peut-on faire croire que l’ostentation et le zèle de dévotion puisse contrebalancer la descente aux enfers spectaculaire, aux plans politique et culturel ?
À la fin, c’est soit sa santé morale, soit ses maux sociaux qui marquent le mouvement profond d’une société et le destin d’un peuple.
Dans la pratique, l’Aïd, une fois passée la prière, tourne au scandale hygiénique et écologique, tant les égorgements sont exécutés presque en tout lieu, y compris sur la voie publique, pour deux ou trois jours voués aux agapes largement commentées au quatrième jour.
Aujourd’hui, et pour le bonheur de quelques désœuvrés et de quelques parieurs, il faudrait que la bête condamnée soit préalablement et publiquement suppliciée !
La barbarie ordinaire, celle qui s’attaque à la nature, à la flore et la faune non humaines, avance tranquillement dans cette société qui n’ose plus réagir à ses propres frasques.
Elle a commis, contre toute raison, la faute irrémédiable de dépénaliser le crime terroriste.
Aujourd’hui, toutes les infamies revendiquent, devant un tel renoncement, le pardon que mérite un crime mineur dans un système où le crime absolu peut être absout.
C’est que la violence est une pulsion entière ; si elle s’exprime contre nous depuis quinze ans, c’est parce que nous l’avions tolérée quand nous nous croyions hors de portée de ses effets.
Mustapha Hammouche