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  • Jean-Jacques Rousseau : "Comme les satyres, les faunes et les sylvains"

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    « Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire dans l’espèce humaine me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d’examen, ou à cause de quelques différences qu’ils remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulement parce que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de véritables hommes sauvages.

    Donnons un exemple de ce que je veux dire. “On trouve, dit le traducteur de l’Histoire des voyages, dans le royaume de Congo, quantité de ces grands animaux qu’on nomme orangs-outangs aux Indes orientales, qui tiennent comme le milieu entre l’espèce humaine et les babouins (...).”

    Il est encore parlé de ces espèces d’animaux anthropoformes dans le troisième tome de la même Histoire des voyages, sous le nom de beggos et de mandrills : mais, pour nous en tenir aux relations précédentes, on trouve dans la description de ces prétendus monstres des conformités frappantes avec l’espèce humaine, et des différences moindres que celles qu’on pourrait assigner d’homme à homme.

    On ne voit point dans ces passages les raisons sur lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en question le nom d’hommes sauvages : mais il est aisé de conjecturer que c’est à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parlaient pas ; raisons faibles pour ceux qui savent que, quoique l’organe de la parole soit naturel à l’homme, la parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle, et qui connaissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé l’homme civil au-dessus de son état original. (...)

    Quoi qu’il en soit, il est bien démontré que le singe n’est pas une variété de l’homme, non seulement parce qu’il est privé de la faculté de parler, mais surtout parce qu’on est sûr que son espèce n’a point celle de se perfectionner, qui est le caractère spécifique de l’espèce humaine : expériences qui ne paraissent pas avoir été faites sur le pongo et l’orang-outang avec assez de soins pour en pouvoir tirer la même conclusion. (...)

    Les jugements précipités, qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujets à donner dans l’excès. Nos voyageurs font sans façon des bêtes, sous les noms de pongos, de mandrills, d’orangs-outangs, de ces mêmes êtres dont, sous le nom de satyres, de faunes, de sylvains, les anciens faisaient des divinités. Peut-être, après des recherches plus exactes, trouvera-t-on que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes. (...)

    Quel jugement pense-t-on qu’eussent porté de pareils observateurs sur l’enfant trouvé en 1694 qui ne donnait aucune marque de raison, marchait sur ses pieds et sur ses mains, n’avait aucun langage, et formait des sons qui ne ressemblaient en rien à ceux d’un homme ? “Il fut longtemps avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-il d’une manière barbare. Aussitôt qu’il put parler, on l’interrogea sur son premier état : mais il ne s’en souvint non plus que nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au berceau.”

    Si, malheureusement pour lui, cet enfant fût tombé dans les mains de nos voyageurs, on ne peut douter qu’après avoir remarqué son silence et sa stupidité, ils n’eussent pris le parti de le renvoyer dans les bois ou de l’enfermer dans une ménagerie : après quoi, ils en auraient savamment parlé dans de belles relations, comme d’une bête fort curieuse qui ressemblait assez à l’homme. »

    Du contrat social. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1753), Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », Paris, 1963, p. 348-353.

    Animal, Idées

    Le Projet grands singes

    Édition imprimée — février 2007 — Page 25

    http://www.monde-diplomatique.fr/2007/02/ROUSSEAU/14473

  • Florence Burgat : "Le Projet grands singes"

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    Le Projet grands singes

    Il n’est point d’espèces animales qui échappent à la mainmise quasiment toujours mortelle de l’homme : il les élève de manière industrielle, les chasse, piège leurs territoires, les pêche, conduit sur elles toutes sortes d’expériences, les enferme dans des zoos, les dresse à exécuter des numéros de cirque, se plaît encore à les faire combattre...

    Faut-il rappeler que l’on tue par an, en France, environ un milliard quatre-vingt millions de mammifères et d’oiseaux et quatre cent dix mille tonnes de poissons ?

    La condamnation de la violence contre les animaux est fort ancienne, elle n’est en rien une préoccupation de nantis. Chaque époque jouit de tenants et d’adversaires de la cause animale : Pythagore, Porphyre, Plutarque condamnent les pratiques sacrificielles ; Montaigne réclame la bénignité pour les bêtes ; Descartes les réduit à des machines insensibles...

    Claude Bernard écrit une défense de la vivisection, tandis que Victor Hugo, Lamartine, Michelet engagent la question sur le plan politique, contribuant ainsi, en Europe, à la naissance des premières lois d’une timide protection des animaux au milieu du XIXe siècle. Face à l’évidente continuité des êtres vivants, si magnifiquement pensée par Aristote, il fallut se donner les moyens d’effectuer une rupture radicale entre l’homme et ces vivants qui, comme lui, viennent au monde, souffrent, vieillissent et meurent.

    On pourrait résumer les choses par le syllogisme suivant : seuls les êtres de raison ont droit à la justice et à la bienveillance ; or les animaux sont dépourvus de raison ; il n’y a donc envers eux ni justice ni injustice. Cet argument, énoncé pour la première fois par les stoïciens, pose que les devoirs de justice sont circonscrits à la seule humanité.

    Cela signifie qu’aucun des éléments de proximité entre l’homme et les animaux dégagés par les savoirs positifs (proximité génétique, « protoculture », capacités langagières complexes, dispositions à l’empathie...) ne pourra remettre en cause une frontière invisible, non localisable, qui permet de discriminer l’ordre des fins (l’homme) de l’ordre des moyens (le monde animal).

    Les théoriciens du droit naturel moderne (XVIIe siècle) réaffirmèrent la posture stoïcienne, en s’appuyant sur l’idée que Dieu a placé d’emblée dans l’esprit humain un entendement capable de se représenter la loi naturelle – ce que les animaux ne sauraient faire.

    L’argument, laïcisé, reconduit le motif. Partant, si elles sont utiles (et le critère est large), les douleurs infligées aux animaux sont moralement acceptables. Seules les cruautés inutilement infligées sont répréhensibles, au titre que l’homme dégrade l’humanité en lui en se laissant aller à de tels actes.

    La notion kantienne des devoirs indirects à l’égard des animaux rend compte de cette idée : ne pas les faire souffrir inutilement ou par plaisir est un devoir que l’homme a envers lui-même, car, en tant que privés de raison, les animaux ne sauraient faire l’objet d’aucun devoir moral.

    Les animaux devinrent donc, sous la plume des philosophes, dans les laboratoires et, chemin faisant, dans le sens commun, ces fictions conceptuelles destinées à délimiter le champ de ce qui est dépourvu des qualités donnant des droits et octroyant quelque dignité.

    Une telle déduction (posséder la raison pour se voir reconnaître des droits) fut d’emblée contestée, puisqu’elle place le fondement de la considération morale dans des compétences intellectuelles et non dans la capacité à pâtir.

    Les études scientifiques viennent du reste conforter cette posture, en évaluant les animaux à l’aune de l’humain, les notant en fonction de leurs aptitudes à s’approcher de nos combien plus hautes performances ? Ainsi place-t-on des singes devant des ordinateurs pour voir de quoi ils sont capables...

    Dans cet esprit, depuis 1993, de nombreuses personnalités, parmi lesquelles Peter Singer, professeur de bioéthique à l’université de Princeton (Etats-Unis), ont développé le Projet grands singes, aujourd’hui préconisé par les défenseurs des animaux à travers le monde.

    Ce projet se fonde sur l’idée que les gorilles, orangs-outangs, chimpanzés, bonobos ont une intelligence et une sensibilité proches de l’homme, ce qui les différencie des autres animaux. Aussi méritent-ils, selon ce projet, de bénéficier de droits, certes inférieurs à ceux de l’être humain, mais supérieurs à ceux des autres animaux.

    Le professeur Gary L. Francione, qui avait pourtant participé à ce projet, considère pour sa part, après réflexion, que cette thèse pourrait finir par aggraver le sort de tous les autres animaux.

    Florence Burgat.

    Animal, Idées

    Philosophe, auteur de L’animal dans les pratiques de la consommation, PUF, coll." Que sais-je ? ", Paris, 1995.

    Édition imprimée — février 2007 — Pages 24 et 25

    http://www.monde-diplomatique.fr/2007/02/BURGAT/14424

  • Gary Francione : "Humanité, animalité, quelles frontières ?"

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    Humanité, animalité, quelles frontières ?

    En 1993, un grand nombre d’experts ont élaboré en commun un livre-manifeste intitulé The Great Ape Project : Equality Beyond Humanity [Le Projet Grands singes. l’égalité au-delà de l’humanité] (1). Ce livre servait de support à un document, la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes, à laquelle ont souscrit les initiateurs du projet ainsi que trente-quatre autres premiers signataires.

    Cette déclaration établit que les grands singes « sont les plus proches cousins de notre espèce » et que ces animaux non humains « sont pourvus de capacités mentales et d’une vie émotionnelle suffisantes pour justifier leur intégration au sein de la communauté des égaux (2) ».

    Ces dernières années, une littérature considérable s’est développée autour du thème de l’aptitude des grands singes, des dauphins, des perroquets, et peut-être d’autres animaux à posséder des caractéristiques cognitives que l’on pensait jusqu’alors strictement humaines (3).

    Ces caractéristiques incluent la conscience de soi en tant qu’individu, la capacité à éprouver des émotions et à communiquer en utilisant un langage symbolique. Des efforts ont été faits – récemment en Espagne – pour créer avec les grands singes anthropoïdes une catégorie d’êtres vivants qui bénéficieraient d’une protection renforcée.

    Le Projet grands singes a tout simplement appliqué ce que j’appelle la « théorie de la similitude de pensée (4) » de la relation humains/non-humains : les animaux doués d’une capacité de réflexion similaire à la nôtre devraient, de notre part, faire l’objet d’une considération morale et d’une protection légale plus importantes.

    L’approche de la théorie de la « similitude de pensée » a donné naissance à une industrie d’éthologistes impatients d’étudier quelles sont les caractéristiques cognitives communes à l’être humain et au non-humain, et ce, paradoxalement, la plupart du temps, par le biais de l’expérimentation animale.

    Or, cette théorie présente un inconvénient : elle induit que les animaux qui ne possèdent pas les qualités cognitives requises pour avoir droit au traitement préférentiel – réservé, donc, aux non-humains possédant une capacité de pensée semblable à la nôtre – seraient comparables à des objets, tout juste bons à être traités, à la rigueur, avec « humanité ».

    J’ai, pour ma part, collaboré au Projet grands singes et ai compté au nombre des premiers signataires de la Déclaration sur les grands singes (5). Mais ma contribution au projet, sous forme d’essai en 1993, comme le livre que j’ai publié quelques années plus tard (6), marquent bien ma divergence sur les critères d’intégration de l’individu non humain à la communauté morale : la seule capacité de ressentir du plaisir ou de la douleur est suffisante ; aucune autre caractéristique cognitive ne doit être exigée.

    La théorie de la similitude de pensée est présentée par ses concepteurs comme une avancée car elle permettrait au moins l’intégration de quelques individus non humains à la communauté des égaux. A mes yeux, cette analyse est inexacte, dans le sens où le contraire est vrai – la théorie de la similitude de pensée ne fera qu’étayer notre propension à exclure pratiquement tous les non-humains de la communauté morale.

    Peut-être est-il temps d’étudier de plus près cette vaste entreprise qui consiste à subordonner la signification morale des individus non humains à des qualités cognitives plus importantes que leur sensibilité, plutôt que de tenter de déterminer si les non-humains possèdent de telles qualités cognitives, ou les possèdent d’une façon qui les rende suffisamment proches de l’homme pour mériter d’avoir une existence morale et légale.

    Les humains n’ont pas le monopole de capacités cognitives telles que la confiance et le désir

    Tout d’abord, la théorie de la similitude de pensée me paraît, dans un certain sens, franchement absurde. Existe-t-il une personne qui, ayant déjà vécu avec un chien ou un chat, leur dénie toute forme d’intelligence, de conscience de soi, même s’ils sont génétiquement beaucoup plus éloignés de nous que les grands singes ?

    On ne peut tout simplement pas expliquer de façon plausible et cohérente le comportement de ces animaux non humains sans se référer au concept de pensée. Peut-être est-il impossible d’affirmer de façon absolue et définitive l’existence de leur part de démarches intentionnelles comparables à celles des individus utilisant le langage des signes, mais ils sont indéniablement dotés de capacités cognitives telles que la confiance, le désir, etc.

    En outre, cent cinquante ans après Darwin, on peut trouver surprenant l’émoi provoqué par le fait de constater que d’autres animaux possèdent des caractéristiques habituellement réservées à l’homme. La thèse selon laquelle les êtres humains auraient des facultés mentales absolument absentes chez les animaux non humains est incompatible avec la théorie darwinienne de l’évolution, laquelle repose sur le principe même qu’il n’existe pas de spécificités purement humaines.

    Cela ne veut pas dire qu’aucune différence significative ne distingue un animal se servant du langage symbolique d’un autre qui est incapable de le faire. Cela signifie simplement que l’animal détenteur d’une particularité cognitive n’est pas pour autant « qualitativement » supérieur à celui qui en est dépourvu.

    Malgré ma conviction que les non-humains possèdent ces fameuses caractéristiques que nous considérons comme exclusivement humaines, je suis bien conscient qu’un débat subsiste sur ce point. C’est un fait : des distinctions entre l’intelligence humaine et celle des animaux qui n’utilisent pas le langage sont évidentes.

    Mais il existe au moins deux raisons de rejeter la notion selon laquelle le critère de sensibilité des individus non humains serait insuffisant pour leur reconnaître le droit d’être membres à part entière de la communauté morale.

    La première est d’abord d’ordre pratique : la théorie de la similitude de pensée induit-elle au moins de sérieux changements pour ces non-humains qui possèdent des caractéristiques cognitives très proches des nôtres ?

    La seconde raison est d’ordre conceptuel et met en évidence l’impuissance de cette théorie à aborder la question morale fondamentale : pourquoi des caractéristiques autres que la sensibilité seraient-elles requises pour pouvoir appartenir à la communauté morale ?

    Il est probable que la théorie de la similitude de pensée n’aura d’autre effet que de retarder le moment où il nous faudra faire face à nos obligations légales et morales envers les non-humains. Le temps que nous établissions la prétendue « preuve empirique » que certains de ces individus ont, au moins, une intelligence proche de celle de l’homme.

    Cependant, même lorsque cette similitude est démontrée, nous faisons mine de l’ignorer et continuons à exploiter ces animaux. Par exemple, la proche parenté entre les humains et les chimpanzés est irréfutable. Leur ADN est pour 98,5 % semblable au nôtre.

    De surcroît, ils ont un comportement mental et culturel comparable à celui de l’être humain. Nous connaissons ces ressemblances depuis longtemps déjà. D’ailleurs, l’ensemble du Projet grands singes avait pour but de démontrer de manière écrasante qu’il n’existe, entre les humains et les grands singes, aucune disparité qui justifie la mise à l’écart de ces derniers de la communauté morale.

    Pourtant, nous continuons d’emprisonner les chimpanzés dans les zoos et de les utiliser comme cobayes dans des expériences biomédicales. Même Jane Goodall, qui a le mérite d’avoir « fait découvrir au public que les chimpanzés sont des individus avec des personnalités distinctes et des relations sociales complexes (7) », a refusé d’appeler au bannissement complet de l’exploitation par l’homme de ces non-humains.

    Ce problème révèle la faille évidente de cette théorie de la similitude de pensée : quel degré de ressemblance avec l’homme exige-t-on d’un non-humain pour que nous le considérions comme suffisamment « semblable à nous » pour lui reconnaître une valeur morale ?

    Il a été prouvé, par exemple, que les perroquets sont doués des mêmes capacités conceptuelles qu’un enfant de 5 ans. Pourtant, les animaleries continuent de vendre des perroquets. Quel degré d’intelligence exigeons-nous du perroquet pour l’accepter dans la communauté morale ? Faut-il que le perroquet ait les capacités conceptuelles d’un enfant de 8 ans ? De 12 ans ?

    De la même manière, des chimpanzés ont démontré leur aptitude à se servir du langage humain. Quelle doit être l’étendue de cette aptitude à manier la syntaxe et le vocabulaire pour que nous leur reconnaissions une intelligence comparable à la nôtre ?

    Nul n’affirme que les animaux devraient conduire des automobiles ou suivre des cours à l’université

    L’ennui, avec ce jeu des caractéristiques particulières, c’est que les non-humains ne peuvent jamais gagner. Quand nous observons que les perroquets possèdent l’habileté conceptuelle de comprendre et de manipuler des nombres à un seul chiffre, nous exigeons qu’ils fassent de même avec les nombres à deux chiffres, pour admettre qu’ils nous ressemblent davantage.

    Quand un chimpanzé prouve qu’il possède un vocabulaire étendu, nous réclamons qu’il révèle son niveau syntaxique afin de corroborer son lien de parenté avec nous. Bien entendu, nous sélectionnons pour les juger certaines aptitudes, et pas d’autres.

    Car il va sans dire que nombre de non-humains en possèdent diverses, et de bien meilleures, dont nous sommes dénués. Mais il ne nous viendrait jamais à l’esprit d’appliquer à des membres de notre espèce le traitement que nous infligeons aux animaux.

    Il est à craindre que la théorie de la similitude de pensée ne finisse par exiger que les animaux aient une capacité de réflexion non seulement similaire mais identique à la nôtre. Si leur intelligence n’est pas calquée sur celle des humains, ils n’auront aucune chance d’être, un jour, considérés comme membres de notre communauté morale. Et, dans le cas contraire, quelle garantie ont-ils de ne pas être victimes de discrimination ?

    Après tout, il n’y a pas si longtemps encore, au XIXe siècle, les racistes se fondaient sur la phrénologie, c’est-à-dire l’étude des facultés dominantes d’un individu d’après la forme de son crâne, pour déclarer que d’autres êtres humains avaient une intelligence différente.

    Posséder une intelligence identique n’est donc pas un gage de bon traitement si le désir de discriminer reste vivace. La capacité de réflexion entre les animaux qui utilisent le langage des signes et les autres laisse présumer des différences.

    La théorie de la similitude de pensée ne servira de ce fait que de prescription à la poursuite de l’oppression des animaux, puisque nous sommes perpétuellement en quête d’une identité qui ne sera sans doute jamais atteinte, surtout si seul le désir de consommer des produits animaux nous anime.

    Dans l’hypothèse où la théorie de la similitude de pensée aboutirait à nous faire reconnaître la personnalité de certains non-humains, tels que les grands singes anthropoïdes ou les dauphins, qu’adviendrait-il alors des espèces d’animaux qui ne pourront jamais démontrer une aptitude à utiliser le langage humain ou d’autres caractéristiques que nous associons à l’intelligence humaine ?

    Cette théorie esquive la question morale sous-jacente, et cependant fondamentale : pourquoi les animaux non humains devraient-ils se distinguer par d’autres qualités que la sensibilité pour avoir le droit de ne pas être exclusivement considérés par l’homme comme des objets à son service ?

    La théorie de la similitude de pensée suppose que les propriétés cognitives humaines ont une valeur morale et, de ce fait, méritent un traitement particulier. Bien entendu, rien ne justifie une telle position : en quoi les caractéristiques spécifiques à l’homme auraient-elles, au sens moral du terme, plus de valeur que celles des non-humains ?

    Notre faculté de langage nous est précieuse parce que nous sommes des êtres humains, de même que l’écholocation (8) est précieuse pour les chauves-souris en tant que mammifères volants aveugles. Serions-nous enclins à dire que la faculté d’utiliser le langage symbolique possède, sur le plan moral, davantage de prix que de se guider à l’aide d’ultrasons ?

    De surcroît, même si tous les animaux étaient privés de toute caractéristique cognitive particulière au-delà de la sensibilité, ou possédaient l’une de ces facultés cognitives à un degré moindre, ou d’une façon différente de l’homme, cette dissemblance ne justifierait en aucun cas que nous nous servions des animaux comme de choses.

    En ce qui concerne certaines aptitudes, les différences entre l’homme et l’animal sont pourtant flagrantes. Nul n’affirme, par exemple, que les animaux devraient conduire des automobiles ou suivre des cours à l’université et, pourtant, nous sommes bien d’accord, ces différences n’expliquent en rien que nous mangions ou non les animaux, ou que nous les soumettions à des tortures dans l’expérimentation.

    Dans les situations qui ne concernent que les êtres humains, c’est plus évident. Quelle que soit la caractéristique identifiée comme propre à l’homme, on en retrouvera parfois à peine la trace chez certaines personnes, et chez d’autres elle sera totalement absente. Des êtres humains souffriront d’une déficience en tous points identique à celle que nous attribuons aux non-humains.

    Cette déficience peut se révéler problématique dans certaines perspectives, mais elle n’implique en aucun cas que nous fassions de ces êtres humains des esclaves ou que nous les considérions comme des objets sans valeur.

    Que l’intelligence des animaux soit similaire ou non à la nôtre ne doit pas être une condition pour que nous ne respections pas le devoir moral de cesser toute exploitation des non-humains, ni primer sur le fait que ce sont des êtres sensibles.

    Ce soir, vous allez vous mettre à table pour dîner. Dans votre assiette, vous allez peut-être trouver de la viande de bœuf, de volaille, ou de poisson. Vous ne pourrez alors guère échapper à une évidence : des animaux auront été tués pour composer votre repas.

    En outre, vous saurez que l’animal dont vous mangerez la chair aura non seulement été tué pour vous nourrir, mais aussi souffert avant et pendant sa mise à mort. Cette prise de conscience ne devra pas reposer sur l’éventualité d’une similitude d’intelligence entre cet animal et vous, mais sur le fait qu’il était, comme vous, un être sensible n’aspirant qu’à vivre.

    Et même s’il reste encore quelques incertitudes sur l’existence d’une sensibilité chez les insectes ou d’autres créatures vivantes, les millions de vaches, cochons, poulets et canards que nous tuons chaque année ne rentrent en aucun cas dans cette catégorie.

    En conclusion, les initiatives comme le Projet grands singes révèlent bien moins notre préoccupation pour les grands singes que la volonté de consolider la classification spéciste (9), qui ne les reconnaîtra jamais comme membres à part entière de la communauté morale.

    Et qui fera très certainement en sorte que tous les autres animaux ne franchissent jamais le seuil du cercle bien fermé des animaux-élus.

    Gary L. Francione.

    Animal, Idées

    Professeur à la Rutgers University School of Law, Newark (New Jersey, Etats-Unis), où il dirige un enseignement consacré aux droits des animaux (www.animal-law.org). Auteur, entre autres, de : Introduction to Animal Rights, Temple University Press, Philadelphie, 2000.

    (1) Paola Cavalieri et Peter Singer (sous la dir. de), The Great Ape Project, Fourth Estate, Londres, 1993. En français : Le projet grands singes. L’égalité au-delà de l’humanité, traduction de Marc Rozenbaum, One Voice éditeur, Nantes, 2003.

    (2) The Great Age Project, op. cit., p. 5.

    (3) NDLR : pour en savoir plus, consulter par exemple www.onevoice-ear.org ou www.animauzine.net

    (4) « Our hypocrisy », The New Scientist, Londres, 4 juin 2005.

    (5) « Personhood, property and legal competence », dans Great Ape Project, op. cit., p. 248-257.

    (6) Introduction to Animal Rights : Your Child or the Dog ? Temple University, Philadelphie, 2000.

    (7) The Great Ape Project, op. cit., p. 10.

    (8) Mode d’orientation propre à certains animaux qui repèrent les obstacles et les proies au moyen d’ultrasons produisant un écho.

    (9) Le spécisme (ou espécisme) est un néologisme formé pour contester la place particulière accordée à l’être humain qui ne serait qu’un animal parmi les autres.

    Le Projet grands singes

    Édition imprimée — février 2007 — Pages 24 et 25

    http://www.monde-diplomatique.fr/2007/02/FRANCIONE/14423

  • Helmut F. Kaplan : "La consommation de viande tue les animaux, nuit gravement à la santé, détruit l'environnement et contribue à la faim dans le monde"

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    Interview - Février 2007

    EVANA : Vous venez de publier un nouveau livre sous le titre "Der Verrat des Menschen an den Tieren" (La Trahison des humains vis-à-vis des animaux) . En quoi ce livre se distingue-t-il de votre best-seller "Leichenschmaus – Ethische Gründe für eine vegetarische Ernährung" (La Mort à table : fondements moraux pour une alimentation végétarienne) ?

    HFK : La Mort à table contient l’éventail quasi complet des méfaits que nous commettons envers les animaux. Dans mon dernier livre, j’ai voulu dégager un aspect particulier n’ayant pas encore retenu suffisamment l’attention d’après moi, à savoir qu’il s’agit là d’une trahison ; nous devons beaucoup aux animaux, pensez aux chiens guides d’aveugles, aux chiens qui nous aident à retrouver les gens ensevelis et aux animaux domestiques. Nous devrions leur en être reconnaissants. Au lieu de quoi, nous les traitons individuellement et collectivement de la manière la plus abjecte qui soit.

    EVANA : Quel était le but recherché en écrivant ce livre ?

    HFK : En plus de ce que j’ai déjà dit, j’ai voulu décrire le régime de terreur que nous faisons subir aux animaux. J’ai voulu montrer aussi que notre comportement vis-à-vis d’eux est en contradiction totale avec toutes nos convictions morales. Enfin, j’ai cherché à montrer comment on peut mettre un terme à cette situation effroyable.

    EVANA : En ce moment, on parle beaucoup du philosophe des droits de l’animal Peter Singer. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

    HFK: Les déclarations de Singer en faveur de l’expérimentation animale et le fait qu’il ait ensuite relativisé ces propos et qu’il se soit rétracté ont mis en lumière la contradiction fondamentale qui existe dans son éthique, à savoir la contradiction entre utilitarisme et principe d’égalité. Je pense que la mise en lumière de cette contradiction est une bonne chose.

    EVANA : Quelle est la portée de ce « scandale » pour le rôle à venir de Singer dans le mouvement pour les droits de l’animal ?

    HFK : Plus important que toutes les discussions théoriques et déclarations individuelles, il y a le fait que Singer a mieux que personne introduit la pensée rationnelle dans le domaine de la pensée éthique envers les animaux. Quand on pense à l’irrationalité scandaleuse qui caractérise traditionnellement cette pensée, il est presque impossible d’apprécier le mérite de Singer à sa juste valeur.

    EVANA: Avez-vous le sens de l’humour ?

    HFK : Drôle de question, pourquoi n’aurais-je pas le sens de l’humour ?

    EVANA: Parce que l’on entend bien souvent, même de personnes qui vous sont acquises, que M. Kaplan est sombre et négatif.

    HFK : Il faut distinguer deux choses. Tout d’abord, le sujet de mes écrits : on ne peut sérieusement reprocher à quelqu’un de ne pas avoir d’humour quand il cherche à décrire fidèlement le massacre permanent que subissent les animaux dans les abattoirs et les laboratoires. Ce que les animaux endurent n’a rien de drôle ni de joyeux. Ira-t-on reprocher à quelqu’un de ne pas décrire avec humour l’horreur des camps de concentration nazis ou bien les actes de torture commis dans les prisons de la CIA ?

    EVANA : Il n’y a donc aucune issue au désespoir ?

    HFK : Si ! En lisant mes textes, vous verrez que je ne cherche jamais à enjoliver le destin épouvantable des animaux. Mais, dans le même temps, je cherche à montrer concrètement aux humains comment ils peuvent contribuer à changer les choses.

    Par ailleurs, je me réfère sans cesse au parallèle porteur d’espoir qui existe entre le mouvement pour les droits de l’homme et le mouvement pour les droits de l’animal. Autrefois, l’esclavage avait pignon sur rue, maintenant il est voué aux gémonies.

    Jadis, les droits de l’animal ne dépassaient pas le cadre de cercles minoritaires. Ils sont désormais universels, du moins dans leur revendication.

    EVANA : Vous disiez tout à l’heure qu’il faut distinguer deux choses.

    HFK : La première est la description réaliste et idoine de ce que nous faisons subir aux animaux. La seconde concerne ma philosophie personnelle de la vie.

    EVANA : Et là vous êtes quelqu’un de drôle ?

    HFK (riant) : D’une certaine manière, oui. Dès lors qu’il n’est pas question de catastrophes, de camps de la mort ou encore d’actes de torture, j’ai sans cesse l’occasion de constater que j’ai bien plus d’humour que la plupart de mes semblables.

    EVANA : Comment est-ce que cet humour s’exprime ?

    HFK : Dans ma famille, il y a une expression qui m’est consacrée : « Et ça te fait rire ! » Quand les autres sont accablés par leurs soucis ou qu’ils sombrent dans la déprime, je me mets à rire et j’essaie de voir ce qu’il y a de drôle dans la situation.

    EVANA : Comment expliquez-vous ce flegme ?

    HFK : Depuis des décennies, je lutte quotidiennement contre le sort effroyable que nous réservons aux animaux ; cela contribue beaucoup à relativiser ce qui préoccupe communément les êtres humains.

    EVANA : La souffrance aiderait-elle à vivre ?

    HFK : En un sens, oui. Par rapport aux souffrances des animaux, nos soucis et nos préoccupations sont généralement dérisoires.

    EVANA : D’où vient votre intérêt pour les animaux ? Y a-t-il eu un événement décisif dans votre vie ?

    HFK : Les animaux ne m’intéressent pas en tant que tels. Je ne suis ni un ami des chevaux ni un inconditionnel des chats – encore que pour ces derniers… Ce qui me mobilise, c’est l’incroyable injustice qui caractérise notre comportement envers les animaux et les souffrances indicibles qui en découlent.

    Je ne me souviens pas d’un événement–clef. Je dirais plutôt que c’est le spectacle répété de cadavres d’animaux dans les magasins qui m’a sensibilisé à ce scandale.

    EVANA : Quels projets avez-vous maintenant ?

    HFK : Tout d’abord, un livre va paraître, qui de prime abord n’a rien à voir avec les animaux : La Joie, étincelle divine – le bonheur entre souffrance et mort. Bien sûr, quand on y regarde de près, la souffrance et la douleur ont hélas un rapport avec les animaux. Après cela, je ferai paraître un recueil d’aphorismes.

    EVANA : Quel est votre prochain projet en relation avec les droits de l’animal ?

    HFK : Je poursuis actuellement mon projet d’une éthique extrêmement simple. Le mot-clef en sera « précepte éthique universel ». Cela sera construit sur des bases biologiques, psychologiques et naturellement éthiques.

    EVANA : Une nouvelle année a commencé ; comment voyez-vous l’avenir du mouvement pour les droits de l’animal ?

    HFK : C’est une question difficile ; on note des tendances contradictoires. Par exemple, il y a lieu de se réjouir que la FAO ait fini par reconnaître que la production de viande est une folie. À l’inverse, il me semble que la publicité pour la viande est plus envahissante et plus éhontée que jamais.

    EVANA : Quel bilan tirez-vous de cela ?

    HFK : En fait, je suis optimiste. Je vais vous raconter une petite anecdote : il y a quelques décennies, je passais pour un fanatique pathologique de la sécurité. En effet, j’avais installé des ceintures de sécurité et des appuis-tête dans ma voiture, des détecteurs de fumée dans ma maison, et par ailleurs je portais des vêtements clairs pour que les automobilistes me voient mieux dans l’obscurité.

    Aujourd’hui, tout cela est généralement admis ou même imposé par la loi. Il y a donc une évolution collective vers plus de raison, même si aucun homme sensé n’ira prétendre que ses semblables sont devenus plus raisonnables.

    EVANA : Quel est le rapport avec les animaux ?

    HFK : Une évolution analogue est en cours sur le plan moral. Certes, je n’ai pas l’impression que mes semblables soient devenus plus moraux ces derniers temps. Il n’en demeure pas moins que les revendications politiques et de société le sont devenues.

    Pensez par exemple à notre comportement vis-à-vis des personnes âgées, des handicapés, des droits de l’enfant, des droits de la femme ou bien à l’abolition de la peine de mort. La collectivité est devenue plus raisonnable et plus morale que les individus qui la constituent. Et cela va conduire aussi à l’avènement des droits de l’animal.

    EVANA : Concrètement parlant, comment voyez-vous l’avenir ?

    HFK : L’interdiction de fumer constitue un changement profond et spectaculaire au sein de notre société. Il y a dix ans encore, qui aurait pensé que cela fût possible ? Quoi qu’il en soit, plus encore que d’exclure les fumeurs, il serait sensé de marginaliser les mangeurs de viande comme étape intermédiaire en vue de l’interdiction totale de la viande.

    Les mangeurs de viande ne devraient avoir le droit de s’adonner à leur vice que sur le pas de la porte ou bien dans des arrière-salles. Par ailleurs, tout produit carné devrait porter la mention suivante : « La consommation de viande tue les animaux, nuit gravement à votre santé, détruit notre environnement et contribue à la faim dans le monde. »

    EVANA : Monsieur Kaplan, nous vous remercions pour cet entretien.

    Source/Quelle: Helmut F. Kaplan

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