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"La Raison des plus forts" : interview de Pierre Jouventin et David Chauvet

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Interview de Pierre Jouventin et David Chauvet,  co-directeurs, avec Enrique Utria, du livre La raison des plus forts - La conscience déniée aux animaux (éditions IMHO, collection Radicaux libres).

chroniqué sur L'écologithèque le 23 juin 2010

Question : Pierre Jouventin et David Chauvet (avec Enrique Utria) vous avez dirigé la réalisation de l’ouvrage La Raison des plus forts, paru aux éditions IMHO dans la collection Radicaux libres.

Pourquoi ce livre consacré à la condition animale et, particulièrement, à la conscience animale ?

Pierre Jouventin
: Tout simplement parce que c’est d’actualité même si beaucoup ne s’en rendent pas compte.

Depuis un demi-siècle, nous en savons mille fois plus sur le comportement des animaux que depuis l’aube de l’humanité et ce n’est pas du tout ce que l’on attendait.

Pourtant, il y a un siècle et demi, Darwin nous avait appris d’une part que l’homme est issu du monde animal et d’autre part que la différence entre lui et les autres être vivants est une question de degré, non de nature.

Or toute notre culture judéo-chrétienne définit l’homme par opposition à l’animal auquel il manquerait l’intelligence, la raison, l’abstraction, la morale, la culture, etc.

Tout ceci est remis en question par les découvertes récentes et a été pris en compte dans les pays anglophones mais pas encore chez nous.

La première contribution de ce volume collectif consiste donc à montrer que « le propre de l’homme » s’est dissous dans la biologie moderne et qu’il faut désormais en tenir compte en sciences humaines.

David Chauvet
: Paradoxalement, si la sensibilité des animaux est aujourd'hui évidente pour tout le monde, leur conscience est niée.

Cette « mentaphobie » reflète une crainte de considérer les animaux comme de véritables individus.

C'est à l'évidence une stratégie d'exclusion.

Pourrions-nous aussi facilement les manger, porter leur peau, s'amuser à les chasser, entre autres, si nous ne les considérions pas comme des êtres sans conscience ?

On oppose souvent aux défenseurs des animaux le fameux « cri de la carotte », façon de dire que les animaux non-humains et les plantes sont à situer au même niveau, qu'on peut tuer les uns comme les autres sans commettre une faute.

Reconnaître une conscience aux autres animaux serait accepter le fait qu'ils ont une volonté, que l'on contrarie de manière parfaitement illégitime.

Autrement dit, ce serait admettre que nous faisons d'eux des esclaves, et que le fait de les tuer, même « humainement », est un crime. 

Question : Prétendre que les animaux non-humains ont accès à une conscience, et qu’ils ne diffèrent en rien (ou presque) de l’homme dans ce domaine, n’est-ce pas « révolutionnaire », dans le sens d’un changement radical de notre conception du monde ?

L’animal est-il l’égal de l’homme ?

Pierre Jouventin
: Vous basez déjà les rapports entre l’homme et l’animal sur un rapport de force et c’est d’ailleurs ce que soulève  notre titre inspiré de La Fontaine : La raison des plus forts.

Pourquoi faudrait-il nécessairement que l’homme soit supérieur à l’animal si ce n’était pour lui imposer sa dure loi ?

L’homme ne serait-il pas au contraire plus moral s’il ne cherchait pas systématiquement à réduire par la force tous les autres êtres vivants, entraînant cette crise majeure de la biodiversité à laquelle nous assistons et qui n’est qu’un volet de la crise écologique dans laquelle nous entrons ?

Personne ne prétend que l’homme ne diffère pas des autres espèces : toutes sont différentes.

Si l’homme est une espèce originale, il n’a jamais été, scientifiquement parlant, le couronnement de l’évolution animale.

David Chauvet
: L'idée que les animaux sont des êtres rationnels, doués de conscience, de volonté, est sans doute encore « révolutionnaire » pour beaucoup de nos contemporains.

Ceux-ci vivent en effet sous l'empire de préjugés confortables, tant au regard d'une dignité humaine établie aux dépens des animaux, que pour ce qui concerne la légitimité d'utiliser ces derniers comme des moyens au service de nos fins (y compris les plus superfétatoires).

Mais, comme l'a rappelé tout à l'heure Pierre Jouventin, les scientifiques, et certains en témoignent dans La Raison des plus forts, ne mettent plus en doute l'existence de la conscience animale depuis presque un demi-siècle.

Les preuves s'accumulent, corroborant ce que chacun pouvait facilement percevoir en observant son chien ou son chat.

Il est vrai que peu entretiennent avec les vaches ou les cochons d'autres relations que celle qui passe par leur assiette.

Question : La société de consommation et de marchandisation du vivant, notamment l’industrie de la viande, ne sont-elles pas fondées sur l’idée commune que l’animal n’a pas de conscience et, qu’en conséquence, on peut le tuer et le consommer « sans modération » ?

L’élevage et l’abattage des animaux ne sont-ils pas entrés dans nos imaginaires comme une banalité qui ne choque plus personne ?

Est-il encore possible de changer cette vision ?

Pierre Jouventin
: Les éleveurs, les chasseurs et les fermiers d’antan se trouvaient au moins devant un problème de conscience qu’ils écartaient pour des raisons de survie.

Or nous ne sommes plus confrontés à cet impératif et nous ne côtoyons plus les animaux que nous mangeons.

La plupart de nos concitoyens sont des citadins qui affectionnent les animaux de compagnie mais oublient qu’ils mangent des animaux de boucherie, souvent très sociables comme les cochons, élevés dans des conditions qui n’ont plus rien à voir avec celles des animaux de ferme d’antan.

La société industrielle a transformé des êtres sensibles en objets de consommation et il n’est pas inutile d’en prendre conscience.

David Chauvet : Il est fort heureusement possible de changer cette vision d'un abattage allant de soi parce que les animaux, prétendument dénués de conscience, seraient « là pour ça », comme on le dit souvent.

Ceci plus que jamais car à aucun moment de l'Histoire nous n'avons eu autant de preuves de la conscience animale.

Les esprits chagrins ont à cœur de la nier, comme on a pu dénier une âme aux Indiens ou aux Noirs lorsqu'il était question de justifier leur asservissement.

Peut-être faudrait-il que les animaux aient à leur tour leur controverse de Valladolid !

Les préjugés ont toujours eu la peau dure.

Pour ne citer qu'un exemple, il est à mon sens profondément anormal et choquant qu'on continue d'enseigner aux élèves que l'humain est le seul « animal raisonnable » et que les animaux sont des « êtres d'instinct ».

C'est nier tant le savoir scientifique actuel que le débat philosophique qui a lieu sur le sujet depuis des siècles !

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Question : Pourquoi apporter de la considération à l’animal non-humain et lui accorder une conscience ?

Cela n’entraîne-t-il pas un bouleversement de nos modes de vie ?

Est-ce vraiment souhaitable ?

David Chauvet
: C'est une nécessité d'un point de vue éthique, ce qui en soi représente une raison suffisante : est-ce qu'on se demanderait aujourd'hui si l'abolition de l'esclavage des Noirs était souhaitable, bien que cela pouvait modifier l'organisation sociale et économique de l'époque ?

Dès lors que nous n'avons pas besoin d'utiliser les animaux pour vivre (par exemple, on peut se passer de viande), il n'existe aucune justification pertinente à leur exploitation.

Sauf le plaisir ou la tradition diraient certains, mais est-ce là ce qui doit déterminer notre conduite ?

Nous n'aurions plus qu'à oublier toute idée d'éthique pour nous en tenir aux arguments que nous dicte notre estomac.

Pierre Jouventin
: Sans même devenir végétarien par éthique, nous risquons fort de ne plus avoir le choix d’ici quelques dizaines d’années et de devoir réduire notre consommation de viande pour des raisons économiques et écologiques car la production de viande coûte sept fois plus que la production de végétaux, un surcoût qui va se poser de plus en plus dans un monde où la productivité alimentaire ne parvient plus à nourrir un nombre croissant de bouches…

Question : « Le propre de l’homme » est-il négociable ?

Donner un statut d’égalité à l’animal non-humain, n’est-ce pas faire voler en éclat l’idée de la supériorité de l’homme et de son bon droit de disposer des autres espèces vivantes à son profit ?

Plus généralement, sommes-nous prêts à nous considérer comme des animaux ?

David Chauvet
: Effectivement, nous sommes des animaux, et pourtant beaucoup d'entre nous (pas seulement les intégristes religieux) refusent de le reconnaître.

L'espèce humaine constituerait à les entendre un règne à part !

Ces conceptions, très lointaines des réalités scientifiques, en disent long sur l'obscurantisme dans lequel nous baignons, nous qui croyons être parvenus au firmament de la civilisation.

D'autres cultures que la nôtre, notamment en Asie, ne sombrent pas dans ce travers anthropocentriste, au final proprement occidental.

En Inde, les Bishnoïs considèrent le fait de tuer les animaux comme un meurtre.

Nous avons longtemps jeté un regard condescendant sur ces autres civilisations.

Ne serait-il pas temps de s'inspirer de ce qui, chez eux, est moralement supérieur ?

Pierre Jouventin
: Il est vexant d’être assimilé à un animal seulement si l’on ne parvient pas à s’émanciper des préjugés.

Le mot « chien » peut être considéré comme une insulte ou comme un nom d’animal sans connotation péjorative et les nombreux amateurs de chiens ne me contrediront pas.

L’homme est une espèce qui fait scientifiquement partie de la famille des primates ou singes.

Cela peut nous défriser mais il y a plus de différence génétique entre un gorille et un chimpanzé qu’entre ce dernier et l’homme…

Question : La compréhension de l’Autre passe-t-elle par la considération de l’animal non-humain en tant que sujet plutôt qu’objet ?

Pierre Jouventin
: Le problème de l’altérité est central pour définir ce qu’est un homme.

Il y a seulement quelques dizaines d’années, les Noirs n’étaient pas considérés comme des humains mais comme des animaux, c'est-à-dire des esclaves taillables et corvéables à merci.

Les enfants et plus récemment les femmes sont aussi passés par ce statut infériorisé puisque le droit de vote en France ne leur a été donné qu’en 1944. 

David Chauvet
: Il est certain que la réification des animaux a aussi des conséquences sur notre manière de percevoir certains humains.

Ce propos est également présent dans l'ouvrage, où je démontre que la pensée de certains opposants aux droits des animaux, comme l'ethnologue Jean-Pierre Digard, fonctionne à l'égard des « espèces inférieures », comme celle des racistes à l'égard des « races inférieures ».

Question : Écrire que « les humains sont devenus l’espèce la plus dangereuse jamais engendrée par la Nature » ne risque-t-il pas d’être compris comme une provocation ?

Pierre Jouventin : La formulation est sans doute provocante mais quelle autre espèce a fait autant de dégâts à la planète et aux autres êtres vivants ?

Il n’est plus temps d’être diplomate car la question se pose aujourd’hui d’une manière aiguë : si l’homme continue dans la même voie, il aura provoqué une hécatombe (animale puis sans doute humaine) et aura transformé son milieu de vie en un désert d’ici moins d’un siècle…

David Chauvet : Comprendre ce passage du texte de la philosophe Maxine Sheets-Johnstone comme une simple provocation serait passer à coté de son propos.

Mais il me semble à moi aussi difficilement contestable que nous sommes, parmi tous les animaux, les plus meurtriers.

Si le propos a de quoi surprendre, c'est peut-être parce que nous aimons nous définir comme des prodiges de l'éthique, comme l'explique Estiva Reus dans l'ouvrage.

Mais pourquoi n'appliquons-nous pas les principes moraux que nous élaborons avec fierté ?

La contribution de Reus fournit d'excellentes explications à cela, notamment par son analyse des différentes options s'offrant à nous (par exemple, polluer ou ne pas polluer), certaines étant préférées pour le seul motif qu'elles étaient là avant les autres.

L'humain est un animal social !

Question : Pour terminer, les bêtes sont-elles vraiment des êtres sentants comme nous ?

Quelle place faudrait-il leur donner sur cette Terre ?

Et quelle place nous donner parmi elles ?

Pierre Jouventin
: Les bêtes sont le reflet de nous-mêmes : si nous ne parvenons pas à vivre en harmonie avec les autres êtres vivants et notre milieu de vie, l’avenir de notre espèce est compromis : dorénavant, l’écologie (science des rapports entre l’animal et son milieu) et l’éthologie (science du comportement animal) se rejoignent.

David Chauvet
: D'un point de vue strictement pratique, reconnaître quelque considération aux animaux ne modifierait pas fondamentalement l'organisation de notre société.

Certes, des activités disparaîtraient, mais elles seraient remplacées par d'autres.

Par contre,  disons-le à nouveau, il est désormais acquis que la consommation de viande, principale source de souffrance et de mort pour les animaux, représente au surcroît un très grand danger pour la planète, et pourrait avoir de fâcheuses conséquences dans un avenir de plus en plus proche.

Notre intérêt matériel coïncide donc avec l'impératif moral de respecter les animaux. Fabrice Nicolino dans Bidoche a qualifié le «mouvement végétarien» comme étant « l’un des mouvements sociaux les plus responsables de la planète ».

Ne serait-ce pas une bonne chose qu'on cesse de railler les défenseurs des animaux et qu'on les entende enfin ?

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