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Libération animale - Page 124

  • Florence Burgat : "L'oubli de l'animal"

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    « En pensée, Herman prononça l'oraison funèbre de la souris qui avait partagé une partie de sa vie avec lui et qui, à cause de lui, avait quitté ce monde. 'Que savent-ils, tous ces érudits, tous ces philosophes, tous les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu'un comme toi ?

    Ils se sont persuadés que l'homme, l'espèce la plus pécheresse entre toutes, est au sommet de la création. Toutes les autres créatures furent créées uniquement pour lui procurer de la nourriture, des peaux, pour être martyrisées, exterminées.

    Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka. »

    Isaac B. Singer (Nobel de littérature 1978), The Letter Writer 

    FOLIE DES VACHES, FOLIE DES HOMMES

    L’oubli de l’animal

    Si, malgré l’absence de preuves absolument irréfutables, la transmission de la maladie de la « vache folle » à l’espèce humaine semble probable et engendre, à ce titre, une légitime inquiétude chez les consommateurs et les responsables politiques, ce mouvement de recul devant la viande ne pourrait-il être l’occasion de penser la nature particulière de ce produit ? De penser l’animal dans la viande, de s’arrêter un instant sur la logique qui rend possible la transformation des bêtes en nourriture, de traiter autrement que par la dérision ceux qui, fidèles à une question qui date de Pythagore, refusent l’alimentation carnée ?

    Une alimentation d’ailleurs devenue à la fois pléthorique et abstraite grâce aux méthodes de l’élevage et de l’abattage industriels. Élisabeth de Fontenay, qui ouvre l’analyse des Traités sur les animaux de Plutarque (1) par le symptôme de la « démence des bovins » rendus carnivores, montre en quel sens ces textes nous invitent à une méditation sur notre modernité technicienne.

    Plutarque s’interroge sur l’horreur du geste fondateur de la boucherie : « Quelles affections, quel courage ou quels motifs firent autrefois agir l’homme qui, le premier, approcha de sa bouche une chair meurtrie (...), servit à sa table des corps morts, et pour ainsi dire des idoles, et fit sa nourriture de la viande de membres d’animaux qui, peu auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment ses yeux purent-ils souffrir de voir un meurtre ? (...) Comment son goût ne fut-il pas dégoûté d’horreur, quand il en vint à manier l’ordure des blessures (2) ? »

    Nul aujourd’hui n’ose venir troubler la volupté de la fête carnivore. Collision entre deux ordres étrangers, la distance qui sépare l’univers chatoyant de la bonne chère de celui des bêtes chaudes et douces qui, traitées à la chaîne, sortent de l’abattoir sous forme de carcasses rigides et décapitées, est difficilement pensable. Attachées aux seuls aspects sanitaires, les discussions autour de la « vache folle » occultent le sort et la condition des animaux d’abattoirs, désignés comme des coupables, en aucun cas des victimes.

    C’est ainsi qu’Alain Finkielkraut constate, en réclamant un peu de « pitié pour les vaches », que, « comme les victimes sont des bêtes, c’est à elles de payer (3) ». Les bêtes malades ou seulement suspectes, celles dont le sang est impur, seront exterminées : la caméra est braquée sur une vache qui vacille et s’effondre sur le ciment ; le plan suivant vient rassurer le téléspectateur en montrant les fours crématoires dans lesquels on pousse les gros cadavres aux pattes raides tendues vers le haut, sous un ciel obscurci par une épaisse fumée.

     La lourdeur administrative et le temps nécessaire à cette tâche ont conduit les autorités anglaises à envisager d’utiliser les carcasses comme combustible pour produire de l’énergie (4). Le sobriquet de « vache folle » lui-même est presque amusant, un peu enfantin : il rappelle celui de Bison futé et n’induit en rien l’idée d’un corps mortellement atteint, qui souffre, et que nul ne songe à soigner. Pour illustrer la transparence des circuits de la viande bovine en France, les images documentaires passent du veau tétant sa mère à sa carcasse, dont un boucher vante les qualités.

    Ce raccourci, où l’assimilation de l’animal à la viande est présentée comme allant de soi, montre combien nous avons manqué la rencontre avec le monde animal. Qui, d’ailleurs, oserait parler de la viande autrement que dans les termes de la gastronomie ? Ou dans ceux, plus austères, mais plus utiles encore à sa banalisation, de la diététique ? Un carnivore en tenue de soirée « DANS la viande tendre de l’étal, une rose rouge de papier hurle à la mort » et « un carnivore en tenue de soirée passe devant la fleur sans la voir ni l’entendre (5) ».

    Substance abstraite, continuum, matière sans origine. La décision des éleveurs d’identifier la viande française ne porte aucunement atteinte à cet anonymat-là. La viande doit rester gaie, le plaisir de manger dégagé de toute inquiétude empathique, comme la publicité ne cesse de nous le rappeler par des images festives. Que personne ne s’avise de coller son oreille à la chair inerte, au risque d’y entendre le souffle rauque de la bête qui s’affale. La pitié pour l’opaque misère des animaux de rente s’estompe vite, dès lors que le spectacle de leur souffrance est caché, et leur exploitation justifiée par la force des arguments économiques.

    Du calvaire de l’animal, le consommateur ne sait rien et ne veut rien savoir : les lieux de mise à mort sont d’ailleurs distincts des lieux de vente, et celui qui tue n’est plus celui qui vend. En soustrayant à la perception la présence effective de la mort, c’est la possibilité même de l’alimentation carnée qui devient peu à peu impensable, parce qu’inimaginable, hors représentation. La séparation des tâches a contribué à consolider une scission entre l’animal et la viande, épargnant ainsi notre réflexion. Divers relais et médiations achèvent de lever l’interdit et d’abolir tout sentiment de culpabilité et de responsabilité. On ne peut déplorer les conditions de vie et de mort des animaux de boucherie et, en même temps, cautionner ces conditions par une consommation quotidienne de viande.

    Ceux qui s’en abstiennent pour des raisons éthiques font preuve de sens critique à l’égard d’un très fort suivisme social et manifestent ainsi une réelle volonté de voir émerger une réflexion sur ce qu’est véritablement la viande. L’histoire de la découpe et de la décoration des viandes met en évidence une mutation des représentations affectant les produits carnés ; les morceaux présentés dans des barquettes sous cellophane ont, comme l’écrit Pierre Gascar, peu à peu acquis « une autonomie, une réalité indépendante de l’ensemble dans lesquels ils étaient inclus (...). La boucherie est un lieu d’innocence (6) ».

    Pour la plupart, les enfants n’établissent aucune relation entre la viande que, avec leurs parents, ils achètent au supermarché, et les animaux hyperhumanisés de leurs dessins animés. Lorsqu’ils en prennent conscience, nombre d’entre eux sont choqués, dégoûtés. Par ailleurs, le recours à la tradition, aux arguments nutritifs, tout comme le procédé publicitaire utilisé depuis le début du siècle qui consiste à mettre en scène l’assentiment de l’animal à devenir une carcasse, et donc à traiter avec humour sa mise à mort, sont autant de biais qui libèrent la consommation carnée de tout souci éthique. Bref, il s’agit de faire de cette trajectoire une évidence et de présenter du même coup toute compassion comme l’émanation d’une sensiblerie incongrue.

    L’indifférence à la condition des animaux de boucherie pourrait étonner dans des pays où les animaux de compagnie sont présents dans de nombreux foyers. La confrontation avec un être qui manifeste des besoins et des désirs, donne et reçoit de la tendresse, partage des émotions avec les humains pourrait être la voie royale vers le refus de voir l’animal réduit à une machine à produire. Mais, à l’évidence, la connexion ne se fait pas. La distribution des rôles se dessine à l’intérieur du monde animal : il y a les nobles et les bâtards, les compagnons et les consommables...

    Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que les animaux de compagnie sont à ce point l’objet de toutes les sollicitudes : le nombre d’abandons va croissant, comme le montrent les chiffres du ministère de l’agriculture. Le chien lâché sur l’autoroute est tout de même une sérieuse entorse à cette prétendue « zoophilie », voire « zoolâtrie », affection réelle ou supposée que l’on doit radicalement distinguer d’un souci éthique pour la condition animale en général. Les propos amusés que suscitent le spectacle ou l’évocation de la souffrance animale ne font-ils pas, à l’inverse, s’interroger sur l’humanité de ceux qui les tiennent ?

    On ne saurait non plus passer sous silence le sophisme des boîtes pour chats ou chiens, dépense scandaleuse entre toutes. Remarquons que c’est le nourrissage des animaux qui est insupportable à ceux qui disent prendre fait et cause pour les populations affamées, et non le fait que nous, les humains, fassions des repas pantagruéliques. C’est la bouillie faite à partir du cinquième quartier, c’est-à-dire des restes d’animaux d’abattoirs impropres à la consommation humaine, qui focalise tous les sarcasmes. Et, puisqu’il est question de la distribution des richesses alimentaires, plus personne n’ignore que les protéines végétales sont enlevées, pour une bonne partie d’entre elles, aux pays souffrant de la faim pour engraisser les animaux que nous mangeons (7).

    Le débat sur la « vache folle » est monopolisé par la préoccupation hygiéniste, c’est-à-dire ici phobique et patriotique, que l’on peut résumer, en France, par l’injonction « mangeons français ! ». Rien sur la souffrance des bêtes que notre « agriculture contre nature (8) » a rendues mortellement malades ; rien sur la destination, présentée comme « naturelle », de milliards d’animaux pour la boucherie.

    Si la prédation et l’entre-dévoration des espèces entre elles à des fins vitales constitue, dans la plupart des cas, une « loi naturelle », la démesure à laquelle nous nous livrons au moyen des modes de production industriels engendre une différence de nature, et non de degré, avec des pratiques de chasse de survie qui comportaient, et comportent encore, pour les populations démunies de ressources alimentaires, un principe de limite.

    Le fait de tuer l’animal pour s’en nourrir devait conserver un caractère exceptionnel et transgressif, demeurer un acte grave. Ce que, précisément, l’élevage et l’abattage industriels ont balayé comme une superstition, une attitude poétique ou prélogique, non rationnelle, en somme. En pensant que des herbivores pourraient s’accommoder d’une alimentation carnée, on est allé un cran plus loin dans la réduction de l’animal à une machine. N’y a-t-il pas là de quoi méditer sur une agriculture qui a proprement quitté le sol, dérobant aux bêtes l’air et la terre, les rivant au seul temps de l’engraissement dans des bâtiments clos, le corps entravé ?

    C’est un fait que notre monde est devenu, pour l’animal, « un immense camp de concentration, avec ses salles de torture que l’on nomme gavage, élevage en batterie, éclairage continu en lumière artificielle (9) », misérable séjour qui précède un transport, parfois très long, avant d’arriver à l’abattoir, et dont l’association Protection mondiale des animaux de ferme (PMAF) a révélé en images les conditions atroces (10).

    La finalité est un rendement accru et, pour l’éleveur, une libération qui consiste à ne plus avoir à s’occuper personnellement des bêtes. Le vocabulaire vient seconder une technicisation qui va de pair avec l’oubli croissant de l’animal, avec sa désindividualisation : « viande sur pied », « viande vivante », telles sont les expressions par lesquelles les professionnels désignent cette matière en devenir qui ne peut décemment plus porter le beau nom d’animal, car on n’y entend plus rien de l’anima, l’âme (11).

    Florence Burgat

    http://www.monde-diplomatique.fr/1996/05/BURGAT/2758.html