"La gauche radicale a eu tort d’attaquer la prétendue islamophobie de Charlie Hebdo", par Christophe Ramaux (Le Monde)
C'était finalement un testament. Dans un article de l’ensemble de sa rédaction publié le 20 novembre 2013 (dans Le Monde), Charlie s’élevait contre le procès en islamophobie intenté depuis longtemps par certains, en particulier à la gauche de la gauche. Un islamophobe, et il y en a, est un raciste. Un bouffeur de religions, et Charlie en était, n’est pas raciste. Il maudit toutes les religions et c’est bien son droit. Cibler uniquement l’islam, c’est cibler derrière lui certaines populations, les Arabes au premier chef. La rédaction de Charlie avait raison : en les accusant d’islamophobie, c’est un procès en racisme que d’aucuns s’autorisaient à son encontre. Une salissure ignoble pour ces dessinateurs et écrivains qui ont toujours eu l’antiracisme chevillé à la plume.
Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer que des dirigeants d’Attac, du NPA, des journalistes de Politis et d’autres – les uns et autres ont organisé avec les Indigènes de la République et Mediapart une Journée contre l’islamophobie le 13 décembre 2014 – aient pu alimenter cette infamie ? Comment expliquer que certains animateurs des Economistes atterrés aient rejeté la collaboration de Charb au prétexte qu’il était islamophobe ? Les Economistes atterrés – dont le spectre va bien au-delà de la gauche radicale – ont heureusement remis les pendules à l’heure et rendu ainsi hommage à Bernard Maris, leur oncle à tous. Leur collectif d’animation a décidé, après débats et contre l’avis de certains irréductibles, de publier un communiqué où il est fait explicitement mention de la laïcité.
Attac a décidé l’inverse. Son communiqué se refuse sciemment à mentionner la laïcité. On en est là : certains ont commis un précédent en accusant Charlie d’islamophobie. Après le massacre de la rédaction, ce précédent de trop appelait un sursaut. Nombreux dans la gauche de la gauche en sont conscients. D’autres s’acharnent dans l’aveuglement, en refusant de nommer la laïcité, ce pourquoi ceux de Charlie sont tombés. Ils proclament qu’ils sont « tous Charlie ». Au ciel, les principaux intéressés, fidèles à eux-mêmes, doivent en rire, mais en jaune amer. Comment expliquer cette dérive ?
Les musulmans peuvent-ils être réactionnaires ?
La réponse est dans le testament de Charlie. Sa rédaction s’interrogeait : au nom de quoi « la religion musulmane […] devrait, elle, être épargnée. Pourquoi diable ? Quel est le rapport, autre qu’idéologique, essentialiste au fond, entre le fait d’être arabe par exemple et l’appartenance à l’islam ? » C’est bien là le cœur du problème. Sans craindre le racisme pervers qui se niche ici, certains ne conçoivent pas que des musulmans, des immigrés ou enfants d’immigrés puissent être totalement réactionnaires, et même fascistes, au même titre que certains catholiques, protestants, juifs ou agnostiques. Plus de mille départs en Syrie, cela devrait alerter ceux qui n’ont pu envoyer que quelques dizaines de guérilleros en Amérique latine ou ailleurs.
Ceux-là continuent néanmoins à nier qu’une frange extrêmement minoritaire, mais signifiante, de la jeunesse trouve sa cause dans le fascisme djihadiste. Nommer la chose serait favoriser « l’islamophobie ». Comme si la masse des musulmans n’avait pas besoin d’être soutenue dans la lutte sans merci de « tous ensemble » contre le fascisme vert. Selon Edwy Plenel, grand contempteur de l’islamophobie, la question qu’il convient de poser est « pourquoi notre société produit-elle ces enfants-là » ? Juste question de prime abord. Oui le capitalisme néolibéral, l’austérité, engendre comme toujours, chômage, précarité et désespérance sociale. Mais cela ne suffit pas. La politique ne peut être rabattue sur l’économie et la sociologie. Elle a son autonomie, sa consistance propre. Les mêmes conditions sociales ne produisent pas les mêmes trajectoires. Les êtres humains ont d’abord une tête, vivent de représentation. Ils ont leur autonomie, leur responsabilité.
Dénier la responsabilité de ceux qui adhèrent à l’intégrisme radical, n’est-ce pas les nier un peu plus ? Et n’est-ce pas un narcissisme lui aussi pervers que de laisser entendre que « nous » sommes « aussi » responsables de cela ? La dite « société » n’est-elle qu’à accabler ? Aussi perfectible soit-elle, et elle l’est grandement, ne doit-elle pas aussi être défendue dans ses fondements mêmes – les valeurs républicaines dont la laïcité justement – face à ceux qui la violentent ? Au rassemblement de mercredi soir à Paris seuls « Charlie, Charlie » et « liberté d’expression » ont percé le silence de l’effroi. Quels seront les mots d’ordre des prochaines manifestations ? « Non à tous les fascismes dont celui des djihadistes » : c’est la seule trame susceptible de rendre véritablement hommage à la profondeur du combat de Charlie.
Contre le fascisme brun donc, mais aussi – et explicitement – contre le fascisme vert, car le déni de ce dernier nourri le premier. La gauche radicale reprendra-t-elle cette trame ? Espérons-le. Il y aura bien d’autres chantiers à défricher pour elle ensuite : celui du rapport à l’Etat, à la nation, à la démocratie y compris représentative, au pouvoir justement, à l’intérêt général, à la société même.
Il est minuit moins le quart pour la « génération » de mai 68. Charlie a été l’étendard le plus échevelé de cette génération. Qui l’eut cru ? Qui eut cru que ce soit par Charlie que cette « génération » fasse enfin le deuil de ses impasses ? Qui eut cru que Charlie soit élevé au rang de cause nationale, de deuil national, que résonnent par lui la rose et le réséda ? L’histoire prochaine de notre pays sera-t-elle aussi facétieuse que Charlie l’était ? Nous sommes peut-être « minoritaires » indiquait tragiquement le testament de Charlie. Pas sûr…
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