"Lettre à l'éléphant" de Romain Gary (Le Figaro Littéraire, mars 1968)

Pour le 30e anniversaire de la mort de l'écrivain, qui s'est suicidé à  Paris le 2 décembre 1980, Michèle Scharapan a eu la bonne idée de  publier sur son blog sa célèbre "Lettre à l'éléphant".
Romain  Gary était un visionnaire, un homme qui dans ses livres parlait déjà des  droits des animaux à une époque où cette question était encore en  France largement taboue, voire impensable. 
Rappelons qu'il obtint en  1956 le Goncourt pour Les Racines du ciel,  premier roman "écologique" (dans le noble sens du mot) s'il en est, où  l'on voit le héros Morel se battre au Tchad pour sauver les éléphants.
http://florianelia.over-blog.com/article-lettre-a-l-elephant-de-romain-gary-62407227.html

Monsieur et cher éléphant,
  
 Vous vous  demanderez sans doute en lisant cette lettre ce qui a pu inciter à  l’écrire un spécimen zoologique si profondément soucieux de l’avenir de     sa propre espèce.
L’instinct de conservation, tel est, bien sûr ce motif.
Depuis fort longtemps déjà, j’ai le sentiment que nos destins sont liés.
En ces jours périlleux "d’équilibre par la     terreur", de massacres et de calculs savants sur le nombre d’humains  qui survivront à un holocauste nucléaire, il n’est que trop naturel que  mes pensées se tournent vers vous.
 
À mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous représentez à la perfection tout ce qui est aujourd’hui menacé d’extinction au nom du progrès, de l’efficacité, du matérialisme intégral, d’une idéologie ou même de la raison car un certain usage abstrait et inhumain de la raison et de la logique se fait de plus en plus le complice de notre folie meurtrière.
Il semble évident aujourd’hui que nous nous sommes  comportés tout simplement envers d’autres espèces, et la vôtre en  particulier, comme nous sommes sur le point de le faire     envers nous-mêmes.
  
 C’est dans  une chambre d’enfant, il y a près d’un demi-siècle, que nous nous sommes  rencontrés pour la première fois. 
Nous avons pendant des années partagé le même lit et je ne m’endormais jamais sans embrasser votre trompe, sans ensuite vous serrer fort dans mes bras jusqu’au jour où ma mère vous emporta en disant, non sans un certain manque de logique, que j’étais désormais un trop grand garçon pour jouer avec un éléphant.
Il se trouvera sans doute des psychologues pour prétendre que ma "fixation" sur les éléphants remonte à cette pénible séparation, et que mon désir de partager votre compagnie est en fait une forme de nostalgie à l’égard de mon enfance et de mon innocence perdues.
Et il est bien vrai  que vous représentez à mes yeux un symbole de pureté et un     rêve naïf, celui d’un monde où l’homme et la bête vivraient  pacifiquement ensemble.
  
 Des années  plus tard, quelque part au Soudan, nous nous sommes de nouveau  rencontrés. 
Je revenais d’une mission de bombardement au-dessus de l’Ethiopie et fis atterrir mon avion en piteux état au sud de Khartoum, sur la rive occidentale du Nil.
J’ai marché pendant trois jours avant de trouver de l’eau et de boire, ce que j’ai payé ensuite par une typhoïde qui a failli me coûter la vie.
Vous m’êtes apparu au travers de quelques maigres caroubiers et je me suis d’abord cru victime d’une hallucination.
Car vous étiez rouge, d’un rouge sombre, de la trompe à la queue, et la vue d’un éléphant rouge en train de ronronner assis sur son postérieur, me fit dresser les cheveux sur la tête.
Hé oui ! vous ronronniez, j’ai     appris depuis lors que ce grondement profond est chez vous un signe  de satisfaction, ce qui me laisse supposer que l’écorce de l’arbre que  vous mangiez était particulièrement     délicieuse.
  
 Il me fallut  quelque temps pour comprendre que si vous étiez rouge, c’est parce que  vous vous étiez vautré dans la boue, ce qui voulait dire qu’il y     avait de l’eau à proximité. 
J’avançai doucement et à ce moment vous vous êtes aperçu de ma présence.
Vous avez redressé vos oreilles et votre tête parut alors tripler de volume, tandis que votre corps, semblable à une montagne disparaissait derrière cette voilure soudain hissée.
Entre vous et moi, la distance n’excédait pas vingt mètres, et non seulement je pus voir vos yeux, mais je fus très sensible à votre regard qui m’atteignit si je puis dire, comme un direct à l’estomac.
Il était trop tard pour songer à fuir.
Et puis, dans l’état d’épuisement où je me trouvais, la fièvre et la soif l’emportèrent sur ma peur.
Je renonçai à la lutte.
 Cela  m’est arrivé à plusieurs reprises pendant la guerre : je fermais tes  yeux, attendant la mort, ce qui m’a valu chaque fois une     décoration et une réputation de courage.
  
 Quand  j’ouvris de nouveau les yeux, vous dormiez. 
J’imagine que vous ne m’aviez pas vu ou pire vous m’aviez accordé un simple coup d’oeil avant d’être gagné par le sommeil.
Quoi qu’il en soit, vous étiez là ; la trompe molle, les oreilles affaissées, les paupières abaissées et, je m’en souviens, mes yeux s’emplirent de larmes.
Je fus saisi du désir presque irrésistible de m’approcher de vous, de presser votre trompe contre moi, de me serrer contre le cuir de votre peau et puis là, bien à l’abri, de m’endormir paisiblement.
Une impression des plus étranges m’envahit.
C’était ma mère, je le savais, qui vous avait envoyé.
Elle s’était enfin laissée  fléchir et vous m’étiez restitué.
  
 Je fis un  pas dans votre direction, puis un autre... 
Pour un homme aussi profondément épuisé que j’étais en ce moment-là, il se dégageait de votre masse énorme, pareille à un roc, quelque chose d’étrangement rassurant.
J’étais convaincu que si je parvenais à vous toucher, à vous caresser, à m’appuyer contre vous, vous alliez me communiquer un peu de votre force vitale.
C’était l’une de ces heures où un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive même de faire appel à Dieu.
Je n’ai jamais été capable de lever     mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants.
  
 J’étais tout  près de vous quand je fis un faux pas et tombai. 
C’est alors que la terre trembla sous moi et le boucan le plus effroyable que produiraient mille ânes en train de braire à l’unisson réduisit mon coeur à l’état de sauterelle captive.
En fait, je hurlais, moi aussi et dans mes rugissements il y avait toute la force terrible d’un bébé de deux mois.
Aussitôt après, je dus battre sans cesser de glapir de terreur, tous les records des lapins de course.
Il semblait bel et bien qu’une partie de votre puissance se fût infusée en moi, car jamais homme à demi-mort n’est revenu plus rapidement à la vie pour détaler aussi vite.
En fait, nous fuyions tous  les deux mais en sens contraires.
  
 Nous nous  éloignions l’un de l’autre, vous en barrissant, moi en glapissant, et  comme j’avais besoin de toute mon énergie, il n’était pas question     pour moi de chercher à contrôler tous mes muscles. mais passons  là-dessus, si vous le voulez bien. 
Et puis, quoi, un acte de bravoure a parfois de ces petites répercussions physiologiques.
Après     tout, n’avais-je pas fait peur à un éléphant ?
  
 Nous ne nous  sommes plus jamais rencontrés et pourtant dans notre existence  frustrée, limitée, contrôlée, répertoriée, comprimée, l’écho de votre     marche irrésistible, foudroyante, à travers les vastes espaces de  l’Afrique, ne cesse de me parvenir et il éveille en moi un besoin  confus. 
Il résonne triomphalement comme la fin de la soumission     et de la servitude, comme un écho de cette liberté infinie qui hante  notre âme depuis qu’elle fut opprimée pour la première fois.
  
 J’espère que  vous n’y verrez pas un manque de respect si je vous avoue que votre  taille, votre force et votre ardente aspiration à une existence     sans entrave vous rendent évidemment tout à fait anachronique. 
Aussi vous considère-t-on comme incompatible avec l’époque actuelle.
Mais à tous ceux parmi nous qu’éc¦urent nos villes polluées et nos pensées plus polluées encore, votre colossale présence, votre survie, contre vents et marées, agissent comme un message rassurant.
Tout n’est pas encore perdu, le dernier espoir de liberté ne s’est pas encore complètement évanoui de cette terre, et qui sait ?
Si nous cessons de détruire les éléphants et les empêchons de  disparaître, peut-être réussirons-nous également à protéger notre     propre espèce contre nos entreprises d’extermination.
  
 Si l’homme  se montre capable de respect envers la vie sous la forme la plus  formidable et la plus encombrante - allons, allons, ne secouez pas vos     oreilles et ne levez pas votre trompe avec colère, je n’avais pas  l’intention de vous froisser - alors demeure une chance pour que la  Chine ne soit pas l’annonce de l’avenir qui nous attend, mais     pour que l’individu, cet autre monstre préhistorique encombrant et  maladroit, parvienne d’une manière ou d’une autre à survivre.
  
 Il y a des  années, j’ai rencontré un Français qui s’était consacré, corps et âme, à  la sauvegarde de l’éléphant d’Afrique. 
Quelque part, sur la mer verdoyante, houleuse, de ce qui portait alors le nom de territoire du Tchad, sous les étoiles qui semblent toujours briller avec plus d’éclat lorsque la voix d’un homme parvient à s’élever plus haut que sa solitude, il me dit :
"Les chiens, ce n’est plus  suffisant. Les gens ne se sont jamais sentis plus perdus, plus  solitaires qu’aujourd’hui, il leur faut de la compagnie, une amitié     plus puissante, plus sûre que toutes celles que nous avons connues.
  
 Quelque  chose qui puisse réellement tenir le coup. Les chiens, ce n’est plus  assez. Ce qu’il nous faut, ce sont les éléphants". 
Et qui sait ?
Il nous faudra peut-être chercher un compagnonnage infiniment plus  important, plus puissant encore...
  
 Je devine  presque une lueur ironique dans vos yeux à la lecture de ma lettre. 
Et sans doute dressez-vous les oreilles par méfiance profonde envers toute rumeur qui vient de l’homme.
Vous a-t-on jamais dit que votre oreille a presque exactement la forme du continent africain ?
Votre masse grise semblable à un roc possède jusqu’à la couleur et l’aspect de la terre, notre mère.
 Vos cils ont quelque chose  d’inconnu qui fait presque penser à ceux d’une fillette, tandis que  votre postérieur ressemble à celui d’un chiot     monstrueux.
  
 Au cours de  milliers d’années, on vous a chassé pour votre viande et. votre ivoire,  mais c’est l’homme civilisé qui a eu l’idée de vous tuer pour     son plaisir et faire de vous un trophée. 
Tout ce qu’il y a en nous d’effroi, de frustration, de faiblesse et d’incertitude semble trouver quelque réconfort névrotique à tuer la plus puissante de toutes les créatures terrestres.
Cet acte gratuit nous procure ce  genre d’assurance "virile" qui jette une lumière étrange sur la nature  de notre virilité.
 
Il y a des gens qui, bien sûr, affirment que vous ne servez à rien, que vous ruinez les récoltes dans un pays où sévit la famine, que l’humanité a déjà assez de problèmes de survie dont elle doit s’occuper sans aller encore se charger de celui des éléphants.
En fait, ils soutiennent  que vous êtes un luxe que nous ne pouvons plus nous     permettre.
  
 C’est  exactement le genre d’ arguments qu’utilisent les régimes totalitaires,  de Staline à Mao, en passant par Hitler, pour démontrer qu’une société     vraiment rationnelle ne peut se permettre le luxe de la liberté  individuelle.
  
  
 Les droits de l’homme sont, eux aussi, des espèces d’éléphants.
Le droit d’être d’un avis contraire, de penser librement, le droit de résister au pouvoir et de le contester, ce sont là des valeurs qu’on peut très facilement juguler et réprimer au nom du rendement, de l’efficacité, des "intérêts supérieurs" et du rationalisme intégral.
Dans un camp  de concentration en Allemagne, au cours de la dernière guerre mondiale,  vous avez joués, monsieur et cher éléphant, un rôle de     sauveteur.
  
 Bouclés  derrière les barbelés, mes amis pensaient aux troupeaux d’éléphants qui  parcouraient avec un bruit de tonnerre les plaines sans fin de     l’Afrique et l’image de cette liberté vivante et irrésistible aida  ces concentrationnaires à survivre.
Si le monde ne peut plus s’offrir le luxe de cette beauté naturelle, c’est qu’il ne tardera pas à succomber à sa propre laideur et qu’elle le détruira.
Pour moi, je sens profondément que le sort de  l’homme, et sa dignité, sont en jeu chaque fois que nos splendeurs  naturelles, océans, forêts ou éléphants, sont menacées de     destruction.
  
 Demeurer  humain semble parfois une tâche presque accablante ; et pourtant, il  nous faut prendre sur nos épaules an cours de notre marche éreintante     vers l’inconnu un poids supplémentaire : celui des éléphants. 
Il n’est pas douteux qu’au nom d’un rationalisme absolu il faudrait vous détruire, afin de nous permettre d’occuper toute la place sur cette planète surpeuplée.
Il n’est pas douteux non plus que  votre disparition signifiera le commencement d’un monde entièrement fait  pour l’homme.
  
Mais  laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde  entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non     plus place pour l’homme.
Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots.
Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement notre propre oeuvre.
Nous sommes condamnés pour toujours à dépendre d’un mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer et votre présence parmi nous évoque une puissance créatrice dont on ne peut rendre compte en des termes scientifiques ou rationnels, mais seulement en termes où entrent teneur, espoir et nostalgie.
Vous êtes notre  dernière innocence.
  
 Je ne sais  que trop bien qu’en prenant votre parti - mais n’est-ce pas tout  simplement le mien ? - je serai immanquablement qualifié de     conservateur, voire de réactionnaire, "monstre" appartenant à une  autre évoque préhistorique : celle du libéralisme.
 J’accepte volontiers  cette étiquette en un temps où le nouveau maître à penser     de la jeunesse française, le philosophe Michel Foucault, annonce que  ce n’est pas seulement Dieu qui est mort disparu à jamais, mais l’Homme lui-même, l’Homme et l’Humanisme.
  
  C’est  ainsi, monsieur et cher éléphant, que nous nous trouvons, vous et moi,  sur le même bateau, poussé vers l’oubli par le même vent puissant     du rationalisme absolu. 
Dans une société, vraiment matérialiste et  réaliste, poètes, écrivains, artistes, rêveurs et éléphants ne sont plus  que des gêneurs.
  
 Je me souviens d’une vieille mélopée que chantaient des piroguiers du fleuve Chari en Afrique centrale.
"Nous tuerons le grand éléphant
  
 Nous mangerons le grand éléphant
  
 Nous entrerons dans son ventre
  
 Mangerons son coeur et son foie..."
  
 (..) Croyez-moi votre ami bien dévoué.
  
 Romain Gary