La reproduction du néant
« Du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne. »
Claude Lévi-Strauss (2005)
La société a toujours eu besoin des enfants des hommes, d’où la politique nataliste qu’elle mène effrontément.
La nation en a besoin pour alimenter ses guerres en chair à canon, la religion, qui condamne la vie au nom de la Vie même, pour étendre son pouvoir, l’économie pour fonctionner.
A l’âge des technosciences, le bétail humain est plus que jamais mis à contribution.
Sommes-nous, pour autant, des victimes ?
Contrairement à la majeure partie du monde, l’Occident vit (encore) en démocratie.
Il en résulte que nous sommes en mesure de refuser le destin qu’on nous assigne.
Mais, devenus entièrement dépendants d’un confort si chèrement payé, nous ne sommes plus en état de dire non.
Nous ne sommes plus en état de nous battre pour changer un (dés)ordre que nous désavouons, au fond, tellement peu.
Nous sommes partie prenante de cette volonté nataliste, comme nous le sommes de la plupart des maux qui nous accablent, et que nous appelons commodément « système ».
Nous ne sommes pas les innocents martyrs d’un état de choses qui nous dépasse, mais les acteurs.
Nous faisons des enfants, non seulement parce que le « système » nous y incite, mais parce que nous y trouvons notre compte narcissique : l’enfant, cet autre soi-même, est aussi la glorieuse image d’une humanité qui ne cesse de s’admirer dans le miroir de son néant.
Car au-delà de tout ce qu’on peut invoquer, qu’est-ce qui nous pousse à nous reproduire, sinon l’invincible désir de nous perpétuer, autrement dit, d’être immortels ?
L’anthropolâtrie fait des ravages.
La religion de l’humanisme a pris le pas sur la religion proprement dite, et au XXIe siècle, c’est toujours le « croissez et multipliez » biblique qui fait loi, au détriment des autres sentients avec qui nous partageons la planète, et à qui nous refusons jusqu’au droit d’exister : sur une terre que nous colonisons chaque jour un peu plus, quelle place pour les animaux ?
Chaque année, plus de cinquante milliards d’entre eux périssent dans les abattoirs : combien seront-ils demain ?
A surpeupler le monde, ce n’est pas la vie qui triomphe, mais la mort.
L’enfant, aujourd’hui, n’est plus un homme en devenir, mais un apprenti- consommateur.
Ainsi voit-on, dans les supermarchés d’Occident, des caddies minuscules qui leur sont spécialement consacrés.
De loin, l’image est éloquente : une mère de famille poussant son chariot débordant de victuailles industrielles, produit de la souffrance animale et de l’exploitation terrestre enveloppé dans des couches de plastique, et, trottant à ses côtés, son exact reflet miniature : l’enfant, appelé à devenir à son tour le « client-roi », courant dans les rayons labyrinthiques du grand magasin, où il se perd corps et âme.
L’absurdité de la condition humaine n’est pas une absurdité de fait.
Nous fabriquons nous-mêmes l’absurdité en refusant, par notre folie, de donner un sens au monde.
Nous nous reproduisons alors même que la planète ne nous supporte plus.
Nous vivons sur une terre qui, par notre faute, est en train de mourir, mais nous continuons d’engendrer, confiants dans le génie d’une espèce qui, pourtant, sème la destruction partout où elle advient, jusqu’à se condamner elle-même.
Nous sommes en 2010 et bientôt nous serons sept milliards.
Sept milliards d’hommes et de femmes qui, tous à des degrés divers, exterminent le vivant, saccagent la nature, confisquent la terre aux animaux et ambitionnent de vivre à l’occidentale quand ils n’y sont pas encore parvenus.
A la fin du siècle, nous serons douze milliards, quand la terre ne peut supporter que 550 millions d’entre nous. Si nous vivions tous comme des Américains, cinq planètes seraient nécessaires.
Dans une modernité où tout se vend et se jette, parfois sans avoir été consommé, nous ne sommes plus à un monde près : bienvenue dans l’ère kleenex !
Nous creusons notre tombe avec quel féroce enthousiasme, indifférents aux ravages que nous perpétrons.
Si nous faisions des enfants pour eux-mêmes et non pour nous, nous n’en ferions pas.
Si nous désirions réellement le bonheur des « générations futures », pour reprendre la litanie consacrée, nous nous souviendrions de la prophétie de Cousteau : un enfant qui naît aujourd’hui en condamne dix à mourir demain.
Nous sommes demain.
A l’heure actuelle, plus d’un milliard de gens souffrent de la faim dans le monde, et plus de trois milliards de problèmes d’approvisionnement en eau potable.
Le squelette du Sud versus l’obèse du Nord.
« L’augmentation de la production de nourriture par hectare de terre ne va pas de pair avec l’augmentation de la population, et la planète n’a virtuellement plus de terres arables ou d’eau douce en réserve », nous prévient-on.
Las !
Aucune politique antinataliste n’est à l’ordre du jour, et le véganisme, seul mode de vie réellement respectueux des animaux et des humains, n’est adopté que par un nombre dérisoire d’entre nous.
Pendant ce temps, les signaux d’alerte se multiplient.
Tous les feux, désormais, sont au rouge.
Disparition de la biosphère, réchauffement climatique, déforestation, famines, conflits mondiaux… : dans le triste néant qui s’avance, l’explosion démographique a la responsabilité capitale.
La surpopulation est le danger numéro un qui menace la survie planétaire.
Pourtant, nous sommes loin d’une prise de conscience : en ce domaine, le tabou est roi.
Lorsque le désastre aura lieu, il ne faudra pas invoquer la fatalité, ou alors reconnaître qu’elle a notre visage.
Un monde globalisé caractérisé par la poursuite du profit et l’irresponsabilité dans tous les domaines ne pourra connaître de happy end : nous périrons de notre vanité.
Méryl Pinque