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Libération animale - Page 123

  • Miroir

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    TU NE TUERAS POINT CEUX QUI ONT DES YEUX.

     

     

    " Maintenant je peux te regarder en paix,

    désormais je ne te mange plus. "

    KAFKA

  • Gary Francione, interview par Animal Voices (2 novembre 2004)

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    Transcription d’une interview de Gary Francione donnée le 2 novembre 2004. Merci à Alex Chernavsky pour la réalisation.

    Lauren Corman (LC) : Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore Gary Francione, précisons d’emblée qu’il s’agit d’une personnalité très controversée au sein du mouvement des droits des animaux. On pourrait même dire que c’est un homme dont le passe-temps favori consiste à se faire des ennemis [rires]. Francione est un authentique frondeur, dont les idées vont à l’encontre de toutes les positions ordinaires actuellement en vigueur autour de la question animale.

    Rob Moore (RM) : Il est en effet d’une grande exigence envers le mouvement des droits des animaux, et je crois que c’est une bonne chose. Bien sûr, nous avons raison de nous congratuler les uns les autres, car nous en avons tous besoin. Mais nous avons aussi besoin de ces agitateurs qui nous disent : « Ok, formidable, mais qu’allons-nous faire maintenant pour que les choses bougent enfin ? »

    LC : Je partage le même sentiment que Gary Francione. Lorsque je fais l’inventaire des recherches que je mène depuis sept ans et que je regarde certains de nos résultats, la question me hante vraiment. Des choses qui semblaient parfaitement fondées s’avèrent finalement fausses en regard de ce qu’il écrit.

    Et je voudrais que les gens qui n’ont pas encore eu la chance de découvrir son oeuvre commencent par lire Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog qui répond à la question classique : si vous vous trouvez dans une maison en feu et que vous devez sauver votre enfant ou votre chien, qui allez-vous choisir ?

    C’est un livre vraiment excellent. Il épuise le sujet dès l’appendice (plutôt fournie) et consigne, de manière systématique et approfondie, les questions courantes auxquelles chaque activiste doit faire face un jour ou l’autre. Pour éviter de se trouver embarrassé au cours d’une discussion, il faut absolument consulter ces pages, parce qu’elles aident à adopter le raisonnement le plus juste.

    Et puis, bien sûr, il faut encore citer Rain Without Thunder, tout aussi fantastique. Gary est également l’auteur de l’excellent Animals, Property, and the Law, dont je crois me souvenir qu’il est son premier essai.

    Nous sommes donc très heureux de l’avoir aujourd’hui parmi nous, et je suis sûre qu’il va comme d’habitude se faire un plaisir de nous secouer les méninges. Merci d’être là, Gary.

    Gary Francione (GF) : Salut, tout le plaisir est pour moi.

    LC : Ça fait plaisir de vous voir à nouveau ici. Nous vous avions donné à lire une série de questions et nous sommes prêts à attaquer l’interview.

    GF : Ce sera un vrai miracle si nous parvenons à venir à bout de seulement quelques-unes d’entre elles... [rires]

    LC : Justement, nous allons devoir parler très vite...

    GF : Pas de problème, je suis new-yorkais…

    LC : Nous tenions d’abord à vous inviter afin de parler du foie gras. Mais avant d’aborder ce sujet, nous aimerions que vous nous expliquiez brièvement votre philosophie politique et que vous sensibilisiez les auditeurs à votre perspective.

    Ensuite, comme convenu, nous discuterons du foie gras, avant de revenir à votre philosophie de manière plus approfondie.

    Donc : quelle est, brièvement, votre vision politique de la question animale ?

    GF : Je suis un défenseur des droits des animaux et un abolitionniste. Cela signifie selon moi que nous devons abolir l’exploitation animale et non la réglementer.

    J’ai depuis longtemps une vision très critique à l’encontre de tout ce qui ressortit à la protection animale. Je ne pense pas que cette dernière fonctionne, que ce soit à court ou à long terme.

    Dans mon livre Rain Without Thunder, je démontre par exemple qu’il n’y a pas de preuve historique comme quoi ce système a permis de réduire la souffrance animale de quelque manière que ce soit et qu’il n’a en aucun cas montré la voie, contrairement à ce que prétendent de nombreux défenseurs qui pensent que nous devons poursuivre la stratégie welfariste, autrement dit accumuler les petits « progrès » afin de parvenir ultérieurement à l’abolition.

    Or, je le répète, il n’y a absolument aucune preuve historique qui permette de valider cette supposition.

    La protection animale est à l’œuvre depuis environ 200 ans. Or nous n’avons jamais utilisé autant d’animaux qu’aujourd’hui, de même que nous ne les avons jamais traités plus horriblement.

    Cela prouve que la protection animale, même à long terme, ne mène nullement à l’instauration de droits pour les victimes. Persévérer dans cette voie avec l’idée de parvenir un jour à l’abolition est de ce fait contestable.

    Ce système ne fonctionne même pas à court terme. Le projet de loi californien sur le foie gras, dont nous allons bientôt débattre, en est une excellente illustration.

    Auparavant, je voudrais donner un exemple encore plus éloquent, celui d’une campagne menée partout aujourd’hui mais qui a vu le jour aux Etats-Unis sous l’impulsion d’un certain nombre de groupes style PETA et d’individus tels que Peter Singer.

    Cette campagne consistait à soutenir l’adoption, par McDonald’s, d’un principe d’abattage dit « humain ». Tout ce petit monde a donc fait l’éloge de McDonald’s à travers tout un tas de déclarations spectaculaires censées montrer à quel point McDonald’s était une entreprise formidable pour avoir adopté ledit principe.

    Maintenant, admettons une seconde que la mise en œuvre de ce principe entraîne effectivement une petite réduction de souffrance. On peut se dire : « Formidable, les animaux souffrent un peu moins désormais. »

    Cependant on doit toujours envisager l’hypothèse selon laquelle les « améliorations » promises n’ont pas été appliquées (il y a d’ailleurs pas mal de controverses à ce sujet, pour savoir si elles l’ont été ou pas).

    Mais quand bien même ce serait le cas, quand bien même il y aurait en effet une réduction de la souffrance, on ne doit jamais perdre de vue le fait que la protection animale conduit seulement les gens à déculpabiliser par rapport à leur consommation d’animaux.

    Ainsi, une des conséquences de la promotion de McDonald’s par PETA a été que beaucoup de gens ont cru que McDonald’s traitait désormais les animaux « avec humanité » et qu’il devenait dès lors préférable, d’un point de vue moral, de manger chez McDonald’s. Dont acte !

    Il se trouve que j’ai depuis lors discuté avec pas mal de personnes – une expérience que je suis précisément en train de coucher par écrit. A toutes je leur ai demandé quelle était leur perception de McDonald’s depuis cette campagne.

    Et parmi celles qui s’y sont intéressées, beaucoup estiment qu’il est désormais plus justifiable de manger chez McDonald’s aujourd’hui qu’hier, puisque des associations radicales – ou plutôt supposées telles, comme PETA qui en fait est welfariste – en faisaient la promotion en affirmant que la firme traitait à présent les animaux « humainement ».

    Or je le répète, même dans l’hypothèse où il y aurait effectivement une petite réduction de souffrance, nous sommes tous d’accord pour dire que le « reste » du traitement (autrement dit les 99%...) est purement et simplement abominable.

    Et que si l’on augmente le nombre d’animaux consommés – étant donné que de plus en plus de gens vont chez McDonald’s en pensant que c’est plus éthique que par le passé –, on est en définitive en train d’augmenter la souffrance.

    Tel est l’un des problèmes posés à court ou à long terme par la protection animale : celui de déculpabiliser les gens par rapport à l’exploitation des animaux. Et dès que les gens déculpabilisent, ça veut dire que davantage d’animaux vont être exploités.

    Donc même s’il se peut – je dis bien « peut », parce que je crois fondamentalement que la plupart des mesures en question ne fonctionnent pas, même en proportion infinitésimale – même si elles marchaient, donc, leur principal effet reste d’encourager les gens à exploiter davantage les animaux, et donc d’accroître la souffrance.

    Par conséquent, la protection animale est une stratégie hautement contestable aussi bien sur le long terme (croire qu’elle mènera à l’abolition de l’exploitation) que sur le court terme (penser qu’elle permet de réduire la souffrance). Il s’agit là d’un non-sens absolu.

    RM : La protection animale apparaît donc contre-productive par rapport à ce que les partisans des droits des animaux s’efforcent d’accomplir.

    GF : Elle est effectivement contre-productive. On peut d’ailleurs comparer le débat qui oppose aujourd’hui la protection animale et les droits des animaux à ce qui s’est passé au XIXe siècle en Amérique à propos de l’esclavage, entre ceux qui voulaient son abolition et les autres qui demandaient simplement à ce qu’on le réglemente.

    Ces derniers étaient toujours déçus parce qu’ils ne comprenaient pas que les abolitionnistes ne les soutiennent pas alors qu’ils proposaient des lois pour rendre l’esclavage plus humain.

    Ils leur disaient : « Vous êtes donc pour plus de souffrance ? », et les abolitionnistes répondaient : « Bien sûr que non ! Simplement nous ne pensons pas que le but soit de rendre plus ‘humaine’ une institution fondamentalement injuste en soi. Nous pensons que nous devrions au contraire viser à l’abolition de l’esclavage, et sensibiliser l’opinion publique en ce sens. »

    Nous savons qui a finalement triomphé : ce n’étaient donc pas les abolitionnistes qui étaient irréalistes, mais les réglementationnistes, et ce à plusieurs niveaux.

    Il existe une réelle et profonde contradiction entre la protection animale et les droits des animaux, et cette contradiction est contre-productive aussi bien sur le plan pratique que philosophique.

    On me reproche souvent de produire des arguments purement théoriques, alors que je parle de stratégie aussi bien que de théorie. Les questions morales me préoccupent beaucoup. Il est donc logique que la philosophie morale me préoccupe également. Je plaide donc coupable !

    Mais la vérité est que je me préoccupe aussi de tactique et de stratégie, et que je ne vois rien de bien formidable à l’horizon… Je n’assiste pas à un nombre massif de victoires de la protection animale susceptibles de réduire significativement la souffrance des animaux ou même leur exploitation.

    Au contraire : tout ce que je vois est une accumulation de campagnes dénuées du moindre sens, dont non seulement il ne ressort rien mais qui en plus font empirer les choses au lieu de les améliorer.

    RM : Nous reparlerons de tout cela dans un moment. Maintenant que vous nous avez donné un bref aperçu de vous-même et des idées qui sont les vôtres, nous allons discuter de ce fameux projet de loi californien sur le foie gras.

    La vente ainsi que la production de foie gras vont donc être interdites en 2012, et le projet a été récemment signé par le Gouverneur Schwarzenegger. Le Farm Sanctuary organise le 17 novembre en l’honneur de Schwarzenegger et du Sénateur Burton une soirée à laquelle seront conviées de nombreuses personnalités.

    La plupart des défenseurs des animaux célèbrent également l’événement. Mais vous, Gary, vous déclarez contre ce projet. Pouvez-vous nous en dire la raison ?

    GF : Le projet auquel vous faites allusion est la parfaite illustration d’un phénomène extrêmement problématique au sein du mouvement, qui consiste à adopter une législation qui non seulement n’aide pas les animaux mais qui en plus leur porte préjudice.

    Je pense que 1520 [nom du projet de loi contre le foie gras déposé par la Californie et validé le 29 septembre 2004] est néfaste pour des raisons à la fois pratiques et théoriques. Penchons-nous d’abord sur les raisons pratiques.

    Un des plus gros groupes producteurs de foie gras est californien et s’appelle Sonoma. Il se trouve que cette loi protège explicitement Sonoma contre toute action civile ou criminelle, et ce jusqu’en 2012.

    Or une action civile contre ce groupe était justement en cours, à travers laquelle les plaideurs cherchaient à faire reconnaître la pratique du gavage comme une violation de la loi d’Etat anti-cruauté.

    Nous ne savons pas si ce procès aurait abouti ou non, mais le fait est que nous ne le saurons à présent jamais, parce que 1520 a eu pour effet de classer le procès définitivement et d’immuniser Sonoma contre toute action civile ou criminelle jusqu’en 2012.

    Il se trouve que j’avais noté quelques réflexions à propos de 1520 que j’ai envoyées aux organisations qui me demandaient mon avis. J’ai rédigé ces commentaires le 7 octobre, et ils ont ensuite été diffusés sur Internet, ce qui est bien – ça ne me pose pas de problème.

    L’une des choses que j’avais dites était que 1520 permettrait à Sonoma d’utiliser les huit prochaines années pour mener des expériences destinées à démontrer que la pratique du gavage était humaine, que la loi se verrait finalement abrogée et qu’elle ne serait jamais effective.

    Eh bien le résultat de tout cela, c’est que j’ai reçu un flot de courriels et de messages téléphoniques très hostiles de plusieurs défenseurs qui me reprochaient tout ou partie de ces fameux commentaires. Que j’aie déclaré que l’interdiction ne prendrait jamais effet et qu’il y avait de fortes chances pour qu’elle soit abrogée les énervait particulièrement.

    Et ce que je trouve très intéressant, c’est que le 27 octobre – soit trois semaines après que j’ai rédigé ces notes – le San Jose Mercury News de Californie rapportait que, je cite :

    « L’Université de Californie à Davis a travaillé en coulisses avec le Bureau du Gouverneur pour mettre au point un plan permettant au département des Sciences Animales et à l’Ecole Vétérinaire de mener des recherches afin de déterminer si la production de foie gras était humaine. Si les recherches démontrent que le processus est humain, cela pourrait être utilisé comme arme afin de remettre la loi en question. »

    L’article est long, mais une autre chose à retenir est que « même dans ses déclarations écrites, le Gouverneur Schwarzenegger a laissé ouverte la possibilité que la loi ne puisse jamais prendre effet. »

    Donc il apparaît que ce que j’avais écrit le 7 octobre était exact, que la loi était une invitation non déguisée à conduire des expériences pour prouver ce qu’on sait, et que du moment que l’Université de Californie à Davis consacre suffisamment de temps et d’efforts à cela… eh bien, nous savons tous ce que ça signifie : qu’ils pourront prouver absolument n’importe quoi.

    En fait, j’avais déjà lu des commentaires de diverses personnes estimant que le procédé pouvait paraître horrible, mais qu’en réalité il ne causait aucune douleur physique ou morale aux oiseaux.

    Alors vous savez, je pense qu’il y a des chances… en fait, je suis prêt à parier un dollar – et pas un dollar canadien, notez bien, mais un dollar américain, qui comme chacun sait a beaucoup de valeur [rires] –  je suis prêt à parier un dollar américain que ce truc ne va jamais entrer en application.

    C’est hautement improbable, et le projet de loi est extrêmement problématique en ce qu’il rend impossible pour un procureur d’intenter une action contre cette pratique en tant qu’elle violerait la loi californienne.

    C’est impossible parce qu’il y a, fondamentalement, une immunité qui protège Sonoma de toute responsabilité civile ou criminelle.

    Si quelqu’un voulait intenter un procès civil, ce qui est possible en Californie (contrairement à de nombreux Etats, la Californie permet aux citoyens d’intenter des poursuites afin d’obtenir une proclamation stipulant qu’une pratique viole la loi d’Etat anti-cruauté), cette personne ne pourrait pas le faire, parce que Sonoma est à présent immunisé.

    Ce qui en passant explique pourquoi Sonoma a soutenu cette législation, et même qu’il en était enchanté, parce qu’elle le rend intouchable pour huit ans. Si les défenseurs des animaux estiment qu’il s’agit là d’une victoire, mon Dieu, je veux dire [gloussements]…

    LC : Ok, je voulais vous demander... Ces gens qui ont travaillé en première ligne sur ce sujet et qui maintenant célèbrent ce qu’ils considèrent comme une victoire, que leur dites-vous ? Qu’ils sont de grands naïfs… ou peut-être autre chose ?

    GF : Ecoutez, les droits des animaux en Amérique - je ne puis dire ce qu’il en est des autres pays, mais je le peux pour le nôtre – représentent un véritable business. Et pour que ces groupes amassent les fonds qu’ils amassent… allons, nous ne sommes plus des gosses.

    Prenez la plupart de ces grosses organisations – les sommes qu’elles engrangent sont phénoménales. Et le moyen pour elles de les obtenir est de savoir vendre leurs campagnes.

    C’est évident que si votre but est de collecter des fonds vous devez être capable d’affronter le public et de lui dire : « Voici nos victoires. Certes la situation n’est pas bonne, mais nous remportons tout de même des victoires ».

    Et c’est précisément ce qui se passe. Je veux dire, la collecte de fonds, ce n’est pas autre chose que ça. Je ne suis donc pas surpris. En fait, je serais étonné si justement il n’y avait pas de collecteurs de fonds dans les parages.

    Mais je veux en venir à cette conclusion, que la collecte de fonds n’est en fait pas autre chose qu’un moyen d’amasser de l’argent.

    Ce n’est donc pas une question de naïveté. Je pense au contraire qu’ils savent exactement ce qui se passe, mais, voilà, ils doivent récolter leurs fonds. Et ils ne peuvent le faire qu’en allant au-devant des gens les bras chargés des lauriers de la victoire.

    En fait, vous avez actuellement au moins cinq organisations – peut-être plus – qui disent : « Ceci est notre victoire. Alors merci de nous donner de l’argent. » Tout ça ne me surprend pas. Ça se produit en permanence.

    RM : Gary, je crois – corrigez-moi si je me trompe -, je crois qu’il s’agit quand même de la première législation qui reconnaît positivement l’inhumanité d’une pratique de l’élevage industriel. N’est-ce pas une bonne chose ?

    GF : Vous devez raisonner en l’espèce en termes de coûts et de bénéfices. Dans le cas qui nous occupe, les bénéfices sont très minces et théoriques. Les coûts par contre sont absolument certains. Sonoma est protégé, et beaucoup d’animaux vont souffrir afin de « prouver » que le gavage ne les fait pas souffrir.

    Je crains encore une fois que la loi ne soit jamais effective. Et je crains également qu’il n’y ait un très sérieux coût moral à payer, dans la mesure où cette législation délivre un message.

    C’est ce que vous êtes en train de dire : « Cette législation ne fait-elle pas passer un certain message ? ». Elle peut effectivement faire passer le message que vous dites, que vous devez néanmoins mettre en balance avec les effets négatifs qu’elle entraînera par ailleurs.

    Mais le tragique de l’affaire est qu’elle délivre aussi un autre message, qui est que si ces animaux n’étaient pas gavés, le fait de les élever, de les tuer et de les manger serait moralement acceptable, ou constituerait un moindre mal.

    Voici une citation tirée d’un article du New York Times consacré à 1520. C’est un défenseur des animaux du nom de Paul Waldow qui parle : « Une partie de la population commence à consommer avec conscience », dit-il.

    A partir de là, plus de doute : 1520 envoie un très, très mauvais message. Le fait que des gens de la cause animale énoncent ce genre d’énormités est navrant, parce que qu’est-ce que ça veut dire en fait ?

    Ça veut dire que pourvu que vous ne commettiez aucune pratique grotesque comme le gavage, il n’y a aucun problème à élever et massacrer les animaux. Il s’agit là d’un message vraiment désolant, vraiment problématique.

    Alors vous savez, dans la mesure où ce projet de loi contient un message positif, vous devez toujours le mettre en balance avec tout ce qu’il entraîne de nécessairement négatif, à savoir : l’immunisation de Sonoma pour les huit prochaines années, le fait qu’il va patronner des expériences horribles destinées à montrer que le gavage est une pratique acceptable, et qu’on va finalement l’enterrer sans qu’il ait jamais été mis en œuvre.

    Et pour couronner le tout, il aura fait passer le message comme quoi on peut être un « consommateur compassionnel », que « l’esclavage light » est vraiment OK, etc. On est tout contre l’esclavage, mais « l’esclavage light », lui, est OK.

    Tout cela rend le message éminemment douteux, et quand on compare ses avantages et ses inconvénients, force est de constater que les derniers l’emportent largement.

    LC : Nous avons reçu Steven Best ici même, et nous avons évoqué avec lui l’opposition traditionnelle entre protection animale et droits des animaux. Il en est venu à parler des initiatives réformistes opposées aux initiatives welfaristes, et je voulais en discuter avec vous.

    Dans une visée pratique, imaginons que vous, Gary, soyez un activiste particulièrement concerné par la question du foie gras : par où commenceriez-vous ?

    RM : Et comment auriez-vous mené toute cette affaire ?

    GF : Avant toute chose, laissez-moi vous dire que je suis en profond désaccord avec Steve Best. D’un côté, Steve Best explique en quoi la protection animale est problématique, tout en affirmant de l’autre qu’elle peut fonctionner aussi longtemps qu’elle est accouplée avec la rhétorique abolitionniste.

    J’estime que cette vision des choses est elle aussi problématique. Parce que c’est précisément ce que font aujourd’hui les associations : elles poursuivent officiellement une politique welfariste tout en parlant officieusement d’abolition. Or cela ne nous mène pas très loin.

    En outre, elles instaurent une fausse dichotomie en posant que si l’on cesse le welfarisme, cela équivaut à ne rien faire : soit on fait du welfarisme, soit on abandonne les animaux à leur sort. Il s’agit là d’un non-sens.

    Nous disposons d’un temps limité et de ressources tout aussi limitées. Je pense que là-dessus nous sommes tous d’accord. Nous devons donc faire des choix. Et le choix ne se résume pas entre welfarisme et néant, mais entre welfarisme et abolitionnisme.

    Laissez-moi donner un exemple. J’ai pu dire que s’il y a dix ans nous avions consacré tout notre temps, notre énergie et nos ressources à une campagne soutenue pour la promotion du véganisme, à l’heure actuelle nous aurions certainement au moins 10.000 vegans de plus dans nos rangs.

    C’est une proposition je pense assez incontestable, et je ne crois pas que vous serez en désaccord avec moi là-dessus.

    Nous pourrions même en avoir encore bien davantage. Si l’ensemble des associations et des militants avaient vraiment mis leurs efforts dans la sensibilisation du public aux questions morales, mais aussi environnementales et de santé inhérentes au véganisme – s’ils avaient vraiment fait ça, alors, oui, nous aurions au moins 10.000 vegans de plus que nous n’en avons aujourd’hui.

    S’il y avait 10.000 vegans de plus, la souffrance animale aurait diminué bien davantage qu’avec toutes les mesures welfaristes entreprises. Il s’agit donc bien d’un choix.

    Mais ce choix ne se réduit pas entre ne rien faire et persévérer dans le welfarisme. Je maintiens que si nous voulions réellement diminuer la souffrance, nous nous en donnerions les moyens par le biais d’un agenda abolitionniste. Nous rendrions cette volonté effective avec des principes abolitionnistes.

    Obtenir 10.000 vegans de plus aurait pour résultat non seulement de réduire la souffrance, mais aussi d’amorcer un changement social plus grand, car le public, c’est vraiment ce dont nous avons besoin.

    La raison pour laquelle le mouvement échoue, qu’il est, à mon sens, un lamentable échec, est que nous n’avons pas su éduquer les gens à propos de ce que nous croyons, ni les convaincre de ce qu’ils pourraient y croire à leur tour.

    Et la raison pour laquelle nous avons échoué est très simple : c’est parce que l’éducation n’est pas quelque chose que tu peux…

    Ouais, c’est difficile de collecter des fonds pour de telles initiatives – c’est très difficile pour les associations de faire ça. Donc elles font du welfarisme parce que cette stratégie facilite l’organisation de campagnes et les collectes de fonds qui vont avec.

    L’éducation, elle, n’est pas quelque chose qui rapporte. Et pourtant c’est elle que nous devrions promouvoir.

    L’idée selon laquelle renoncer au welfarisme équivaut à ne rien faire n’a pas de sens. Il s’agit là d’une fausse dichotomie établie par les grandes organisations parce qu’il est dans leur intérêt, afin de pouvoir récolter des fonds, de poursuivre des campagnes welfaristes en tant que produits qu’elles peuvent vendre au public.

    Le difficile travail qui consiste à éduquer ce public ne les intéresse pas. Eduquer les gens ne rapporte rien, et en plus vous courez le risque qu’ils ne veuillent plus vous écouter…

    Car plus votre message est radical, plus il démontre qu’il ne s’agit pas seulement d’abandonner la viande, mais qu’il faut tout abandonner, car il y a plus de souffrance dans un verre de lait que dans une livre de steak ; et que si l’on se préoccupe réellement de la souffrance animale, c’est ce qu’on doit faire.

    Allez-vous faire fuir les gens en leur apprenant la vérité ? Allez-vous les détourner en leur démontrant que le véganisme constitue nécessairement le fondement moral du mouvement ?

    Il est possible que vous en fassiez fuir un certain nombre, mais dans le même temps vous attirerez tous ceux qui ont une vision claire de la situation, qui pigeront le message justement parce qu’il est clair.

    Le mouvement animaliste en Amérique du Nord est tellement confus et déroutant que le grand public ne comprend pas vraiment quelle est sa position véritable.

    Beaucoup de gens croient par exemple que la philosophie de PETA consiste à dire que c’est bien d’aller chez McDonald’s. Et dans une certaine mesure, vous savez…

    RM : … et au Burger King !

    GF : Exactement, au Burger King aussi. Et dans une certaine mesure, c’est exactement ce que font PETA et les autres. Nous avons donc intérêt à sortir très vite de cette fausse dichotomie entre welfarisme et néant. La dichotomie existe parce que certaines associations ont certains intérêts à promouvoir, mais c’est un choix qui ne signifie rien.

    Le fait est qu’il y a beaucoup de choses à faire en-dehors du welfarisme, et que cela ne signifie nullement abandonner les animaux à leur sort. Si nous voulons vraiment mettre un terme à leur esclavage, et non seulement le rendre « plus humain », alors il est temps d’accorder nos campagnes avec ces principes.

    LC : Vous laissez entendre qu’il y aurait une espèce d’alliance concertée. Comment envisagez-vous la situation si les associations dont vous parlez restent solidement retranchées derrière leurs choix stratégiques ?

    J’imagine que c’est une sorte de question à double partie. Comment faire pour rassembler les militants et les amener à travailler ensemble pour la promotion des idéaux vegans ? Et surtout, y a-t-il des groupes à l’heure actuelle qui oeuvrent déjà en ce sens ?

    GF : Une grande part de la difficulté vient du fait que le mouvement n’a jamais vraiment considéré le véganisme comme son fondement moral. Il s’agit du premier problème.

    Quand je dis véganisme, j’entends application du principe d’abolition dans la vie personnelle – dans la vie individuelle. Si vous vous prétendez abolitionniste, alors vous devez nécessairement être vegan. Il ne s’agit pas d’une option, ni d’un choix alimentaire, mais d’un engagement de votre part.

    De même que si au XIXe siècle vous aviez été abolitionniste, vous n’auriez pas eu d’esclaves. Et si vous vous étiez dit abolitionniste tout en possédant des esclaves, votre position aurait été tout simplement intenable. Il se trouvait des gens dans cette situation, et ils étaient justement taxés d’hypocrites. C’est exactement la même chose aujourd’hui pour le mouvement animaliste.

    Une partie du problème tient à ce qu’il veut incarner un phénomène massif et unificateur, et soyez certain que s’il parvient à rassembler un maximum d’adhérents, il ne tiendra pas à promouvoir le véganisme de manière rigoureuse et systématique, parce que cela risquerait de lui faire perdre des cotisations.

    Le problème ne réside donc pas seulement en ce que les groupes se sont retranchés derrière leurs choix stratégiques personnels, mais aussi en ce qu’ils n’ont pas voulu s’unir afin de promouvoir les objectifs du véganisme. En réalité, ils n’ont pas d’objectifs vegans. Tel est le premier problème.

    Le mouvement reste welfariste parce qu’il en est encore à dire aux gens : « Vous devez vous efforcer d’être bons envers les animaux, mais si vous avez envie de pizza au fromage, de glace ou de poisson exotique, ce n’est pas moralement répréhensible. » C’est là un problème de taille.

    Maintenant, existe-t-il des groupes qui s’écartent d’un tel paradigme ? La plupart d’entre eux savent que le meilleur moyen de récolter le maximum  de dollars est de colporter un minimum de principes très modérés et très confus. Certains s’efforcent pourtant d’aller à rebours.

    Ce que je fais de mon côté, et que j’encourage les autres à faire, est d’aller voir ce qui se passe dans son périmètre local, et plutôt que de se concentrer sur les organisations nationales, essayer de changer les choses là où l’on vit.

    Par exemple, je consacre beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à aider les personnes qui recueillent des animaux pour les stériliser. Je pense que c’est un important travail de base : il y a là-dehors des animaux qui ont besoin d’aide.

    J’estime que nous ne devrions pas élever des chiens et des chats pour en faire des animaux de compagnie. Et j’attends le jour – je ne serai plus sur cette planète, à moins de revenir dans un autre corps… -  où il n’y aura plus de chiens et de chats.

    Je ne pense pas non plus que nous devrions en avoir. Mais tant qu’ils seront là, nous avons l’obligation de prendre soin d’eux et de les traiter comme les individus qu’ils sont.

    J’ai énormément de respect pour tous les gens qui oeuvrent dans l’ombre avec leurs ressources personnelles pour mener à bien un travail aussi difficile. Ils ont vraiment tout mon soutien.

    Je soutiens également les refuges qui proscrivent l’euthanasie et dont les responsables font la promotion de la stérilisation. Ces personnes ne tuent pas les animaux qu’ils recueillent et proposent à l’adoption. C’est primordial. Il est primordial de prendre soin des animaux qui sont là maintenant.

    Donc voilà ce que je fais. Dans ma région, je recherche des gens qui font ce genre de choses. Ce sont eux que j’aide. En gros, je considère qu’un dollar envoyé à une grosse organisation de protection est un dollar jeté par la fenêtre. En tout cas, il ne sert à rien de positif.

    Ces groupes très prospères se retranchent derrière leurs positions réactionnaires. Et si on attend d’eux qu’ils changent la société et la façon de penser des gens, on perd son temps.

    LC : Les dollars qui iront à Animal Voices seront eux très bien utilisés ! [rires]

    GF : C’est exact, et il est important que vous touchiez le maximum de personnes. Les associations de protection animale font preuve d’une censure extraordinaire qui rappelle un peu la Russie stalinienne. Elles ne veulent tout simplement pas débattre.

    A vrai dire, le mouvement s’apparente – au moins dans l’une de ses manifestations – à un conglomérat d’organisations commerciales. Et j’inclus PETA dans le lot, qui n’est pas plus ouverte aux discussions que les autres.

    La vérité, c’est qu’il suffit que vous soyez en désaccord avec ces gens pour qu’aussitôt ils vous étiquettent. Je parle d’expérience. Si vous n’êtes pas d’accord avec eux, ils vous accusent tout de suite de semer la zizanie. Discuter avec vous ne les intéresse pas, et discuter avec eux s’avère impossible.

    A partir de là, notre dernier espoir réside dans les médias alternatifs. Animals’ Agenda (qui Dieu merci a cessé de paraître aux Etats-Unis il y a deux ans) recourait par exemple à une censure terrible et ne permettait pas qu’on exprime certains points de vue. Satya également. En fait, tous les magazines auxquels je pense pratiquaient ce genre de censure.

    Et moi, ce qui m’intéresse, c’est justement de mettre les pieds dans le plat [il rit]. Cette émission s’inscrit dans un projet alternatif, et en cela elle m’est familière. Je sais très bien ce que vous voulez faire : favoriser le débat, ce qui est primordial. Parce que du moment qu’il y a débat, les gens peuvent alors faire leurs propres choix.

    Le problème est que le mouvement refuse de placer le débat au centre de sa politique. Tout ce qui intéresse ces personnes, c’est de marginaliser ceux qui ne sont pas de leur avis. Et elles se montrent très douées à ce petit jeu, parce qu’elles contrôlent absolument tout.

    RM : Gary, nous allons citer certaines de vos paroles, et elles figureront dans notre nouvelle introduction. Je veux juste éclaircir une chose. Soutenez-vous auprès du gouvernement les initiatives « thématiques » que sont le projet de loi sur le foie gras ou la nouvelle législation pour les veaux ?

    GF : Je soutiens la seconde. Dans Rain Without Thunder, j’expose que certaines réformes welfaristes peuvent se montrer potentiellement utiles. Ainsi des interdictions qui reconnaissent que les animaux ont certains intérêts qui ne sauraient être sacrifiés, quand bien même ces intérêts vont à l’encontre de ceux de leurs propriétaires.

    J’ai consacré la troisième et dernière partie de ce livre à expliquer comment une mesure welfariste pourrait être plus efficace. Cependant on bute toujours sur le même problème : les animaux, juridiquement, restent des biens.

    Et aussi longtemps qu’ils seront assimilés à des biens, nous devrons faire face à une résistance principielle qui consistera à nier qu’ils ont des intérêts propres… justement parce qu’ils sont des propriétés.

    Dès l’instant où vous définissez quelque chose comme une « propriété », parler de cette chose comme d’une « propriété ayant des intérêts qui doivent être respectés » introduit une dissonance dans le raisonnement législatif et juridique, une propriété n’ayant que la valeur qu’on lui donne.

    Soustraire les animaux à leur actuel statut de propriété est donc le seul moyen de parvenir à nos fins. Par conséquent, le welfarisme n’est définitivement pas la bonne méthode.

    Etant donné que nous avons le choix, nous pouvons nous poser la question :

    « D’accord, nous voulons faire quelque chose pour réduire la souffrance animale. Investirons-nous notre temps, notre énergie et nos efforts dans une mesure welfariste, ou dans la sensibilisation du public ? Devrions-nous nous rendre auprès du gouvernement et dire : faisons une loi pour améliorer le sort des oiseaux gavés, ou choisissons-nous de nous consacrer à l’éducation des gens en leur faisant comprendre qu’il ne faut pas manger de produits d’origine animale ? »

    A mon sens, et pour revenir à votre question, vous pouvez parvenir à réduire la souffrance plus efficacement en soutenant la seconde proposition, dont je pense qu’elle est également compatible avec les principes abolitionnistes. Ce qui n’est pas le cas de la première.

    Encore une fois, il ne s’agit pas de dire « c’est ça ou rien », que si nous ne faisons pas ceci [du welfarisme], alors nous ne faisons rien, mais de ce que nous allons faire. Or le welfarisme est presque toujours viscéralement corrompu, comme le montre la législation sur le foie gras.

    Un autre exemple californien, à propos du même groupe – Farm Sanctuary : la loi sur l’étourdissement des animaux. Cette loi est ridicule. Elle est absolument nulle. J’en veux pour preuve flagrante que l’industrie animale californienne a soutenu le projet de loi.

    Et elle l’a soutenu parce que : A) il est nul, et B) ça redore son blason. Vous comprenez, elle était en train de faire quelque chose de vraiment « bien ». Du coup, les gens pouvaient se sentir plus à l’aise.

    Une conférence de presse a été donnée (j’en parle dans Rain Without Thunder), au cours de laquelle les membres de Farm Sanctuary ont dit que grâce à cette loi, les consommateurs pouvaient se sentir moins gênés par rapport à leur consommation de produits issus des abattoirs.

    Vous avez donc des personnes, de soi-disant protecteurs, occupées à promouvoir une loi telle que celle-ci, qui clame que les consommateurs vont pouvoir avoir la conscience plus tranquille devant leur bifteck.

    Est-ce là une initiative à soutenir ? La réponse est non. Pourtant, dans ce pays, beaucoup de protecteurs estiment qu’il s’agit d’une grande victoire. Tout cela est ridicule. La vérité, c’est que ce fut une grande victoire pour les exploiteurs californiens, pas pour les animaux.

    Ce genre de mode opératoire est donc intrinsèquement corrompu. La législation initiale proposée par Farm Sanctuary était plus contraignante que celle qui a fini par passer. Car chaque fois qu’on propose quelque chose, cette chose se voit aussitôt édulcorée, comme dans le cas du foie gras.

    LC : Gary, je suis actuellement des Etudes Environnementales ici à Toronto. Je suis très impliqué dans le mouvement écologiste et je connais pas mal de gens qui le sont également.

    Et l’une des choses qu’ils me disent sans arrêt à propos du véganisme, c’est :

    « Bon, OK, tu défends le véganisme, donc tu penses qu’aller dans un magasin, acheter du soja OGM de monoculture enveloppé dans trois couches de plastique et acheté dans un « Loblows » (euh, Loblaws ici) concourt à diminuer la souffrance. De mon côté, je vais acheter mes œufs plein air dans de petites fermes familiales. Qui oserait dire que mon choix cause plus de souffrances que le tien, à toi qui te rends dans un grand magasin et achètes un produit qui émane du secteur agro-industriel ? »

    GF : Si c’est pour que je dise que le capitalisme représente un problème, alors on ne m’arrachera pas un mot. Je m’explique… [il rit]. Bien entendu que toutes sortes de maux résultent de ces grosses entreprises corporatives. Cependant je continue à croire qu’il y a une différence entre…

    Voyez-vous, bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose, c’est comme quand on vient me dire que si tout le monde mangeait des plantes, alors des animaux seraient tués lors des récoltes.

    Et ma réponse à ce type d’objection est que, oui, sans doute, c’est sans doute vrai, mais de la même manière que quand on construit une route, on sait qu’il y aura fatalement un certain nombre de victimes chaque année.

    Y a-t-il une différence entre le fait de construire une route où des gens trouveront la mort et le fait de sélectionner délibérément des gens et de les tuer ? La réponse est oui. Bien sûr que la réponse est oui.

    Il est exact que le choix de vie que nous élisons peut avoir certaines conséquences non intentionnelles, mais cela ne signifie pas pour autant que cela revienne au même avec le fait de tuer et de manger sciemment des animaux.

    Malheureusement, chaque choix que nous faisons dans notre vie entraîne un problème X. Par exemple, si je décide de porter du synthétique, à base de pétrole, à la place du cuir. La production de pétrole est-elle source de préjudices ? Oui.

    Mais y a-t-il une différence entre le fait d’acheter un produit qui est le résultat d’un procédé qui peut causer du tort, et le fait d’acheter un produit en cuir ? La réponse est oui, et nous le savons tous.

    Personne ne peut dire qu’il n’y a aucune différence entre un abat-jour fabriqué à base de pétrole, dont l’extraction a pu blesser des ouvriers sur une plate-forme pétrolière en Mer du Nord, et un abat-jour fait à partir de la peau de quelqu’un tué en camp de concentration : tout le monde sait qu’il y a une différence.

    Bien sûr, nous devons essayer de causer le moins de dégâts possible autour de nous, et le monde entier devrait faire la même chose, pas seulement pour des raisons de morale mais simplement de survie.

    Mais pour autant cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de différence entre un tort causé non intentionnellement et un tort causé intentionnellement. Il y a de très sérieuses différences entre ces choix.

    Une des choses que je trouve particulièrement affligeante est la suivante : j’ai beaucoup d’amis qui se considèrent comme des écologistes radicaux. Et qui mangent de la viande ou des produits animaux.

    Et c’est quelque chose que je ne peux tout simplement pas comprendre. Ça me déroute complètement. Même si l’on ne se préoccupe pas du tout du sort des animaux, l’agriculture fondée sur leur exploitation est en train de détruire la planète.  Et je ne connais pas un écologiste qui ne soit d’accord avec ça au moins en théorie.

    Ce que je trouve curieux, c’est qu’alors même que c’est reconnu en théorie, beaucoup d’entre eux continuent à consommer des produits animaux. Pour moi c’est incompréhensible. Peut-être que ça prouve simplement une fois de plus que la plupart des gens ne prennent pas au sérieux ce qu’ils prétendent prendre au sérieux par ailleurs. Peut-être – je ne sais pas.

    RM : Je ne le comprends pas non plus, et c’est quelque chose qui me perturbe tout autant que vous. Les environnementalistes mangeurs de viande… comment croire à leur existence ?

    Lauren, lors de ses Etudes Environnementales – désolé Lauren, je ne voudrais pas parler de ta vie [ils rient] – j’ai dit à Lauren : « Je vais m’inscrire à ce programme. Ce sera formidable de se retrouver avec d’autres vegans. » Et Lauren m’a répondu : « Oui, en fait, je pense que je suis la seule. »

    LC : Effectivement, il s’agit d’une minorité. Pourtant les Etudes Environnementales m’ont été très bénéfiques. Elles m’ont permis d’étudier ce que je voulais étudier, et sur ce plan-là elles se sont révélées très utiles.

    Mais, oui, c’est frustrant de voir que les structures ne fonctionnent pas toujours ensemble. Gary, je dois dire que votre travail m’a longtemps hantée, ce qui est positif. Mais je voulais vous poser une question…

    GF : C’est un mot intéressant, « hanter ». [Ils rient.] De quelle manière vous ai-je hantée ?

    LC : Parce que rien n’est jamais simple.

    RM : Je me suis déguisé en Gary Francione pour Halloween.

    GF : Ah, OK. [rires]

    LC : Rien n’est jamais facile. Par exemple, une des choses qui me turlupinent est de prendre le véganisme comme ligne de fond.

    GF : Ouais.

    LC : … on me pose souvent des questions de ce genre : « Que diriez-vous, en tant que Blanche occidentale, aux autres cultures ? Diriez-vous aux Soudanais… aux peuples nomades quels qu’ils soient qu’ils ne devraient pas avoir de ‘bétail’ ? Prôner le véganisme n’équivaut-il pas à perpétuer une mentalité colonialiste, en disant aux autres peuples comment ils doivent vivre ? »

    GF : Laissez-moi dire ceci. Ça me rappelle une expérience que j’ai eue dans votre pays il y a plusieurs années, lorsque j’ai été impliqué dans ce type de débat pour la première fois. Je donnais une interview à Toronto et c’était vraiment nouveau pour moi.

    Soudain, un homme se lève et dit : « Je suis Inuit, et mon peuple utilise les animaux depuis des temps immémoriaux. Tout cela est culturel. Comment pouvez-vous prétendre nous adresser des reproches ? Pensez-vous que ce que nous faisons est immoral ? Et comment justifiez-vous vos idées là-dessus ? »

    Je me souviens que nous avons parlé de la chasse aux phoques, et j’ai dit que cette chasse était immorale. Voici comment je l’ai justifié.

    Je lui ai dit : si vous deviez sacrifier un enfant sous prétexte que c’est dans votre culture de sacrifier les enfants (et de fait, le sacrifice humain était propre à plusieurs cultures), pensez-vous qu’il serait moralement justifié de la part d’un étranger de critiquer ce que vous faites ? Et il a répondu : « Oui, absolument. ».

    J’ai dit que nous étions donc d’accord pour dire qu’il était juste de la part d’étrangers de critiquer ce que les Inuits faisaient. Mais je sais que c’est une question qui soulève bien des vagues.

    A mes yeux, ce n’est pas différent de ceux qui disent : « Pensez-vous que les Occidentaux ont une légitimité à critiquer la clitoridectomie en Afrique ? » Vous imaginez ma réponse… Oui, la clitoridectomie est une pratique qu’il faut interdire. Point barre.

    Maintenant, une fois qu’on a dit ça… Je ne passe pas mon temps à parler de ce que font les Soudanais, même si ce qui se passe au Soudan me concerne aussi par la force des choses, de même que je ne me focalise pas sur ce que font les Inuits, ni sur ce qui se passe dans certaines tribus africaines, parce que je m’occupe d’abord d’un mouvement en Amérique du Nord, un pays où il est très facile d’être vegan et où pourtant presque personne ne l’est.

    Pour revenir aux mutilations génitales, elles sont à bannir purement et simplement, et il est juste de le dire. Maintenant, de quelle manière dois-je m’impliquer en tant qu’individu eu égard au peu de temps que représente une vie humaine ? Si je suis sensible aux questions touchant les femmes, le pays où je vis regorge d’abus en tous genres.

    Mais cela ne signifie pas pour autant que je doive ignorer ce qui se passe dans les autres pays du monde : où que ces pratiques aient lieu, elles sont éthiquement condamnables.

    Bien sûr, je peux choisir de ne me focaliser que sur ce qui se passe dans ma propre société – par exemple le viol, qui représente toujours un problème majeur aux Etats-Unis. Et les réactions face au viol en sont un autre. Mais j’ai aussi le droit de regarder ce qui se passe ailleurs.

    Une telle attitude perpétue-t-elle le colonialisme ? Bien sûr que non ! Je crois simplement que la violence est une mauvaise chose, et ce où qu’elle se manifeste. Il s’agit là d’une vérité morale objective : la violence est mauvaise. Le fait de le dire ne constitue en aucun cas une forme d’impérialisme culturel.

    LC : J’ai un ami ici au studio qui est impatient que je vous pose cette question : nous nous demandions si vous pouviez expliquer à quelqu’un, en une minute, pourquoi vous êtes vegan ? Que diriez-vous à cette personne ?

    GF : Je suis vegan parce que je m’oppose à la souffrance ; parce que je pense qu’il est mal d’infliger de la souffrance à un animal de quelque manière et en quelque circonstance que ce soit, et ce d’autant plus que ce n’est pas nécessaire.

    Or personne ne peut soutenir qu’il est nécessaire de consommer des produits animaux pour avoir une santé optimale. Au contraire, la tendance dominante est actuellement au discours inverse : de plus en plus de médecins reconnaissent aujourd’hui que ces produits sont néfastes.

    La seule raison que les gens ont de manger des animaux est donc qu’ils en aiment le goût. Et je ne crois pas que le plaisir constitue une raison suffisante pour infliger la mort et la souffrance. On n’a même pas besoin d’une quelconque théorie des droits pour ça. Dans Introduction to Animal Rights, j’explique qu’on peut en fait s’en passer pour abolir 99% de ce que nous faisons aux animaux.

    Tout ce que nous avons à faire est de considérer enfin sérieusement le principe de souffrance non nécessaire, le fait qu’il est mal d’infliger de la souffrance à un être sentient sans une très bonne raison. Or le plaisir, le divertissement ou le confort ne constituent pas des raisons suffisantes.

    Voilà. Est-ce que j’ai dépassé la minute impartie ? Je n’ai pas calculé.

    RM : C’était parfait. Dans les deux minutes qui restent, j’aimerais que vous nous parliez de votre nouveau livre et des sujets que vous y abordez. Je crois que vous vouliez aussi évoquer la campagne « du bon gardien » ainsi que deux autres choses.

    GF : Oui, ce que je tenais à souligner dans ce livre est que depuis que j’ai écrit Animals, Property and the Law il y a dix ans, la loi n’a pas changé d’un pouce. En dépit de toutes les campagnes welfaristes menées pendant cette période, nous en sommes toujours au même point qu’à l’époque, où j’ai dit pour la première fois que le welfarisme ne fonctionnait pas.

    Depuis cette date, nous n’avons pas progressé. Mais j’évoque également d’autres problèmes, notamment celui de la violence au sein du mouvement, ainsi que les raisons pour lesquelles les défenseurs des animaux doivent rejeter la violence. Je parle aussi des rapports…

    RM : [Il l’interrompt.] Pardon, qu’entendez-vous par « violence au sein du mouvement » ?

    GF : Je veux parler en l’occurrence de certaines campagnes. Par exemple, la campagne contre Huntingdon a eu, à mon sens, des aspects négatifs. Je ne pense pas que nous devrions manifester devant les maisons des gens, ni harceler les enfants ou les conjoints ou des choses comme ça.

    Ce n’est vraiment pas une bonne idée. De tels actes ne sont pas moralement justifiables, et stratégiquement ils ne sont pas la chose à faire. Je suis effrayé de voir qu’il se trouve des personnes pour soutenir avec vigueur ce genre d’initiatives. Pour moi, ça n’a aucun sens. Une partie de ce que je suis en train de faire consiste à expliquer pourquoi ce n’est pas la bonne méthode.

    Mais je fais également référence à une autre sorte de violence. Le fait est que la plupart des campagnes promues par PETA ainsi que par d’autres organisations sont sexistes, et de fait violentes. Tant que nous continuerons d’encourager les gens à traiter d’autres humains comme des inférieurs ou comme extérieurs à la communauté morale, nous continuerons de placer les animaux hors de cette communauté morale.

    Parlons maintenant de la campagne « du bon gardien » que vous avez mentionnée, qui est une autre illustration du raisonnement mercantile à l’œuvre que nous évoquions tout à l’heure, et qu’on pourrait résumer selon la formule suivante : « emballer, vendre, engranger ».

    Il ne fait pas de doute que le mouvement des droits des animaux (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) soit, au moins aux Etats-Unis, champion en termes de compétences entrepreneuriales… et je pense que cette campagne en est un excellent exemple.

    Les gens se moquent de ce qu’on les appelle des « mauvais gardiens » ou des girafes. Cela n’a aucune importance pour eux. S’ils sont capables d’emmener leur chien en bonne santé chez un vétérinaire et de lui dire : « Tuez ce chien », ils se fichent du nom que vous leur donnez. Cette campagne « du bon gardien » est donc une fois de plus de la poudre aux yeux. On peut l’emballer et la vendre, c’est tout.

    Les personnes qui ont pour compagnons des animaux avec lesquels elles vivent et qu’elles aiment, qui les traitent comme des individus sentients pourvus de capacités cognitives, ces personnes-là considèrent réellement les animaux et elles n’ont pas besoin qu’on leur décerne des titres honorifiques.

    Je vis avec six chiens que j’ai recueillis. Le septième est décédé il n’y a pas longtemps. Ces chiens ont tous été sauvés. L’un est un rescapé des rues ; les autres étaient tous dans le couloir de la mort d’un refuge local. Je puis certainement me considérer comme leur « gardien ».

    Je n’ai besoin de personne pour me l’apprendre. Je n’ai pas besoin d’une campagne pour ça. Les gens qui respectent vraiment les animaux avec lesquels ils vivent savent qu’ils sont des « gardiens ». Et ceux qui ne le savent pas s’en moquent.

    Le fait qu’on lance une campagne là-dessus ne change pas grand-chose à l’affaire, si ce n’est que des personnes qui se considèrent comme de « bons gardiens » donneront de l’argent.

    Certains trouvent que c’est une excellente idée, alors qu’il ne s’agit que d’une énième campagne de type « emballé/vendu ». Mais qui débouche sur quoi au final ? Sur rien selon moi.

    RM : Gary, nous avons dépassé l’horaire. Mais je tiens à vous remercier pour votre stimulante et instructive vision des choses. C’est toujours un plaisir que de discuter avec vous.

    LC : Oui, vraiment. Merci beaucoup, Gary.

    GF : Merci à vous de m’avoir invité. J’espère revenir bientôt. Prenez soin de vous. Bye bye.

    LC : Vous venez d’écouter Animal Voices CIUT 89.5 FM. Si vous avez des questions à poser, des commentaires ou des réactions à formuler, vous pouvez écrire à animalvoices@gmail.com. Rob, merci d’avoir organisé cette interview. C’était parfait.

    RM : De rien...

    LC : Et merci à Zeva et Lamia de leur présence au studio.

    (Traduction française : Méryl Pinque pour Vegan.fr)

    http://www.vegan.fr/interviews/11-20041102-interview-de-gary-francione-par-animalvoices

  • Florence Burgat : "La question morale de nos rapports avec les animaux"

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    Et si la question d'un sens moral chez l'animal était une manière détournée de poser la question morale de nos obligations envers les animaux ? L'éthique animale est-elle subordonnée à l'ontologie scientifique ?

    La question de la présence - ou de l'ébauche - d'un sens moral chez les animaux est parfois posée non pour elle-même, mais pour répondre à deux autres problèmes :-celui des éventuelles origines naturelles de la morale humaine ; celui d'un lien, jugé requis, entre les impératifs moraux que nous aurions à observer dans nos rapports avec les animaux et leur propre capacité à ne pas se présenter comme de purs êtres de nature, c'est-à-dire à faire eux-mêmes preuve de quelque sens moral.

    Pour ce qui concerne le premier problème, la morale ne se bornerait pas à un fait de culture, mais trouverait ses assises dans la nature. A la recherche des « fondements naturels de l'éthique » correspond celle d'un substrat biologique aux comportements moraux humains ; dès lors, l'organisme animal ne peut être totalement exclu de cette réflexion. Si les racines du comportement moral sont biologiques, se profile l'idée que, lorsque l'homme croit agir au nom d'une volonté libre, il n'est en réalité - comme l'animal - que l'instrument d'intérêts servant à faire prospérer son groupe social ou à pérenniser son espèce.

    Quelle conception de la nature et des animaux cette posture engage-t-elle ? Premièrement, l'entreprise de naturalisation de l'éthique prend ses distances avec le schéma classique d'une sauvagerie propre à une nature sans foi ni loi que viendraient contrer l'oeuvre civilisatrice et la puissance organisatrice de la raison. Deuxièmement, les présupposés comme la finalité des conduites dites « morales » ne seraient point d'ordre éthique, mais biologique. On reconnaît la thèse dite réductionniste. Exit la morale, supplément d'âme finalement superflu si la nature pourvoit si bien à l'intérêt général.

    On peut enfin mettre en doute la puissance d'une telle nature, et se demander s'il n'existe pas bel et bien des comportements moraux dignes de ce nom dans le monde animal. Mais est-on encore dans la nature, ce lieu par excellence de la répétition ? Ne se voit-on pas alors contraint de dénaturaliser, dans un même mouvement, le sens moral et les animaux eux-mêmes ? Les animaux feraient preuve, pour des motifs étrangers au code génétique et de manière aussi mystérieuse que la présence de « la loi morale » dans l'être de raison kantien, de sens moral. Pourquoi ne pas cesser, les concernant, de toujours chercher une explication fonctionnelle ou utilitaire, pour se tourner vers une conception hégélienne - que l'on retrouve chez Hans Jonas - de la vie animale comme liberté et comme inquiétude ?

    A ce point de la discussion, il convient de disjoindre deux aspects : l'assimilation de la nature au biologique, et celle-ci à l'animal. Les questions tapies dans cette assimilation sont de taille : l'animal n'est-il, de l'insecte au mammifère, rien d'autre que cet « être de nature » entièrement soumis aux déterminismes biologiques que d'aucuns convoquent encore afin de réduire à néant l'épaisseur ontologique des animaux et de leur monde ?

    A propos du second problème, on peut se demander s'il ne s'agit pas d'un nouvel argument discriminant repoussant un cran plus loin la véritable question morale celle qui a trait à la manière dont nous traitons les animaux. Après avoir décidé que, pour être dignes d'entrer dans la communauté morale, les animaux devaient faire preuve de quelque intelligence, d'une espèce de langage, d'un semblant de conscience, bref, être des esquisses de l'humain, voilà qu'il leur serait demandé d'être moraux ! Ce faisant, ne renoue-t-on pas avec l'argument classique - et qui a encore ses défenseurs Luc Ferry, Janine Chanteur, Jean-Marc Varaut... - selon lequel, parce qu'il n'y a ni droit ni morale dans la nature, l'homme ne saurait attribuer aucun droit ni observer de devoirs moraux à l'égard des individus qui la peuplent. Au mieux doit-il, à des fins strictement anthropocentristes, se conformer à certains devoirs : en préservant le mande végétal d'agressions massives ou aveugles, il oeuvre à la conservation de son environnement et sert l'intérêt des générations futures.

    En adoptant le même type de réserve à l'égard de la faune sauvage, il tend à garantir un peu de ce merveilleux qui contribue à la beauté du monde... Sur un autre plan, en ne se livrant pas inconsidérément à la cruauté envers les animaux, il se montre fidèle à l'injonction kantienne - « La cruauté envers les bêtes est la violation d'un devoir de l'homme envers lui-même : elle émousse en l'homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l'accomplissement du devoir envers les autres hommes. »

    L'idée selon laquelle un semblant de morale existerait chez les animaux, sans que cela leur donne pour autant droit à notre considération morale, est ancienne. On la trouve notamment chez les théoriciens du droit naturel moderne. Ainsi, après avoir mis en évidence la disposition de bienveillance chez les animaux, Richard Cumberland referme le cercle de nos devoirs « au corps entier de tous les êtres raisonnables ». Samuel Pufendorf remarque à son tour que les bêtes présentent des attitudes comparables à celles que l'homme observe lorsqu'il suit les lois de la justice morale, mais il s'empresse d'ajouter que cette similitude n'est qu'apparente.

    Car les mouvements des bêtes ne sauraient être que le produit d'une disposition mécanique de leur nature, d'un penchant qu'elles ne font que suivre aveuglément. Si les effets sont semblables, les causes diffèrent profondément. Ce qui sous-tend cette argumentation est la réciprocité, dont on peut se demander si elle n'est pas d'une certaine manière reconduite avec l'actuelle interrogation sur le sens moral chez les animaux. Selon cette perspective en effet, vis-à-vis de ceux qui ne peuvent rendre la pareille, il ne saurait y avoir rien de juste ou d'injuste.

    Les services rendus par les animaux domestiques (animaux de travail, de consommation...) ne leur donnent au mieux droit qu'aux soins nécessaires à un rendement optimal. La communauté morale ainsi contractualisée trouve ses limites avec la capacité et la volonté de contracter. C'est tout autrement que Darwin aborda les choses. S’il tenta de mettre en évidence la présence d'un sens moral chez les animaux, il n'oublia point la question morale : il appela de ses voeux la réalisation de « l'une des dernières acquisitions morales », c'est-à­-dire la « sympathie étendue au-dehors des bornes de l'humanité ».

    Florence Burgat, philosophe, chercheuse à l'Inra

     

    Hors série Science et Avenir Juin/juillet 2004, p.73.

    A lire : Le Fondement de la morale, Schopenhauer (1841 ; Le Livre de Poche, 1978) ; Espèces et éthique - Darwin : une (r)évolution à venir, Yves Bonnardel, David Olivier, James Rachels, Estiva Reus (Editions Tahin Party, Lyon, 2001).

  • Le Monde diplomatique : "Le steak caché des fast-foods"

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    Métamorphoses de la viande à l’ère de la mondialisation

    Le steak caché des fast-foods

    S’inscrivant dans une tendance à la scénarisation des aliments lancée par les géants nord-américains de l’industrie agroalimentaire, les fast-foods proposent une viande parodique et désincarnée. Cette stratégie est destinée à atteindre leur cœur de cible : les enfants, (futurs) consommateurs à fidéliser à tout prix. Mais, plus largement, ce travestissement traduit ­ et trahit ­ aussi un rapport occidental à la viande fort ambigu.

    Par Pascal Lardellier

    Un aliment ordinaire, la viande ? Elle possède une densité symbolique dont ne seront jamais investies l’endive, la nouille ou la pâte d’amande. Cela est plus qu’une boutade : il s’agit de l’aliment en quelque sorte absolu. Vivenda, étymologiquement, signifie « qui sert à la vie ». En fait, plusieurs ambiguïtés de nature anthropologique contrarient la relation de l’homme occidental à la viande, pour la rendre complexe et équivoque.

    La viande nous renvoie d’abord à notre nature carnassière, donc de prédateurs. Elle constitue une irruption de la nature dans la culture. Viande, viol, violence se ressemblent, et se trouvent sémantiquement proches les uns des autres. Cet « aliment animal » contient, tout à la fois, la vie et la mort. En ingurgitant de la viande, « nous digérons des agonies », selon le mot célèbre de Marguerite Yourcenar. Il n’est pas incident que cet aliment suscite passion et répulsion, appétit et dégoût.

    La viande a de même été symboliquement assimilée aux pulsions par nombre de religieux et de philosophes. Le végétarisme revendique toujours une forme de pureté, et toute ascèse (tel le carême) proscrit d’abord la viande, invariablement. A contrario, manger de la viande rouge, c’est de la jouissance par procuration, en même temps que de la violence à distance.

    Le problème, ensuite, c’est qu’il faut donner cette mort, puisque nous sommes carnivores, mais non charognards. Cette délicate opération a été, au nom d’une certaine sensiblerie et d’une hypocrisie certaine, rejetée derrière nos horizons urbains et surtout moraux, à la clôture des villes. Bien sûr, Claude Fischler nous rappelle que la « filière viande » comporte une difficulté : « Il y a certains aspects que, littéralement, on ne peut pas montrer, et que l’on ne veut pas voir (1). »

    L’équivalent anglais d’« abattoir », slaughterhouse (maison du massacre), nous rappelle combien s’y perpétuent des carnages. L’opération de mise à mort a donc été industrialisée, parcellisée, mécanisée. Mais une mauvaise conscience hante encore nos steaks ; 89 % des consommateurs n’avouent-ils pas qu’ils ne mangeraient plus de viande s’ils devaient tuer eux-mêmes l’animal ?

    Des bêtes asexuées et débaptisées

    Enfin, la postmodernité occidentale, qui n’est plus à une incohérence près, a « hyper-anthropomorphisé » les animaux de compagnie, pour rejeter dans le déni la masse sombre de ces millions de bêtes qui empruntent la vie par nécessité, le temps (imparti) de revenir à cette mort qui les rendra enfin utiles, c’est-à-dire consommables. Il faut alors une crise, à l’égal de celle du veau aux hormones dans les années 1970, ou de la vache folle, récemment, pour nous mettre soudain face à ces incohérences.

    Alors, patiemment, une tendance occidentale dominante a consisté à désincarner la viande, coûte que coûte. Au terme d’une longue chaîne de transpositions sémantiques et scénographiques, nous avons patiemment « désanimalisé » les « bêtes à manger ». Celles-ci se trouvent asexuées et débaptisées —­ le « boeuf » n’est-il pas huit fois sur dix de la vache... ? —­, pelées, découpées... jusqu’à ce que l’animal ne soit plus visible à aucun moment (2). Dans la petite barquette blanche du supermarché, le steak est un produit anonyme, égal à tous ceux qui rempliront le chariot à côté de lui. Plus que clandestin, l’animal y est évincé, presque nié.

    Les fast-foods, dont l’irruption en France date de deux décennies à peine, ont poussé dans leurs retranchements ultimes les termes de ce rapport à la viande, qui, d’ambigu, est devenu schizoïde : la réalité n’est plus la réalité, et nous fonctionnons sur deux registres de perception différents.

    Au « McDo », par exemple, on présente au consommateur « cœur de cible » —­ l’enfant —­ une viande vidée de son sens, si l’on peut dire... Une viande désincarnée, parodique, et surtout, étymologiquement et à deux niveaux, carnavalesque : d’abord parce qu’elle est ludique et travestie, ensuite parce qu’il faut se souvenir que ce mot, qui vient de l’italien carne levare, signifie littéralement « la viande s’en va », « la viande a été enlevée ».

    Le fast-food propose à l’ingurgitation un avatar parodique (la figure emblématique de la chaîne McDonald’s n’est-elle pas le clown Ronald ?) qui se situe aux antipodes du tragique inhérent à la viande. Cet ersatz dégénérescent ne s’assume pas, et il ment même à sa nature profonde, puisqu’il n’a de la viande ni le nom, ni la forme, ni le goût, caché, enfoui au demeurant qu’il est sous un avatar kitsch et sucré du sang : le ketchup.

    Dans les fast-foods, l’animal, complètement gommé, est, sinon absent, du moins invisible. Ainsi en va-t-il des noms, d’abord : nuggets, hamburgers, rings... L’anglais —­ et la règle ne souffre aucune exception —­ est préféré au français, il y a ainsi encore moins d’équivoque possible ; ou plutôt, la duperie est totale. Sur la forme, ces aliments ont été dénaturés, déstructurés, recompactés, colorés et travestis, finalement, afin qu’ils soient rendus conformes à la norme gustative que les mastodontes nord-américains de l’agroalimentaire cherchent à imposer : une tendance colorée et sucrée, quel que soit l’aliment produit (3).

    Cette viande, qui n’en a même plus le nom, se trouve scénarisée, inscrite dans un continuum de jeux, de couleurs, de surprises, de happenings médiatico-culturels (promotions de films, etc.), dans lequel elle n’est qu’un épiphénomène, un produit marginal et même mineur. D’ailleurs, un petit sondage prouve que la quasi-totalité des enfants de moins de cinq ans veulent « aller à McDo » « d’abord pour le cadeau, ensuite pour les frites et le ketchup ». Enfouie dans les couches successives du hamburger, la viande y est clownesque. Les strates et l’éventail des nappages, sauces, couches d’ingrédients intermédiaires ne la mettent pas en valeur, mais ils ne font que la cacher davantage.

    Les couleurs de la viande, qui jouent habituellement un rôle fondamental —­ on parle ainsi de « viande blanche » et de « viande rouge » —­, sont encore une fois évacuées, éludées. McDonald’s (tout comme ses concurrents) a donc euphémisé et aseptisé un univers par nature tragique et violent, jusqu’à l’infantiliser, l’émasculer. Dans les fast-foods, la « bouche rit », si l’on peut dire, mais ce n’est plus de la même que l’on parle...

    Dans un texte célèbre, Roland Barthes décrivait le steak en des termes dramaturgiques : « Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend s’assimile la force taurine (4).  » Et la viande de boucherie garde trace de ce caractère viril et puissant. Chaque pièce est unique, en forme, taille et poids.

    Elle est le produit d’un rapport personnalisé entre l’animal, le boucher et le client. Accommodée de poivre et de moutarde, adjuvants de sa puissance intrinsèque, cette viande saignante recèle et révèle une dimension tragique. Ainsi, ne la mange-t-on pas avec des armes déguisées, cette fourchette et ce couteau qui portent, de par leur forme, cette nostalgie des armes qu’ils furent, et qu’ils demeurent encore ?

    Episode révélateur, les « freedom fries »

    Or, dans les fast-foods, on passe du tragique au ludique, d’un univers viril à un autre, puéril et régressif. Dans l’esprit, le global se substitue au local, le standardisé au personnalisé, le sucré au salé. Gisèle Harrus-Révidi, qui se livre, dans Psychanalyse de la gourmandise, à une lecture pénétrante du hamburger, affirme ainsi : ce que l’on mange dans les fast-foods, « ce n’est ni de la nourriture familiale ni de la nourriture extra-familiale. Il s’agit d’un produit intermédiaire qui n’est issu ni du sein ni du monde extérieur. Le steak haché et les frites ne sont ni viande ni légumes, c’est du McDo  (5) ».

    A plus vaste échelle, les représentations charriées par les fast-foods s’inscrivent dans une tendance ample et profonde d’importation elle aussi américaine, et dont les effets se font sentir à tous les niveaux de la société : il s’agit du « politiquement correct ». Voici une nourriture et une viande requalifiées par litotes et traductions pour ne choquer personne, édulcorées, tout à la fois consensuelles, molles, douces et sucrées, standardisées et interchangeables, pour plaire à ce que l’on pense être le désir « des masses » consommatrices (6).

    Or débaptiser la réalité, changer le sens des termes, rompre cette adéquation fondatrice et conventionnelle qui assure l’équilibre des mots et des choses, quand l’opération n’a pas le nom de poésie, n’est-ce pas instaurer une forme d’arbitraire ? N’est-ce pas surtout le premier réflexe des totalitarismes, dont les coups d’Etat sont d’abord sémantiques, et qui toujours, renomment afin de rendre la réalité plus conforme à une nouvelle vision du monde, la leur propre... ?

    L’une des (mauvaises) habitudes des fast-foods consiste précisément à renommer les choses, afin de les adapter à leurs systèmes de valeurs et de représentations, par une série d’euphémismes ou de périphrases... L’affaire des french fries vouées aux gémonies, débaptisées et renommées freedom fries outre-Atlantique, au plus fort du bras de fer diplomatique franco-américain concernant l’intervention en Irak, est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Par-delà un patriotisme vil, c’est bien l’expression d’une violence symbolique égale à celle qui consistait, à la même époque, à déverser les vins français dans les caniveaux, devant des caméras enchantées de ces autodafés alimentaires.

    Alors que le lien social est en crise, il faut rappeler que la « commensalité » ­ — le fait de « partager son repas », de « manger avec » —­ procède d’une symbolisation, donc d’une certaine mise à distance des instances physiologiques, pour une cause supérieure, la culture. Apprendre « à manger avec », « à manger ensemble », c’est apprendre à vivre en société : on respecte des règles, des rites et des rythmes, on réfrène ses pulsions, on donne avant de recevoir, on apprécie les mille nuances des arts de la table en même temps que les convives, on célèbre des valeurs, en produisant du lien social.

    En ce sens, les fast-foods œuvrent par défaut à une inquiétante dégénérescence du principe de convivialité, et des conventions d’éducation individuelle et sociale que celle-ci recouvre. Au terme d’une régression généralisée, tout le monde y mange la même chose, avec les doigts, souvent debout, à n’importe quelle heure. Le rapport à l’alimentation est compulsif et instinctif. Les règles physiologiques et sociales primaires et le simple bon sens diététique ­ invoquer le bon goût paraîtrait rétrograde ou élitiste ­ se trouvent ostensiblement bafoués.

    La propagande publicitaire des fast-foods invoque le plaisir, la famille, la convivialité, un éden social sans égal. Quiconque y a mis les pieds seulement une fois en toute lucidité sait que la réalité est aux antipodes de ce discours lénifiant : on y trouve un monde fonctionnel et sans joie, aseptisé, standardisé, triste et sociofuge, éclairé cliniquement, où des vigiles robotisés veillent, comme pour conjurer et contenir la violence latente des lieux et du système...

    Rappelons enfin que l’obsession hygiéniste des fast-foods et l’invocation incantatoire d’un univers de travail et de consommation pacifié et ludique recouvrent un « enfer du décor » qui n’a rien d’un paradis, dûment énoncé et dénoncé par de multiples enquêtes journalistiques et sociologiques, et la jurisprudence  (7).

    Tel est donc le monde des fast-foods... Un univers normé et sans joie, une tête de pont du taylorisme appliqué à l’agroalimentaire, où l’on sert ces « OCNI » —­ objets comestibles non identifiés ­ qu’évoque Claude Fischler  (8) —, dans un environnement nietzschéen, celui de Crépuscule des idoles. La métaphore a bien sûr ses limites... Cependant, semblent s’ouvrir de bien peu réjouissants horizons alimentaires.

    Pascal Lardellier.

    Agriculture, Alimentation, Idées, Mondialisation, Multinationales

    Pascal Lardellier

    Professeur de sciences de la communication à l’université de Bourgogne (IUT de Dijon). Derniers ouvrages : Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Fayard, Paris, 2006 ; 11 septembre 2001. Que faisiez-vous ce jour-là ?, L’Hèbe, Lausanne, septembre 2006 ; Violences médiatiques. Contenus, dispositifs, effets, L’Harmattan, Paris, 2003 (dir.) et Les Miroirs du paon. Rites et rhétoriques politiques dans la France de l’Ancien Régime, Honoré Champion, Paris, 2003.

    (1) « Le mangeur et l’animal », Autrement, Paris, n° 172, juin 1997, p. 145.

    (2) La triperie, qui, elle, montre ostensiblement les animaux (têtes, pieds, oreilles, panses...), est à l’agonie, tant à cause de la désaffection généralisée des consommateurs que de diverses directives européennes. D’un point de vue anthropologique, cela est plus symptomatique qu’incident.

    (3) La généralisation de la présence du ketchup sur les tables françaises, et notamment dans les cantines scolaires, est quasi contemporaine de l’arrivée des fast-foods.

    (4) Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p. 77.

    (5) Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse de la gourmandise, Payot, Paris 2003.

    (6) Avec la normalisation alimentaire programmée par les fast-foods, on en revient circulairement et cyniquement à la boutade lourde de sens de Ford, qui affirmait en substance il y a presque un siècle : « Demandez-moi toutes les couleurs pour ma Ford T... pourvu qu’elle soit noire ».

    (7) Pour la lecture de critiques raisonnées du système des fast-foods, se reporter à Paul Ariès, Les Fils de McDo, L’Harmattan, Paris, 1997, ou Eric Schlosser, Les Empereurs du fast-food, Autrement, Paris, 2003.

    (8) Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 2001.

    Édition imprimée — novembre 2003 — Page 32

    http://www.monde-diplomatique.fr/2003/11/LARDELLIER/10646

  • Interview de Gary L. Francione par Lee Hall, de Friends of Animals (FoA) pour ActionLine (été 2002, extraits)

    http://images.vimeo.com/11/85/08/118508292/118508292_300.jpg

    Professeur de Droit à l'Université de Rutgers, Faculté de Droit, sur l'état actuel du Mouvement Américain pour les Droits des Animaux (U.S. Animal Rights Movement)

    Interview menée par Lee Hall, Amis des Animaux (Friends of Animals / FoA) | pour ActionLine (Eté 2002)

    FoA : Que pensez-vous de l'état actuel du Mouvement pour les droits des animaux aux Etats-Unis ?

    Gary Francione : Il n'y a pas de mouvement pour les droits des animaux aux Etats-Unis.

    Il y a seulement un mouvement pour le bien-être des animaux qui essaie de mettre en avant une exploitation "humaine" des animaux.

    Pour pouvoir évoquer les droits des animaux, il est d'abord essentiel de comprendre les arguments de base, à la fois légaux et philosophiques, qui sous-tendent l'abolition.

    Logiquement, il n'est pas possible de réformer un système qui exploite les animaux :  c'est l'exploitation que nous devons abolir.

    La position abolitionniste défend l'idée qu'il est moralement injustifiable d'institutionaliser la "propriété" d'un animal, tout comme il était injustifiable de le faire pour l'homme via l'esclavage.

    Ceux qui militent pour une réforme de bien-être persistent à dire qu'il est acceptable d'utiliser les animaux si cela est fait "avec humanité".

    D'autres défendent les réformes de bien-être parce qu' ils croient que ces réformes vont éventuellement conduire à l'abolition.

    Je conteste ces deux approches pour deux raisons.

    D'abord, théoriquement, une réforme ne satisferait pas à l'éthique.

    Bien sûr, il est toujours préférable de diminuer la souffrance plutôt que de l'accroítre, mais la question véritable est de savoir si l'homme a le droit de faire souffrir un animal parce qu'il est sa propriété.

    Ainsi, les réformateurs du XIXe siècle prétendaient qu'il était préférable pour un propriétaire d'esclaves de les battre quatre fois par semaine plutôt que cinq.

    Les abolitionnistes, quant à eux, défendaient le fait qu'aucun être humain ne devait être la propriété d'un autre, car alors, l'être humain n'aurait eu aucune valeur sauf celle accordée par le maítre à l'esclave.

    La position abolitionniste s'érigeait contre le fait de battre les esclaves, parce que l'état d'esclave était en lui-même injustifiable et qu'il importait peu de savoir si l'esclave était traité "humainement".

    Un peu comme si accompagner les hommes sur le chemin des chambres à gaz (comme les nazis le firent pendant l'Holocauste) avec un quatuor à cordes avait pu rendre le chemin plus humain ...

    Si les animaux ont une signification morale, alors il faut abolir le droit de posséder des animaux.

    Nous devons arrêter d'élever ou de posséder des animaux domestiques ou d'utiliser des animaux sauvages pour atteindre nos objectifs.

    Mon opinion est que nous devons abolir l'esclavage animal et ne pas essayer de réformer un état de fait immoral.

    La deuxième raison pour laquelle je rejette le militantisme du bien-être est que, en pratique, ça ne fonctionne pas.

    Nous avons des lois régissant le bien-être des animaux dans les pays occidentaux depuis plus de cent ans maintenant et elles n'ont pu réduire de manière significative leur souffrance ; pas plus qu'elles n'ont induit l'abolition progressive de pratiques cruelles.

    Peter Singer disait récemment que l'accord donné par McDonald pour offrir un peu plus d'espace intérieur aux cages des batteries de poulets était l'avancée la plus significative pour les animaux de ferme depuis son livre La Libération Animale.

    Ainsi, 25 années de réformes pour le bien-être conduisent à un peu plus d'espace dans des cages...

    Peut-être que Peter trouve cela excitant ; pas moi.

    Ceci est une preuve de ce que je disais déjà il y a 10 ans : les réformes pour le bien-être sont inutiles.

    FoA : Pourquoi ne pas mettre vos idées en pratique sur le terrain ?

    Gary Francione : Avant d'entreprendre quoi que ce soit de concret, il doit exister une théorie qui sous-tend cette action.

    Ainsi, un mouvement social se doit d'avoir une base théorique avant d'agir.

    Malheureusement, la position du bien-être de Peter Singer domine actuellement le mouvement.

    Cette position affirme que les militants devraient défendre toutes les mesures qui visent à réduire la souffrance.

    En pratique, cette théorie a eu des résultats désastreux.

    Presque chaque changement proposé, comme, par exemple, donner un peu plus d'espace aux poulets dans les cages ou manger du veau élevé hors caisse est considéré comme réducteur de souffrance.

    La théorie de Singer permet ainsi à de grandes organisations pour le bien-être animal, rassemblant parfois plusieurs millions de dollars, de mener des campagnes de peu d'envergure en croyant que nous allons tous sauter dans le train simplement parce que la souffrance va être réduite !

    Si on suit la théorie de Singer, cela permettrait à ceux qui exploitent les animaux de faire des choses terribles sous couvert de réduire les souffrances et cela laisse la porte ouverte aux activistes.

    Or, c'est précisément ce que les exploiteurs font ( l'exemple de McDonald avec ses soi-disant améliorations le prouve).

    Et le "mouvement" y adhére simplement parce que Singer a déclaré que ces améliorations insignifiantes réduisaient la souffrance.

    Je pense que nous avons besoin d'une théorie de remplacement.

    Et je ne suis pas irréaliste.

    Je reconnais que, même si nous adoptions une théorie abolitionniste, l'abolition n'interviendrait pas immédiatement.

    Le changement serait nécessairement progressif.

    Mais je considère que notre but implicite doit être l'abolition et que celle-ci entraínera des changements progressifs.

    D'un autre côté, je pense - car cela n'est pas réaliste - qu'il ne faut pas s'attendre  à ce que les industries qui utilisent les animaux à des fins lucratives pourront s'auto-contrôler.

    Comme je l'ai souvent remarqué, les lois sur "l'abattage humain" sont difficiles à imposer et les réalités économiques de l'industrie de la viande plaident contre de tels standards d'auto-régulation.

    En sus, de telles lois accroissent la souffrance générale, car elles permettent au public d'avoir meilleure conscience de manger de la viande ou d'accepter tout autre utilisation légale des animaux.

    C'est le vice caché du militantisme pour le bien-être des animaux.

    Il y aura toujours des partisans du bien-être qui feront la promotion des attaches plus longues pour les esclaves et qui appelleront cela du changement progressif.

    Dans un livre récent, je démontre que la forme la plus importante de changement progressif est l'éducation du public face à cette nécessité de l'abolition.

    Nous n'en sommes pas là, car le mouvement américain a toujours été considéré comme assez radical.

    Nous ne voulons pas aller à contre-courant.

    Le problème est que le "courant" est pollué et donc que nous devons nous en éloigner.

    A ceux qui proclament que l'abolitionniste n'a pas de stratégie à mettre en pratique actuellement, j'ai longtemps soutenu le contraire.

    Imaginez ce qui se passerait si le mouvement international pour les animaux lançait une campagne soutenue et centralisée en faveur d'un régime purement vegan.

    Pensez à ce qui pourrait être fait si une partie importante de nos ressources pouvait être utilisée de telle sorte que les gens deviennent conscients du besoin de ne plus manger de produits animaux du tout.

    Au bout de 5 ans, nous n'aurions certainement pas atteint un véganisme mondial mais nous aurions probablement réduit considérablement la consommation de produits animaux , plus que si nous avions agi via des campagnes du type « Mangez du veau rose (rouge ?)».

    Et à quoi aurions-nous renoncé si nous avions poursuivi ce chemin ?

    Peter Singer pense que 5 cm d'espace en plus par cage est la meilleure amélioration que les animaux "d'élevage" aient connu au cours des 25 dernières années ; un autre argument serait de dire que 100 nouveaux vegans dans 5 ans réduiraient davantage la souffrance que cela.

    Alors, quand commencerons-nous ?

    Je sais bien sûr que beaucoup de personnes occupant des postes dirigeants ne sont pas véganes (ni même végétariennes).

    De ce fait, elles trouvent difficile d'adhérer à un mouvement dont l'axiome principal est le véganisme.

    Pourtant, le véganisme est l'objet même de ce mouvement.

    Le véganisme, c'est le principe de l'abolitionnisme appliqué à notre vie quotidienne.

    Celui qui prétend être un défenseur des droits des animaux et n'est pas vegan ne peut être pris au sérieux.

    FoA : Cela n'exclut-il pas un bon nombre de gens "bien-pensants" ?

    Gary Francione : Beaucoup de défenseurs disent qu'il est "élitiste" de considérer qu'il y a des causes morales comme le véganisme.

    Mais c'est comme de dire qu'il est élitiste que le féminisme rejette le viol.

    Il est donc tout simplement inepte de maintenir qu'il est possible de défendre les droits des animaux et de continuer à consommer des produits animaux.

    Beaucoup de défenseurs pensent que le véganisme est purement facultatif et que c'est une sorte de police du véganisme qui insisterait sur son adoption.

    Ce n'est pas très différent de dire, dans le cas de la défense des droits de l'enfant, que ceux qui condamnent la pédophilie sont une police pédophile.

    Si un défenseur des droits de l'enfant n'est pas membre de cette police pédophile, il n'est pas un défenseur des droits de l'enfant.

    FoA : Y a-t-il d'autres obstacles qui empêchent de sortir le mouvement du marasme ?

    Gary Francione : La position de la défense des droits des animaux est de dire que l'exploitation institutionnelle doit être abolie et pas seulement réglementée.

    Mais les différents groupes et institutions qui s'impliquent dans la défense des animaux sont conscients du fait que les perspectives abolitionnistes peuvent offenser certains donateurs.

    C'est pourquoi la politique de beaucoup de groupes est déterminée par les dollars des donateurs.

    http://www.payscotentin.net/terroir/photo/vache_veau_normande_g.jpg

    FoA : Et donc, s'ils n'agissent pas pour l'abolition du statut de propriété des animaux, nous nous trouvons dans une position des plus funestes...

    Gary Francione : Exactement.

    Et le bien-être des animaux - à la fois dans son contexte moral et dans son principe légal - demande en partie que nous contrebalancions les intérêts humains et non-humains pour déterminer si l'utilisation ou le traitement d'un animal en particulier est "nécessaire".

    Si l'intérêt humain est supérieur à l'autre, l'utilisation du traitement est considérée comme nécessaire et moralement ou légalement justifiable.

    Dans le cas inverse, l'utilisation est considérée comme inappropriée et donc moralement et légalement injustifiable.

    Jusqu'à ce qu'une révolution de l'esprit humain se mette en place, il y aura toujours exploitation de ce qui n'est pas considéré comme humain et cela ne se passera pas sans que des visionnaires essaient de changer le paradigme qui légitimise la violence patriarcale.

    Actuellement, le rôle du juriste, défenseur des droits des animaux, n'est pas d'être une force première de changement du système.

    En tant que juristes, nous faisons partie du système qui existe pour défendre les intérêts du droit à la propriété.

    William Kunstler, bien qu'il soit le plus éminent juriste en droit civil du XXe siècle, m'a même dit un jour que je ne devrais jamais penser que le juriste est la "star" d'un spectacle.

    Notre travail de juriste est de maintenir les activistes sociaux à l'abri du danger.

    De mon point de vue, un juriste utile à la défense des droits des animaux doit être aussi juriste en criminologie, aider les activistes qui se voient accuser de désobéissance civile.

    Il doit être aussi juriste en droit administratif, et aider les activistes à obtenir des autorisations pour manifester.

    Il doit être enfin juriste en droit constitutionnel, et aider les étudiants qui s'opposent à la vivisection dans les cours, ou aider les prisonniers qui désirent une nourriture végane.

    Ainsi le juriste peut servir et défendre le militant.

    C'est le militant qui aide à changer le paradigme.

    Sans des clients engagés qui reflètent un consensus social croissant, le juriste ne sert à rien.

    Mais bien que je maintienne l'idée d'une indispensable révolution, laissez-moi préciser ce que je veux dire.

    Je suis totalement et sans équivoque contre toute forme de violence à l'égard des humains ou de toute autre forme de vie.

    Je suis fermement engagé dans le principe de non-violence.

    La révolution que je souhaite est celle du coeur : j'essaie d'amener les êtres (et particulièrement les hommes) à réfléchir et à rejeter la violence.

    J'essaie de faire disparaítre cette idée que certains êtres, qu'ils soient blancs, ou riches, ou humains en général, ont plus de valeur que d'autres formes de vie.

    Si nous sommes sérieux dans notre action en faveur des droits des animaux, nous devons cesser de les utiliser pour nos propres besoins.

    Et cela est surtout valable pour les animaux domestiques.

    FoA : Nous nous sommes entretenus... [précédemment] sur vos opinions concernant la loi connue sous le nom de CHIMP Act.

    Malheureusement, vos mises en garde ne furent pas suivies.

    Comme vous l'aviez prédit, une loi qui favorisait le statut de propriété des grands singes était votée.

    Qu'est-ce que cela implique ?

    Gary Francione : Cette loi était soutenue par PeTA, la Société Nationale d'Anti-Vivisection, la Société Américaine d'Anti-Vivisection et des membres influents du Conseil de direction de la Société d'Anti-Vivisection de Nouvelle Angleterre.

    Un tel soutien était un signal clair pour les scientifiques qu'ils pouvaient poursuivre leurs recherches psychologiques et biologiques, et qu'ils ne seraient pas inquiétés, voire qu'ils seraient aidés, par des groupes qui auparavant les avaient attaqués.

    Nous voyons donc à présent que les pratiquants de la vivisection ont à leur côté PeTA, les groupes anti-vivisection et Jane Goodall.

    Qu'est-ce que cela signifie pour le futur ?

    Il est devenu clair que l'utilisation des animaux lors des expérimentations peut continuer sans critique majeure de la part des mouvements pour les animaux  ; en fait, le mouvement réduit son opposition à la vivisection.

    FoA : Nous devrions alors réveiller ce mouvement !

    Vous avez mentionné Peter Singer et PeTA comme ne soutenant pas l'idée d'abolir le droit de propriété.

    Mais tous deux semblent publiquement représentatifs de ce que le mouvement pour les droits des animaux peut faire.

    Peuvent-ils être considérés comme responsables de l'inefficacité du mouvement de défense ?

    Gary Francione : Ironiquement, Singer et PeTA ont littéralement privé de sa substance le mouvement pour les droits des animaux aux Etats-Unis.

    La présidente de PeTA, Ingrid Newkirk, nous a dit que Peter Singer est un intellectuel qui considère toutes les facettes d'une solution possible.

    Newkirk défendait ainsi un texte intitulé "Heavy Petting" dans lequel Singer n'avait rien contre l'idée d'avoir des relations sexuelles avec un veau ou de jeunes vaches.

    Textuellement :

    "Ils ont des pénis et des vagins comme nous, et le fait qu'un vagin de veau puisse être satisfaisant pour un homme montre combien leurs organes sont similaires".

    Ensuite, nous avons l'exemple de PeTA exhibant des exemplaires du magazine Playboy au Capitol Hill afin d'attirer l'attention des législateurs.

    PeTA rend l'activisme trivial, tout comme Peter Singer rend triviale la théorie des droits des animaux.

    A eux tous, ces gens contribuent à transformer une idée sérieuse en « peep show ».

    Je pense que quelques-uns de ces leaders devraient s'accorder un instant de réflexion afin d'apprendre comment respecter la personne humaine avant de continuer leurs campagnes.

    Au lieu de finasser sur des nuances intellectuelles, PeTA devrait être attentif au fait évident que lier la philosophie de Playboy avec les droits des animaux distille un message assez perturbant.

    Si les droits des animaux peuvent ouvrir un espace à la pornographie, quelle sorte de mouvement social avons-nous là ?

    Certains critiques ont dit que le mouvement pour les droits des animaux était affecté par les attitudes de personnes misanthropes.

    Il est temps de prendre cette critique au sérieux.

    Fondamentalement, il n'y a pas de différence entre traiter un humain ou un animal avec respect.

    Nos campagnes doivent se penser en termes holistiques.

    Je voudrais inviter les défenseurs des animaux à réfléchir sur un principe fondamental : un changement radical - allant au plus profond des choses - ne peut être imposé par de grands conglomérats ni par ceux qui les courtisent.

    Il faut faire attention aussi au mot "expert".

    Quand nous nous référons plus particulièrement à une personne ou à un groupe plutôt qu'à une idée comme point central du mouvement, nous accordons un grand pouvoir à cette personne, qui peut alors faire un tort considérable au mouvement.

    Le meilleur exemple est Singer lui-même.

    Des défenseurs ont favorisé - et même encouragé et facilité - sa mise en avant comme porte-parole incontournable des droits des animaux.

    Tous ceux qui ont lu avec soin son livre sur la libération animale savent que Peter Singer ne défend ni les droits humains ni ceux des animaux.

    Il maintient de manière constante qu'il est moralement acceptable de manger des animaux et de les utiliser de différentes manières (aussi longtemps que nous ne les faisons pas souffrir).

    Il considère aussi comme acceptable le fait de tuer des enfants gravement handicapés et d'utiliser des humains comme sujets non-consentants pour des expériences de recherche biomédicale, et ceci dans certaines circonstances.

    Récemment, il a même absous des actes sexuels entre des hommes et des animaux.

    Le mouvement en vient peu à  peu à déifier Singer.

    Se poser en désaccord avec lui revient pour certains à un acte déloyal envers la cause !

    Le résultat est que le mouvement est maintenant encombré par un représentant qui défend McDonalds, qui pense que certaines formes de vie considérées comme ayant moins de valeur peuvent être sacrifiées pour nous, et qui déclare que "des relations sexuelles mutuellement satisfaisantes" peuvent être développées entre des hommes et des animaux.

    FoA : Vous avez parlé de "schizophrénie morale" à propos de l'attitude de l'homme envers les animaux.

    Qu'entendez-vous par là ?

    Gary Francione : La plupart d'entre nous vivent avec des chiens, des chats ou d'autres animaux et les considèrent comme des membres de la famille.

    Par contre, nous enfonçons sans complexe nos fourchettes dans la chair d'autres animaux qui ne sont pas différents de ceux que nous considérons comme étant de notre famille.

    C'est un comportement bizarre quand on y réfléchit.

    Si on élargit cela au niveau social, presque tout le monde est d'accord sur l'idée qu'il est immoral d'imposer des souffrances inutiles aux animaux - et ceci implique dans tous les sens du terme qu'il est incorrect de faire souffrir pour s'amuser, avoir du plaisir ou par convenance personnelle.

    Après tout, une règle qui dirait que nous ne pouvons infliger des souffrances aux animaux, sauf si nous y prenons plaisir, serait absurde.

    Or, à ce jour, 99,9 % de notre utilisation des animaux ne peuvent être justifiés par autre chose que le plaisir.

    Nous sommes en 2002.

    Personne ne peut affirmer que nous avons besoin de manger de la viande pour nous maintenir en bonne santé.

    De plus, un nombre de plus en plus grand de professionnels de la santé soutiennent qu'il est néfaste pour la santé de manger de la viande et des produits dérivés animaux.

    L'agriculture animale est un désastre écologique.

    Il faut entre 6 et 12 livres de protéines végétales pour produire une livre de protéines animales, et produire une livre de chair plutôt qu'une livre de blé demande cent fois plus d'eau.

    La meilleure justification que nous avons trouvée pour manger de la viande est que cela a bon goût.

    Celle pour justifier les rodéos, les cirques, les zoos, la chasse, etc. est que cela nous distrait.

    En bref, la culture occidentale déclare prendre au sérieux les intérêts des animaux (nous disons tous être contre la souffrance inutile), mais nous imposons souffrance et mort à des animaux dans des situations où la nécessité est inexistante.

    C'est ce comportement que je définis par l'expression "schizophrénie morale".

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    FoA : Votre point de vue sur l'activisme et les théories relatives a-t-il évolué ces dernières années ?

    Gary Francione : Oui, je crois avoir modifié certaines approches.

    J'ai commencé par soutenir les défenseurs du bien-être.

    C'était au tout début de mon engagement et je croyais que cela serait porteur d'améliorations pour les conditions de vie des animaux.

    Je pensais que mettre l'accent sur leurs conditions de vie amènerait la suppression de leur utilisation dans l'industrie.

    Il m'apparaissait évident alors que favoriser le bien-être des animaux ne pouvait qu'agir dans ce sens.

    Ainsi, par exemple, si nous protestions contre l'établissement d'un camp de concentration, serait-il logique de militer pour des améliorations de conditions de vie dans ce camp ?

    Non, puisque, implicitement, le seul fait de le créer impliquerait au départ que le camp est satisfaisant tel quel.

    La seule chose appropriée serait alors de ne pas construire le camp ou de s'en débarrasser, car c'est l'idée de l'existence de ce camp qui est fondamentale.

    Nous sommes donc ici face, non pas à la manière de gérer les choses, mais face à leur existence.

    FoA : Beaucoup de défenseurs du bien-être disent que vos opinions sont sources de "division".

    Que leur répondez-vous?

    Gary Francione : Ne pas être d'accord n'est pas diviser.

    Je suis en désaccord avec les défenseurs du bien-être.

    Je considère le militantisme pour le bien-être comme inefficace et anti-productif.

    Je pense que c'est une évidence empirique que ce dernier ne fonctionne pas.

    Malgré toutes les campagnes en faveur du bien-être qui ont été menées au cours de ce dernier siècle, nous continuons d'utiliser les animaux, de manières plus horribles et intensives que jamais dans l'histoire.

    Mais il y a un point plus important : il n'y a pas de débat au sein du Mouvement américain pour les animaux.

    Si une campagne est lancée, nous sommes tous supposés la soutenir.

    Peter Singer et Ingrid Newkirk se plaignaient récemment que j'attaque leurs opinions en étant finalement du même côté.

    S'il y a une chose dont je suis certain, c'est que je ne suis pas du même côté.

    Nos vues sont différentes.

    Nous avons besoin de débattre davantage de nos désaccords au sein du mouvement, ni plus ni moins.

    Et nous ne devrions pas avoir peur d'être étiquetés "sources de division".

    C'est en fait une appellation uilisée par ceux qui n'ont rien à dire face aux critiques légitimes ou aux observations qui sont faites.

    FoA : Certaines personnes pourraient dire que votre théorie sur les droits des animaux est une théorie du "tout ou rien", et que cela n'est pas juste de ne pas apporter d'améliorations au bien-être d'animaux qui sont vivants et qui souffrent.

    Cela dit, comme cela prendra beaucoup de temps avant que les droits des animaux soeint reconnus et établis, y a-t-il un moyen efficace aujourd'hui d'aider les animaux qui souffrent ?

    Gary Francione : Devenez vegan et consacrez au moins une heure de votre temps quotidien pour éduquer votre famille, vos amis, vos voisins ou toute personne qui voudra écouter vos arguments moraux et environnementaux en faveur du véganisme.

    Je peux vous garantir qu'à la fin de l'année, vous aurez fait plus pour le changement en faveur de l'abolitionnisme (et ses étapes de changement) que si vous aviez passé votre temps à élargir les cages à poulets ou à militer pour des abattoirs plus "humains".

    Si vous souhaitez vous joindre à des campagnes législatives, rejoignez des campagnes abolitionnistes et non réformistes.

    Dans un de mes livres, je parle des critères qui permettent de distinguer les campagnes abolitionnistes.

    Mais je ne peux que mettre en évidence le fait que l'action la plus importante est de devenir vegan et de soutenir des programmes d'éducation en ce sens.

    Les campagnes en faveur du bien-être peuvent nous aider à nous sentir mieux, à nous déculpabiliser, mais elles ne font rien pour soulager la souffrance.

    [...]

    Récemment, certains défenseurs de la cause animale m'ont demandé de définir quelques principes qui pourraient être utilisés comme résumé de ce que je considère comme les bases morales des droits réels du mouvement pour les animaux.

    Les voici :

    1. La position de défense des droits des animaux soutient qu'il n'y a aucune forme de vie qui puisse être traitée comme la propriété d'une autre.

    2. La reconnaissance de ce premier principe implique que nous devons abolir, et pas seulement réglementer, l'exploitation institutionalisée des animaux - parce que celle-ci implique que l'animal est la propriété de l'homme.

    3. Tout comme nous rejetons le racisme, le sexisme, l'âgisme, l'homophobie, nous rejetons la discrimination par l'espèce. Celle-ci n'est pas différente des autres formes de discrimination fondées sur la race, le sexe, l'âge ou l'orientation sexuelle : comme ces dernières, elle entraîne l'exclusion de la communauté morale.

    4. Nous reconnaissons que nous n'arriverons pas à abolir en une nuit l'appropriation d'êtres vivants, mais nous ne soutiendrons que les campagnes ou les prises de position qui défendent explicitement l'évolution vers l'abolitionnisme. Nous ne soutiendrons pas des positions qui appellent à une amélioration supposée de la réglementation de l'exploitation animale.

    5. Nous rejetons toute campagne favorisant le sexisme, le racisme, l'homophobie ou toute autre forme de discrimination humaine.

    6. Nous soutenons que le pas le plus important que chacun de nous puisse faire en faveur de l'abolition est de devenir vegan et d'éduquer les autres en ce sens. Le véganisme est le principe de l'abolition appliqué à sa vie personnelle. La consommation de viande, poisson, volaille ou produits dérivés, de produits d'origine animale pour l'habillement, et plus généralement l'utilisation de tout produit d'origine quel qu'il soit est incompatible avec la perspective abolitionniste.
    7. Nous reconnaissons que le principe essentiel guidant le mouvement des droits des animaux est le principe de non-violence.
  • Interview de Gary Francione par Animal Voices (Canada)

    Transcription d’une interview de Gary Francione donnée le 6 février 2002.

    Lauren (L) : Bonjour et bienvenue sur Animal Voices. Je m’appelle Lauren.

    Nadja (N) : Bonjour, moi c’est Nadja.

    L : Je suis très enthousiasmée par l’émission d’aujourd’hui. Nous en avions déjà parlé à l’antenne depuis pas mal de temps maintenant, mais organiser les choses sur une radio communautaire n’est jamais facile. Aujourd’hui, ça y est, nous allons enfin pouvoir interviewer Gary Francione, personnalité très connue au sein du mouvement des droits des animaux. Professeur de droit à la Rutgers University School of Law, il est également l’auteur de plusieurs essais dont Rain Without Thunder: The Ideology of the Animal Rights Movement, Animals, Property, and The Law, Ethics and Actions et Introduction to Animals Rights: Your Child or The Dog?, ainsi que de nombreux articles.

    Dire que Francione est controversé est un euphémisme. Il dérange ceux qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement des droits des animaux, conteste le welfarisme1 et les actions qui s’y rapportent, même si elles sont menées sous la bannière des droits des animaux. Bref, il appuie là où ça fait mal, et nous sommes très heureux de l’avoir aujourd’hui parmi nous.

    Merci Gary d’avoir accepté notre invitation.

    Gary Francione (GF) : Tout le plaisir est pour moi.

    L : Je vous propose de commencer par quelques questions d’ordre général. Votre plus récent ouvrage s’intitule Introduction to Animals Rights: Your Child or The Dog? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi ce titre pour lancer le débat sur les droits des animaux ?

    GF : Vous savez, cela fait environ vingt ans que je travaille sur le sujet, et si j’avais reçu cinq cents chaque fois que quelqu’un me demande : « Vous êtes pour les droits des animaux, mais si jamais vous deviez choisir entre votre enfant et votre chien, lequel des deux sauveriez-vous ? », je serais riche à l’heure qu’il est.

    J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une question dénuée de sens. Mais je l’ai quand même choisie comme titre parce que j’écrivais un livre à destination du grand public, autrement dit de tous ceux qui n’étaient pas familiarisés avec la question des droits des animaux. Pour de telles personnes, l’une des premières choses qui leur vient à l’esprit lorsqu’elles y réfléchissent est : « Si vous croyez que les animaux ont des droits, alors ça veut dire que vous pensez que c’est OK de choisir un animal à la place d’un humain dans une situation de conflit. »

    Voici ce que je tente d’expliquer dans mon livre : imaginons que je passe devant une maison en feu et que j’aperçoive à l’intérieur un vieillard dont je sais qu’il est atteint d’une maladie incurable et une personne jeune – autrement dit deux animaux humains. Admettons maintenant que j’aie le temps de n’en sauver qu’un seul (ce qui sous-entend qu’il m’est factuellement impossible de sauver les deux). Le fait est que je vais m’élancer et sauver la personne jeune, simplement parce que j’ai décidé que rien de ce que je ferai dans une telle situation ne sera moralement idéal. Je peux seulement faire ce que je fais et sauver la personne jeune. Cela signifie-t-il pour autant qu’il est loisible d’utiliser les personnes âgées pour des expérimentations biomédicales, de les manger, de les faire participer à des rodéos ou de les enfermer dans des cirques et des zoos ? La réponse à une telle question est bien évidemment non.

    Donc même si je passe devant une maison en flammes et que, confronté au choix de sauver un animal ou un humain, je choisis de sauver l’humain, qu’est-ce que ça signifie ? Ça ne signifie pas qu’il est pour autant permis de manger les animaux, de les utiliser dans des expériences ou quoi que ce soit de ce genre. Ça nous dit seulement que dans des situations de vrai conflit, nous sommes obligés de faire des choix.

    L’une des thèses essentielles de mon livre est de dire que dans 99,99999 % des cas, les conflits que nous rencontrons avec des animaux nonhumains sont des conflits que nous avons nous-mêmes créés. Parce que nous les domestiquons, nous les faisons advenir à l’existence dans l’unique but de les exploiter, et après nous nous tordons les mains en nous demandant quelles peuvent bien être nos obligations morales à leur égard.

    Je voulais donc me servir de cette question afin d’introduire une série de thèmes et problèmes, et les discuter afin que les gens qui ne seraient pas familiarisés avec le sujet y voient plus clair. J’ajoute que lorsqu’on évoque la question des droits des animaux, la plus grande part de confusion chez le public (qu’il soit ou non sensibilisé au problème) vient du flou qui entoure l’expression « droits des animaux ». Que signifie-t-elle exactement ? Voulons-nous dire par là que les animaux ont les mêmes droits que les humains ? Eh bien, je ne crois pas, même si certains en sont convaincus. Je maintiens pour ma part que les animaux ont un droit : celui de ne pas être une propriété.

    J’ai du mal à comprendre ce que les gens veulent dire quand ils parlent des divers droits que les animaux devraient avoir. Quand on me demande par exemple, sous prétexte que je suis avocat et que j’enseigne le droit à l’université, si une vache devrait avoir le droit d’intenter un procès aux éleveurs, je ne peux que répondre que de telles questions sont stupides.

    En premier lieu, pourquoi cette vache se trouve-t-elle là ? Si les animaux n’étaient pas considérés et traités comme des propriétés, nous ne les domestiquerions pas et ne les ferions pas venir au monde dans l’intention de les exploiter. Mon argument est donc que les animaux ont un droit : celui de ne pas être une propriété.

    Il est évident qu’une fois qu’on leur aura reconnu et accordé ce droit, le monde changera de manière spectaculaire. Parce que ça signifiera que nous ne pourrons plus persévérer dans la voie qui est la nôtre aujourd’hui chaque seconde de chaque minute de chaque jour : celle de l’exploitation institutionnelle, qui suppose que les animaux ne sont rien d’autre que des biens.

    L : Attardons-nous maintenant sur ce qui m’a paru constituer le thème principal de Rain Without Thunder. Vous être très clair dans votre tentative de différenciation entre discours des droits, philosophie des droits et philosophie welfariste. Pourriez-vous expliquer à nos auditeurs en quoi cette distinction est importante et ce que vous entendez par l’expression « néo-welfaristes » ?

    GF : Au XIXe siècle aux Etats-Unis existaient deux groupes de gens, deux positions par rapport à l’esclavage de l’homme. Il y avait ceux qui assuraient que nous devions réglementer l’esclavage afin de le rendre plus humain, et les autres qui jugeaient que l’institution esclavagiste était intrinsèquement mauvaise et qu’il convenait de l’abolir. Que nous devions la rejeter purement et simplement parce qu’elle était moralement indéfendable.

    Ceux qui estimaient que l’esclavage devait être aboli étaient en désaccord avec les partisans d’une réglementation et refusaient de soutenir leurs efforts afin que l’esclavagisme devienne une institution plus « humaine ». Ils refusaient de soutenir des lois qui rendraient l’esclavage plus « humain ». Leur position était : nous ne pouvons pas nous engager là-dedans, l’esclavage est une mauvaise chose et doit être aboli en tant que telle, un point c’est tout. Nous devons œuvrer pour l’abolition et non pour un aménagement de l’esclavage. Ce que je veux dire, c’est que vous pouvez faire jouer une symphonie dans un camp de concentration ou de la musique sur le chemin des chambres à gaz, ça n’en restera toujours pas moins un camp de concentration.

    Donc ce que j’ai voulu prouver dans Rain Without Thunder, c’est que c’est une évidence théorique qu’il existe une différence majeure entre droits et welfarisme : il s’agit de la même différence qui séparait autrefois la politique de réglementation de celle d’abolition de l’esclavage. Je voulais également montrer qu’il n’y a jamais eu de preuve comme quoi le welfarisme fonctionne dans les faits. Ceux qui prétendent qu’il est un moyen de réduire la souffrance animale ici et maintenant se trompent : il s’agit seulement d’un non-sens. Il n’y a aucune preuve que les réformes welfaristes réduisent réellement la souffrance, ou du moins de façon significative pour un nombre significatif d’animaux.

    Quand j’ai utilisé l’expression « néo-welfarisme », c’était à propos de ces gens qui se nomment eux-mêmes militants pour les droits des animaux, et qui, tout en visant l’abolition, estiment que la réglementation est la seule manière d’y parvenir. A ceux-là, je réponds simplement qu’il n’y a pas de preuve historique comme quoi le welfarisme a entraîné l’abolition de quelque pratique que ce soit. En fait, ce que le welfarisme tend à faire est de renforcer davantage les institutions exploiteuses en rendant les gens plus à l’aise par rapport à leurs activités.

    Exemple typique : ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis (et que je juge véritablement obscène). On ne compte plus le nombre d’organisations « pour les droits des animaux » occupées à faire l’éloge d’industries comme McDonald’s et Burger King sous prétexte qu’elle sont supposées souscrire aux nouvelles méthodes d’abattage « humain ».

    Si on se penche là-dessus une seconde, on se rend vite compte que ces méthodes ne changeront rien pour les animaux. Tout ce qu’elles feront (tout comme les éloges qu’on leur décerne) sera de rendre pas mal de personnes plus à l’aise par rapport au fait de manger de la viande. De fait, j’ai eu un certain nombre de discussions avec des gens, dont des collègues d’université, qui m’ont dit : « J’ai désormais moins de scrupules à conduire mes enfants chez McDonald’s vu que PETA prétend qu’ils sont corrects et qu’ils évoluent dans la bonne direction. Je n’ai donc pas mauvaise conscience à les y emmener. »

    Je ne crois pas que le welfarisme fasse grand-chose hormis offrir aux associations l’opportunité d’organiser des récoltes de fonds et de rendre le public moins scrupuleux quant à l’exploitation animale. Quant aux animaux, ça ne change strictement rien pour eux.

    Donc quand je parlais de néo-welfarisme, c’était pour dire que sous bien des aspects les militants pour les droits ne diffèrent guère des welfaristes de 1850. Ces derniers souhaitaient aussi qu’un jour l’esclavage prenne fin, mais tout ce qu’ils faisaient, à l’instar de nos militants actuels, c’était de s’inquiéter de la façon de le réglementer.

    Les welfaristes d’aujourd’hui ont exactement la même position qu’hier, à ceci près qu’ils préfèrent désormais aller « nus plutôt qu’en fourrure » et d’autres trucs du même acabit. Ils y ajoutent une sorte de vernis et ils appellent cela être radical. Le fait est que ce n’est pas radical du tout. En réalité, tout cela est incroyablement réactionnaire.

    N : Attardons-nous si vous le voulez bien sur le concept de welfarisme animal. Dans votre essai Rain Without Thunder, sur la base d’exemples, vous définissez le mouvement welfariste comme très similaire au système d’exploitation, que ce soit en terme d’objectifs et de programmes. Pouvez-vous donner des exemples qui viendraient étayer ce raisonnement afin que les gens comprennent bien votre position et ce que vous entendez par là ?

    GF : Aucun problème. Si vous examinez la législation welfariste en général (et je limite mes remarques aux Etats-Unis, parce que même si je me suis penché sur la législation canadienne il y a quelques années, je ne m’en souviens pas assez bien : je vais sur mes cinquante ans et ma mémoire flanche de plus en plus [rires]), qu’il s’agisse de l’Animal Welfare Act, du Humane Slaughter Act [Loi sur des méthodes humaines d’abattage, NdT] (la dernière en date), du Chimpanzee Health Improvement, Maintenance and Protection Act (qui a été appuyé par la majorité des grosses associations animales américaines), vous vous apercevez que tous ces décrets ont été largement soutenus par les exploiteurs eux-mêmes.

    Prenons par exemple l’Animal Welfare Act. A la base, l’Animal Welfare Act ne prohibe rien du tout. Pour résumer, il s’agit d’un texte très long avec beaucoup de règlements, mais pour le définir en une phrase disons qu’une fois que la porte du laboratoire est close, les vivisecteurs peuvent faire ce qu’ils veulent avec leurs victimes. Du moment qu’ils ont l’argent pour le faire, ils peuvent le faire. La loi ne fait rien pour interdire aucune forme particulière d’expérimentation. Tout ce que prescrit l’Animal Welfare Act est de fournir aux animaux une certaine dose de nourriture, une certaine quantité d’eau (sauf bien sûr si les expériences portent sur la privation de l’une ou de l’autre) et une cage d’un certain espace.

    La communauté biomédicale s’est montrée d’accord avec l’Animal Welfare Act parce que ses rédacteurs partaient comme elle du principe que si vous ne fournissez pas de l’eau, de la nourriture et un minimum d’espace à l’animal, alors celui-ci sera stressé et souffrira plus qu’un animal en état de stress « ordinaire » lors d’une expérimentation. Et que cette situation peut fausser les variables, et de ce fait menacer la validité des données obtenues. C’est là le genre d’appariement grotesque où vous avez d’un côté le mouvement animaliste et de l’autre les vivisecteurs, tous d’accord pour dire que l’Animal Welfare Act est vraiment un truc formidable.

    Même chose avec le Humane Slaughter Act de 1958. Il a été soutenu par le mouvement animaliste. Il l’a également été par l’industrie de l’élevage, parce que l’une des choses que le Humane Slaughter Act prévoyait était qu’en exigeant que les animaux soient étourdis avant d’être enchaînés et hissés, cela réduirait le nombre de blessures chez les ouvriers, et donc par là même le nombre de procès que ceux-ci pouvaient leur intenter.

    Toutes ces lois welfaristes sont en général fortement édulcorées parce que, pragmatisme politique oblige, elles ne peuvent passer que si l’industrie les approuve. Et la seule façon pour qu’elle les approuve est de les édulcorer au point qu’elles finissent par servir directement ses intérêts. C’est une victoire pour tout le monde excepté pour les animaux. C’est une victoire pour les militants parce qu’ils peuvent revenir vers leurs donateurs et le public en disant : « Regardez les progrès merveilleux que nous avons réalisés, donnez-nous plus d’argent ! ». Et c’est une victoire pour l’industrie parce qu’elle peut désormais se revendiquer « humaine » et propre sur elle. Elle profite encore de deux autres bénéfices : celui d’une diminution des accidents chez les ouvriers, et d’une amélioration (du moins c’est ce qu’ils prétendront) des données scientifiques, qui ne seront pas faussées par des variables de stress dues à la privation de nourriture, d’eau, d’espace ou autres choses du même genre.

    Dans la plupart des situations que j’ai constatées et étudiées – et j’ai passé une bonne partie de ma vie universitaire et professionnelle en tant qu’avocat spécialisé dans ces matières -, je ne peux pas me souvenir d’un seul exemple de loi welfariste qui ait fait quoi que ce soit pour aider les animaux. En revanche, je peux fournir des tas d’exemples de ces mêmes lois qui ont permis à des associations d’engranger des milliards de dollars, et citer des tas de situations où l’industrie et la recherche ont profité de telles lois. Mais je ne peux pas en donner un seul où les animaux auraient été bénéficiaires.

    L : J’aimerais qu’on évoque maintenant le cas du Farm Sanctuary (je pense qu’il s’agit du Farm Sanctuary). Ils sont en train de mener différentes campagnes pour tenter de faire interdire l’élevage en batterie. Considérez-vous cette démarche comme welfariste ou pas ?

    GF : J’ai jeté un œil sur cette campagne. Un des points que j’ai soulignés dans Rain Without Thunder est que nous devrions peut-être cesser ce business qui consiste à se focaliser sur la voie légaliste et tenter de le traiter de façon juridique. Réfléchissons là-dessus une seconde. Supposons que demain passe une loi qui proscrit la consommation de viande. Ce serait formidable, n’est-ce pas ? Oui, ce serait formidable, mais cela entraînerait également beaucoup de violence et une révolution en prime [rires], parce que les gens tout simplement ne le toléreraient pas.

    Voyez-vous, je ne suis même pas sûr que nous en sommes au stade où nous pensons que les gens de couleur ont des droits ou que les femmes jouissent intégralement des leurs. Je ne crois pas que nous en soyons . Par conséquent, je crois encore moins que nous sommes parvenus au point où un nombre suffisant de citoyens estime que les animaux ont un statut moral et qu’ils ne devraient pas être considérés et traités comme des biens. Si tel est le cas, alors il me semble que nous perdons bel et bien notre temps et gaspillons nos ressources à tenter de résoudre ce problème par des moyens légaux, des procès et des textes de loi.

    Faisons une expérience. Supposons que toutes les ressources de toutes les organisations animales (et les organisations animales ont beaucoup d’argent) soient investies dans une campagne importante qui éduquerait à fond chaque citoyen, homme, femme et enfant à propos des vertus et des valeurs du régime vegan, et que nous nous tenions à ce projet pendant cinq ans. Mon sentiment est qu’à la fin de ces cinq années – et je serai réellement modeste à ce sujet, ce que je ne suis pas d’ordinaire [rires] -, si nous l’avions tous fait, si chacun de nous qui sommes intéressés par le sujet s’était investi à fond, si Farm Sanctuary, PETA et tous les autres groupes réunis avaient sensibilisé les gens au véganisme, nous aurions au moins mille vegans de plus parmi nous.

    Maintenant, au terme de ces cinq ans, si vous avez mille vegans de plus et que vous comparez vos résultats avec ceux que vous auriez obtenus si vous aviez investi le même nombre de dollars et d’efforts dans une campagne welfariste (que ce soit contre l’élevage des veaux en batterie ou autre chose), il apparaîtra que vous aurez beaucoup plus réduit la souffrance grâce à vos mille nouveaux vegans, et je prends à dessein une quantité aussi faible. Vous en auriez certainement convaincus davantage.

    Nous faisons fausse route en pensant que la loi est le bon moyen de régler le problème. La loi est toujours un mauvais procédé dès lors qu’un nombre suffisant de citoyens n’adhère pas à la théorie morale fondamentale qu’elle tente de mettre en œuvre. J’en veux pour preuve l’avortement aux Etats-Unis. En 1973, la Cour Suprême s’est prononcée dans le procès Roe versus Wade et déclaré que les femmes avaient le droit d’interrompre leur grossesse. La raison pour laquelle la Cour Suprême a agi ainsi est qu’elle a compris que la loi fédérale et la loi d’Etat n’étaient pas en mesure de donner ce droit aux femmes de manière légale, parce qu’il y avait trop de gens en désaccord avec la moralité de l’avortement.

    Le résultat est que depuis que le jugement Roe a été prononcé, l’arrêt a été tellement érodé que maintenant, on en est arrivé au point où 70-80 % des femmes aux Etats-Unis ne vivent même pas près d’une clinique qui pratique l’avortement, et que l’avortement a été tellement restreint – même s’il représente encore un droit constitutionnel, et qu’il le sera jusqu’à ce que George W. Bush réunisse la prochaine Cour Suprême, auquel cas il ne sera plus jamais un droit constitutionnel. Mais pour le moment c’en est encore un, qui pour de nombreuses femmes n’a malheureusement guère de réalité.

    Et la raison en est qu’il y a trop de gens aux Etats-Unis qui ne sont pas d’accord avec ça – à tort selon moi qui ai toujours soutenu très fortement le droit d’une femme à choisir de mettre fin à sa grossesse. Ces personnes contestent l’argument selon lequel l’avortement est nécessaire si les femmes veulent à jamais dépasser leur statut de seconde classe et les problèmes engendrés par une société patriarcale, ainsi que le fait que le droit de mettre un terme à une grossesse est un droit nécessaire. Il n’y a pas assez de gens d’accord avec cette position. Vous pouvez utiliser la loi dans cette situation, mais le résultat sera exactement ce qu’il est devenu : la loi sera dépourvue de réalité pour la plupart des femmes, et au moment où elles pourront profiter de ce droit, la loi sera réformée.

    Une part de ma perplexité quant au fonctionnement de la plupart des groupes animalistes tient donc à ce qu’ils pensent devoir « mener des campagnes ». En fait, c’est une question purement commerciale. Si vous faites fonctionner un groupe de droits des animaux, vous devez continuellement vous adresser au public, continuellement, continuellement pour récolter des fonds. Vous n’accumulez pas ces fonds en lui disant que vous avez de formidables programmes d’éducation qui enseigneront aux gens les vertus du régime vegan, mais en lui disant : « Nous avons ce formidable procès, ce formidable texte de loi, cela va être formidable et faire une prodigieuse différence. » Or la vérité, c’est que c’est un non-sens.

    Exemple typique : la campagne du Farm Sanctuary sur le Downed Animal Act [Loi sur les animaux souffrants, NdT]. J’en parle dans Rain Without Thunder. Le Downed Animal Act n'a absolument rien fait pour résoudre le problème des animaux non transportables. Le temps qu’il parvienne au corps législatif de Californie, la loi était tellement édulcorée que les producteurs de veau californiens et tous les autres producteurs de viande de l’Etat, et même de tout le pays, soutenaient la législation parce qu’elle ne modifiait strictement rien.

    Or le Farm Sanctuary prétend de son côté qu’elle lui donne le droit d’aller sur le terrain, d’exiger ceci et cela… foutaises ! Penchons-nous sur cette fameuse loi : elle ne donne au Farm Sanctuary aucun droit d’aucune sorte. Elle n’exige pas non plus que les animaux soient tués immédiatement. Elle stipule simplement : « déplacés ou tués immédiatement ». La vérité, c’est que ce qui se passait hier continue de se passer aujourd’hui. La seule différence c’est qu’il y a désormais beaucoup de gens pour croire qu’en Californie au moins, le problème a été résolu. Or il ne l’a pas été du tout. Le problème des animaux non transportables parce que malades existe toujours en Californie, en dépit de tout ce que peut prétendre le Farm Sanctuary.

    Mais une fois de plus, vous devez bien garder en tête que le Farm Sanctuary est un business. Il doit continuer d’entasser de l’argent pour continuer de fonctionner. Et afin d’y parvenir, vous devez organiser des campagnes. Voilà la vérité. Je crois que si tous les militants prenaient la peine de s’unir et de répandre un message unifié en vue de l’abolition, ils ne chercheraient pas à faire passer des lois pour les dix prochaines années, mais informeraient la population sur le véganisme de telle sorte qu’un jour peut-être en effet lesdites lois pourraient enfin commencer à passer.

    Mais pour le moment, croire que nous pouvons obtenir des lois valables alors que l’industrie de l’élevage arrive en termes de rentabilité économique juste derrière l’industrie pétrolière est complètement démente. On me reproche souvent d’être un utopiste. Franchement, je trouve cela comique. Ce qui est utopique et irréaliste, c’est la croyance des welfaristes et des néo-welfaristes en ce qu’il vont résoudre le problème via la législation - Downed Animal Act, interdiction des veaux en batterie, etc., autant de trucs qui ne fonctionnent jamais. Ces lois sont systématiquement édulcorées jusqu’à devenir parfaitement dépourvues de sens, justement parce que c’est la seule manière de les faire passer.

    Quand vous entreprenez de vous battre contre l’industrie de l’élevage, vous devez bien savoir que vous vous opposez à une activité économique d’un poids énorme, et que vous n’obtiendrez aucune loi digne de ce nom tant que vous n’aurez pas un nombre suffisant de gens de bonne volonté qui estiment comme vous que notre manière de traiter les nonhumains pose de sérieuses questions morales…

    Je fais ce travail depuis vingt ans et je vais vous dire le problème majeur. Le problème majeur, c’est que la plupart des leaders du mouvement pour les droits des animaux ne sont pas vegans. Il y a beaucoup de militants qui ne sont pas végétariens. Mais il y a également beaucoup de leaders qui ne sont ni vegans ni végétariens. Et c’est ça le vrai problème. Parce que si vous croyez vraiment à l’abolition de l’exploitation animale, vous ne chercherez pas à la rendre effective demain dans le monde entier, mais ici et maintenant dans votre vie. Vous pouvez appliquer le principe de l’abolition dans votre vie dès maintenant en devenant vegan.

    Or je connais beaucoup de militants des droits qui ne sont pas vegans. A vrai dire, j’en connais des masses (je parle de ce que je vois dans mon pays – je ne parle pas du Canada, je n’en sais pas assez sur le mouvement canadien). Et pour moi, si vous n’êtes pas capable d’appliquer le principe de l’abolition dans votre propre existence, si vous ne savez pas résister à une pizza au fromage, une glace ou un bizarre petit morceau de poisson, alors je ne suis pas étonné de ce que mes idées vous paraissent mauvaises [rires]. Mais c’est OK.

    L : Merci, Gary. Votre discours est réellement passionnant, c’est le moins qu’on puisse dire. Nadja, je crois que tu avais une question.

    N : J’essayais de me représenter l’auditeur qui se sent accablé et frustré par les efforts à fournir. Je pense que beaucoup de personnes soutiennent beaucoup de campagnes parce qu’elles pensent sincèrement qu’elles vont avoir un impact. Que suggéreriez-vous aux gens à un niveau individuel, quelle est la chose la plus efficace qu’ils puissent faire pour se donner du pouvoir et ressentir que par là ils en confèrent aux animaux et qu’ils œuvrent en vue de l’abolition ?

    GF : La toute première chose, le premier pas nécessaire consiste à devenir vegan. Vous voulez donner du pouvoir aux animaux, vous voulez faire quelque chose pour eux ? Alors cessez de les manger, de les utiliser, de vous vêtir avec leur peau. Cessez d’engraisser le système exploiteur. Cessez de l’engraisser définitivement. Laissez-moi vous dire ceci : si suffisamment de gens faisaient ce premier pas, si suffisamment de gens comprenaient l'importance de ce problème et qu'il dépasse de loin l'attirance que je peux avoir pour un morceau de pizza au fromage ou de glace, alors nous aurions énormément progressé.

    S’agit-il de choses que les gens peuvent faire ? Comme je l’explique dans Rain Without Thunder – j’ai écrit ce livre en 1996 et je pense toujours ce que je disais à l’époque -, la chose dont à l’heure actuelle nous avons le plus besoin c’est d’éduquer la population. Nous avons besoin de posséder une argumentation solide, nous avons besoin d’apprendre… Je suis toujours consterné lorsque je vois des militants poursuivre des gens en manteaux de fourrure et leur crier après. Vous n’informez pas les gens en les insultant. Vous les informez afin de les amener à réfléchir et comprendre votre point de vue.

    J’ai enseigné pendant vingt ans, et je crois pouvoir dire honnêtement que j’ai une assez bonne réputation en tant que professeur. La seule chose que je me suis efforcé de faire durant toutes ces années a été de comprendre comment convaincre un étudiant. Vous ne venez pas au monde avec la science infuse : vous devez expliquer votre position et la défendre auprès des autres.

    La plupart des militants que je connais veulent réellement travailler et aider les animaux, mais ils ne prennent pas pour autant la peine de s’asseoir et de lire. Ils ne se donnent pas les moyens de répondre aux questions des détracteurs, du genre : « Oui, mais nous mangeons de la viande depuis des milliers d’années, c’est une tradition ». Ou : « N’est-ce pas naturel de manger de la viande ? » Ou encore : « Mais les animaux se mangent bien entre eux. »

    Vous devez être capable de répondre aux questions qu’on vous pose, ce qui est une autre raison pour laquelle j’ai écrit Introduction to Animal Rights. Au dos de ce livre figure un appendice où je réponds à la plupart de ces interrogations. Mon idée était d’armer les militants de savoir, afin qu’ils soient en mesure d’informer efficacement le public. Vous n’avez pas besoin de vous impliquer dans des campagnes tape-à-l’œil, vous n’avez pas non plus besoin de beaucoup d’argent. Tout ce dont vous avez besoin pour défendre votre cause, c’est éduquer la population, la mettre au courant de la manière dont la viande et les produits laitiers sont obtenus, et de l’amener à se confronter à la morale…

    Vous savez, je donne ce semestre un cours de droit et de philosophie. Hier nous avons discuté du concept de personnalité, et j’ai dit à mes étudiants (j’avais commencé d’évoquer la question animale) : « Je vais vous dire quelque chose après quoi vous ne pourrez pas ne pas devenir vegans, et je ne parlerai même pas des droits des animaux. » Ils se sont mis à glousser et m’ont rétorqué : « Non, c’est impossible », et je leur ai répondu : « Bien sûr que si. »

    Je leur ai demandé : « Combien de gens ici sont d’accord pour dire qu’il est mal d’infliger des souffrances non nécessaires aux animaux ? » Chaque étudiant présent a levé la main. C’est alors que j’ai exposé ce que la « nécessité » signifiait en fait dans notre société : plaisir, divertissement, confort, et que précisément le plaisir, le divertissement et le confort ne constituaient en aucun cas des justifications suffisantes pour infliger la douleur. En effet, vous avez une règle qui prescrit qu’infliger de la douleur non nécessaire est mal, mais que par contre vous avez le droit de le faire si cela vous apporte plaisir, confort ou divertissement, auquel cas ladite règle perd tout son sens.

    Ensuite je leur ai posé la question suivante : « Maintenant, seriez-vous d’accord pour dire que si la nécessité signifie tout de même quelque chose, alors le fait que son sens minimal soit le plaisir, l’amusement ou le confort ne peut justifier qu’on inflige la peine ou la souffrance ? » Ils étaient tous d’accord avec ça. Et j’ai continué : « Nous sommes en 2002. Personne, pas même le gouvernement des Etats-Unis, le plus grand propagateur de désinformation de l’univers, ne maintient que vous avez besoin de manger de la viande pour conserver une santé optimale. »

    De fait, de plus en plus de professionnels de la santé affirment que plus vous consommez de produits animaux, plus vous mettez votre santé en péril. La vérité est que tout ce que nous avons en guise de justification pour infliger souffrance, douleur et mort à neuf milliards de créatures chaque année est qu’elles ont bon goût.

    Si vous prenez sérieusement en compte le principe selon lequel il est mal d’infliger des souffrances non nécessaires, vous devez rentrer à la maison ce soir et avant de mettre quoi que ce soit provenant d’un animal dans votre bouche vous poser la question : « Est-ce que je prends vraiment l’éthique au sérieux ? » Si oui, vous reposerez simplement votre fourchette. Sinon, vous devrez vous demander si vous n’êtes pas simplement quelqu’un qui affecte de prendre au sérieux les questions morales.

    Et vous savez quoi ? Nous avons discuté pendant plus d’une heure et demie, et je pense, j’espère pouvoir dire que beaucoup d’étudiants sont sortis du cours en réfléchissant à ce qui venait d’être dit… Comme je l’avais promis, à aucun moment je n’ai mentionné les droits des animaux.

    Il est absolument capital d’informer le public afin de l’amener à réfléchir à ces questions. Je suis peut-être naïf sur ce point (auquel cas tous les efforts d’information sont inutiles - mais les efforts de législation aussi sont inutiles), mais je pense que la plupart des gens aiment à croire qu’ils prennent les questions morales au sérieux. De là l’idée de les persuader en les éduquant. Nous n’avons jamais considéré l’information du public comme un mouvement à part entière. Au lieu de cela, nous brûlons les étapes plutôt que de les franchir une par une.

    Nous n’obtiendrons jamais aucune législation de poids ni aucun changement social significatif sur le problème aussi longtemps qu’il n’y aura pas un nombre suffisant de gens convaincus du fait que les animaux importent, qu’ils ont un statut moral et qu’ils ne doivent pas être des propriétés, et aussi longtemps qu’existeront des organisations prétendument « radicales » qui diront : « Oh oui, McDonald’s fait ce qu’il faut ».

    McDonald’s est obscène à plus d’un titre. Pas seulement par rapport aux animaux mais aussi par rapport à la manière dont il traite ses employés et son impact sur l’environnement. Il y a une foule de choses que McDonald’s fait qui à mes yeux sont fondamentalement mauvaises et qu’il fait afin que nos prétendues organisations radicales puissent dire : « Ils vont dans la bonne direction, ils sont en train de procéder à des changements significatifs », et le résultat d’un tel discours, c’est que cela jette la confusion dans l’esprit du public. Elles n’informent pas celui-ci sur l’horreur des abattoirs, de la production de viande, de cuir, de produits laitiers et du reste. Non : elles l’ embrouillent. Elles l’embrouillent énormément.

    J’ai un collègue à l’université qui est allé jusqu’à me demander : « Vas-tu recommencer à manger de la viande ? » Et j’ai répondu : « Mais de quoi est-ce que tu parles ? »

    N : [rires]

    GF : Il a continué : « Je viens de lire dans le journal ce week-end que PETA – est-ce que ce n’est pas ce groupe… » Et j’ai répondu : « Dis donc, je n’ai plus rien à voir avec PETA depuis plus de dix ans ! » Lui : « Mais les gens de PETA sont supposés être à l’avant-garde, non ? Ils disent que McDonald’s est en train de prendre la bonne direction. Est-ce que ça ne change pas ta façon de penser ? » Je lui ai répondu : « Non. Non, non, pas le moins du monde. »

    Cette anecdote montre quel genre d’impact ce genre de campagnes a sur le public. Elles ne font aucun bien aux animaux. Tout ce qu’elles font, c’est de la pub pour PETA. Je vais vous dire, si j’étais président de McDonald’s, j’aurais fait affaire en une seconde. Pensez donc : vous obtenez une mention spéciale de la part d’une organisation de droits des animaux radicale (supposée radicale, PETA étant devenue très réactionnaire et sexiste) qui affirme que désormais vous allez dans la bonne direction et que vous produisez des hamburgers de façon humaine ! Pardieu, je conclus l’affaire sur-le-champ ! C'est évident si vous vous appelez McDonald’s.

    N : Gary, je serais curieuse de savoir quel genre de réaction vous obtenez de la part de la communauté des droits des animaux. Trouvez-vous que les grosses organisations sont ouvertes au dialogue ?

    GF : Non, absolument pas. Quand j’ai écrit Rain Without Thunder, il y avait des gens qui lors de mes conférences me crachaient dessus. J’ai reçu des menaces de mort. Vous savez, je m’amuse vraiment beaucoup. Cela fait vingt ans que je m’occupe de la question animale. Je débats avec des vivisecteurs tout le temps, je me rends dans des universités et des écoles de médecine et je rencontre des vivisecteurs. Est-ce que je les dérange ? Sans aucun doute. Et pourtant jamais personne ne m’a insulté, harcelé par téléphone ou menacé de mort. Des chasseurs l’ont fait, mais les plus violentes réactions proviennent davantage de ces soi-disant amoureux des animaux que de tous les exploiteurs réunis et multipliés par cinq.

    J’ai été tabassé par la police pendant des manifs, et j’ai été une fois agressé par un vivisecteur qui m’a donné des coups de pied à la tête. Comme je viens de le dire, j’ai eu au fil des ans des démêlés avec les chasseurs et d’autres anicroches. Mais ceux qui ont été les plus violents à mon égard sont les gens soi-disant amoureux de la paix et pleins de compassion pour les animaux. Cela me rend très triste. En fait l’une des raisons pour lesquelles je ne donne plus guère de conférences est que je suis désormais trop vieux pour ce genre de choses. Avoir en face de soi des jeunes qui vous crachent à la figure et vous disent que vous êtes un traître parce que vous critiquez PETA est une expérience très déconcertante mais qui se produit sans arrêt.

    Introduction to Animal Rights est de loin un livre beaucoup plus radical que Animal Liberation. Un des points que j’expose dans cet ouvrage est que les vues de Peter Singer constituent réellement les fondations du nouveau welfarisme. Je pense qu’en partant du principe que tout ce qui diminue la souffrance est quelque chose que nous devons poursuivre – n’importe quelle mesure à laquelle vous pouvez penser ou que je pourrais vous décrire qui réduirait la souffrance -, si cela réduit la souffrance pour un animal, estime Peter, alors vous devez le faire. Fondamentalement, cela signifie que quelque chose se passe et que n'importe quelle campagne welfariste peut toujours être présentée comme une diminution de la souffrance. Je pense que toute la philosophie utilitariste a soutenu la poursuite vaine d’une législation vaine et de réformes juridiques vaines.

    Ce livre est incontestablement plus radical que Animal Liberation. Il va même beaucoup plus loin que The Case for Animal Rights, de Tom Reagan. Selon Tom, pour être détenteur de droits, il faut que vous possédiez un libre arbitre, une autonomie. Mon argument est que la sentience est tout ce dont vous avez besoin pour être membre de la communauté morale. Mon livre va donc beaucoup plus loin que Animal Liberation ou The Case for Animal Rights, mais très peu de groupes en font la promotion parce qu’ils n’aiment pas mes opinions. J’ai encore un plein classeur de lettres datant de 96 et 97, l’époque où j’écrivais Rain Without Thunder, contenant des menaces de mort. [rires]

    C’est très instructif : les seules personnes à m’attaquer davantage que les exploiteurs sont les gens du milieu animal. Ce sont eux qui me critiquent le plus, et le plus personnellement. Les vivisecteurs s’opposent à moi, prétendent que mes idées sont fausses, radicales, extrémistes, qu’elles ne sont pas en phase, ou que je suis socialiste. Ils diront tous des trucs de ce genre. Mais les gens du milieu animal, eux, m’attaqueront personnellement. Ils auront des paroles très dures et utiliseront la violence contre moi. C’est une situation très déconcertante.

    N : Selon vous, de quelle manière devrait s’organiser un forum où ces idées pourraient être débattues afin que le mouvement soit régénéré et ses directions réévaluées ?

    GF : Je souhaiterais avoir une réponse. Pour ma part, je continuerai simplement à faire ce que je fais. Je continuerai d’écrire des livres, de faire des émissions de radio telles que celles-ci ou de télévision, et de participer à des débats dans les universités. Je m’apprête d’ailleurs à donner un discours-programme à l’Université de Richmond à la fin du mois de mars où je me retrouverai en présence des plus importants philosophes d’Amérique du Nord, afin de donner un aperçu de ces questions. En ce qui concerne un mouvement organisé, je n’ai franchement aucun espoir que les discours ou les discussions qui sont les miens… enfin j’entends que si vous dirigez un groupe de droits des animaux, je figurerais certainement à la même place que Dracula sur la liste des gens invités à débattre…

    Les gens de PETA ou du Farm Sanctuary ne sont manifestement pas disposés à discuter ou dialoguer avec moi. Et je trouve ça triste. Je connais Lori et Gene, du Farm Sanctuary, depuis longtemps. Ainsi qu’Ingrid et Alex, Ingrid Newkirk et Alex Pacheco, que j’ai rencontrés lorsque je commençais à m’impliquer dans le mouvement. J’ai été le premier avocat de PETA il y a de très nombreuses années, au début des années 80, quand j’étais beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Ça n’empêche pas que la discussion avec ces personnes est impossible. J’ai essayé mais elles n’étaient pas intéressées.

    Lorsque le Farm Sanctuary s’apprêtait à donner une grande fête en l’honneur de la sortie du film Babe, ils voulaient que j’approuve leur plan et que je vienne faire un discours, etc. J’ai refusé parce que je ne voulais rien avoir à faire avec ça. Je ne veux rien avoir à faire avec un film où les animaux sont utilisés, tués ou blessés. Je me moque de savoir s’il véhicule un message pro-animal, à mes yeux ce serait comme faire un film avec un message pro-femme dans lequel une femme est violée. Je ne soutiendrai jamais ce genre de choses, même s’il fait passer un message positif. En outre je demanderais à ceux qui pensent que Babe véhicule un message tellement formidable pourquoi dans ce cas McDonald’s se l’est immédiatement approprié et a commencé à sortir des Babe Happy Meals. Manifestement, la valeur éducative du film a été quelque peu perdue en route.

    Je me rappelle avoir eu une discussion avec eux et leur avoir dit : « En quoi est-ce réellement différent d’un film sur les droits des femmes où l’on violerait une femme ? » Personne n’avait de réponse, excepté : «  Gary, arrête avec ça. On aimerait juste que tu coopères. » Mais j’ai dit non, que je n’étais pas intéressé pour coopérer. Je ne suis pas un commercial, ça ne m’intéresse pas de participer au business du welfarisme animal. Ni leurs millions de dollars ni leurs campagnes ne m’intéressent. Ce qui m’intéresse, c’est de les faire converger. Ils ne veulent pas que nous convergions, ils ne désirent même pas discuter.

    Friends of Animals est une des rares exceptions à la règle. C’est aussi l’une des rares organisations à être dirigée par une femme, Priscilla Feral, qui prend le féminisme au sérieux. C’est une autre partie du problème : le mouvement n’a jamais reconnu les connexions entre les autres mouvements de justice sociale. Ce qui explique pourquoi vous avez des groupes comme PETA qui créent des slogans aussi profondément stupides que « Je préfère être nue qu’en fourrure »… PETA est allé tellement loin en termes de sexisme... J’avais l’habitude de répéter constamment à Ingrid Newkirk que tant que nous continuerons à traiter les femmes comme des morceaux de viande, nous continuerons à traiter les animaux de la même manière. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai stoppé toute relation avec PETA.

    Il y a des années, quand ils ont commencé avec ce « Plutôt nue que… », je leur ai dit que si nous pensions que le spécisme était une mauvaise chose parce qu’il s’apparentait au racisme et au sexisme, alors nous ne pouvions qu’estimer que le racisme et le sexisme étaient aussi de mauvaises choses, et qu’à partir de là nous ne pouvions les encourager. Or ce genre de campagnes anti-fourrure et certaines autres plus récentes (qui sont à mon avis outrageusement stupides et ridicules) sont très, très sexistes.

    Priscilla Feral du Friends of Animals, cependant, est l’un des rares leaders du mouvement à prendre la question féministe au sérieux. Il y a deux ou trois ans, elle a donné une conférence au cours de laquelle nous avons discuté des connexions entre le féminisme et le mouvement des droits civiques et ce genre de choses. Nous allons bientôt donner une autre conférence, en septembre je crois. Ceux qui sont intéressés peuvent prendre contact avec Friends of Animals et se renseigner. Nous allons débattre de ces questions et des relations qui existent entre le mouvement animaliste et les autres mouvements de justice sociale, et l’activisme de base.

    Si jamais nous devions avoir la chance de voir émerger un vibrant et authentique mouvement, nous devrons faire en sorte que les gens s’ôtent de l’esprit l’idée que l’activisme pour les droits des animaux consiste à sortir son chéquier et à signer des chèques pour tel ou tel groupe. Ce n’est pas de l’activisme. L’activisme, c’est de vous lever de votre fauteuil, de parler à vos voisins et vos amis, de répandre le message et d’essayer de sensibiliser le maximum de gens. D’aller rendre visite aux autres groupes de justice sociale et tenter de les rallier…

    Je passe beaucoup de temps à parler avec, oserai-je le dire, des gens de gauche (j’ai toujours pensé que le mouvement pour les droits des animaux était un mouvement de gauche et qu’il devait en être un) de l’importance de bien voir les connexions. Vous êtes pour la justice sociale et les droits des femmes, mais pourquoi n’êtes-vous pas aussi pour les droits des animaux ? Pourquoi établissez-vous une frontière ? Si vous pensez que ces lignes sont arbitraires en ce qui concerne les humains, pourquoi estimez-vous qu’elles cessent de l’être dès lors qu’on érige des barrières entre les espèces ?

    Si jamais nous voulons avoir un mouvement vibrant et authentique, nous devons absolument venir à bout de l’idée que l’activisme pour les droits des animaux se résume à : laissez-moi prendre mon portefeuille et vous faire un don. Ce n’est pas de l’activisme. Ce qui s’est produit avec l’émergence des grosses organisations est qu’elles ont infantilisé les gens. Elles se présentent en disant : « Nous sommes la grande société et nous savons ce qu’il faut faire. Nous dirigeons des campagnes. Tout ce que vous avez à faire est de venir chaque jeudi soir aux réunions de volontaires et bourrer des enveloppes. Et assurez-vous de signer des chèques à notre intention et veillez à ce que les autres en fassent autant. »

    Pendant ce temps, personne n’apprend aux gens à devenir des éducateurs et des activistes. Je tiens à être très clair sur ce point : je parle d’activités éducatives non violentes. C’est la sorte d’activisme dont je parle. A mon sens, l’éducation est la plus puissante forme d’activisme qui soit, or nous n’avons pas réussi à la mettre en place. En aucun cas nous n’avons formé d’éducateurs pour sortir et informer le public. A la place, nous avons des sociétés commerciales. Nous n’avons pas un mouvement des droits des animaux, nous avons une industrie des droits des animaux. Vous comprenez ?

    N : Mark, notre technicien, est venu nous rejoindre. Il participe quelquefois aux débats et désire vous poser une question.

    Mark (M) : Gary, ce que vous avez dit jusque-là est très réconfortant. Ma vision des choses est très similaire à la vôtre. Je discute pas mal avec ma conjointe de la dérive commerciale du mouvement animaliste.

    Depuis quelque temps, un rassemblement a lieu chaque année à Washington D.C. Il en existe un autre, appelé la « Liberation Conference ». Apparemment c’est censé s’adresser aux jeunes. Il s’agit d’une conférence sur les droits des animaux, et pourtant j’ai eu le sentiment en y allant que c’était parfaitement absurde. J’ai eu l’impression que les intervenants programmés étaient les mêmes que lors des dix années précédentes. Parlant probablement des mêmes choses, ou ajustant légèrement le discours qu’ils avaient déjà donné l’année précédente.

    GF : Faites-vous allusion à AR2002 ?

    M : C’est ça. Si vous pouviez dire ce que vous en pensez... Je retrouve le même problème un peu partout, pas seulement à Washington mais dans beaucoup d’autres rassemblements de ce type. Vous voyez les mêmes intervenants parlant des mêmes choses. Ça arrive même ici avec la foire annuelle de la nourriture végétarienne de Toronto. Pour le dire franchement, je suis très déçu. Cela fait cinq ou dix ans qu’ils invitent les mêmes personnes. On va là-bas pour trouver des sandwiches à la crème glacée vegan bon marché, c’est le seul intérêt, et pas pour aller écouter les gens. Et non seulement ce sont les mêmes intervenants…

    GF : … mais ce sont les mêmes auditeurs. [rires]

    M : Les organisateurs ne font pas porter leurs efforts là où il faudrait. Il y a tellement de gens différents qui réfléchissent à la question animale, et pourtant ils ne font pas le moindre geste pour les contacter. Je me demande vraiment pourquoi. Peut-être qu’ils pensent : « Nos intervenants sont connus, donc ils sont populaires, donc ils attireront du monde. » Quel est votre avis là-dessus ?

    GF : Je suis complètement d’accord avec vous. AR2002 par exemple n’est rien d’autre qu’un rassemblement de célébrités. J’avais l’habitude de m’y rendre dans les années 80 et une partie des années 90, et ensuite j’ai eu une vision de l’enfer qui m’attendait : être condamné à parler éternellement avec les mêmes personnes et devant le même public. Mark, si vous aviez fait le décompte des vegans qui sont intervenus à l’AR2002, vous n’en auriez pas trouvé beaucoup. Fondamentalement, tout ce que vous avez est un assortiment de welfaristes en provenance d’organisations comme HSUS.

    La vérité, c’est que le mouvement/industrie des droits des animaux ne tient pas à faire bouger les choses, parce que s’il voulait vraiment les faire bouger, il commencerait par faire éclater la structure commerciale du nouveau welfarisme. Ce sont de grosses organisations où les gens s’adjugent de très, très gros salaires. Beaucoup de personnes du mouvement des droits des animaux aux Etats-Unis ramassent plus de 100.000 $ en salaires et bénéfices avec lesquels ils épongent une partie de leurs notes de frais et d’autres trucs comme ça. Certaines de ces personnes, à HSUS par exemple, empochent plus de 200.000 $, et certains salaires grimpent jusqu’à plus de 300.000 $ par an. C’est ce qu’on appelle l’establishment. Ça fait longtemps que PETA n’est plus une organisation radicale : désormais, elle fait partie de l’establishment. Dans ces conditions, on comprend que le but de ces organisations n’est pas vraiment de faire bouger les choses.

    Curieusement, il a été récemment découvert que l’organisateur d’AR2002 est un membre éminent d’une organisation pro-SM. J’avais eu une discussion avec lui (il s’appelle Alex Hershaft), au cours de laquelle je lui avais dit : « Alex, il me semble qu’il y a une incohérence réelle et fondamentale à promouvoir d’un côté la non-violence et de l’autre une pornographie sadomasochiste. » Et sa réponse a été que ça n’avait aucun rapport. Je ne crois pas que ça n’ait aucun rapport. Au contraire, je considère que la pornographie, qu’elle soit ou non sadomasochiste, est très comparable au fait de manger de la viande : vous réduisez la personne à des morceaux de corps, et vous les consommez. Vous la niez à travers la consommation des parties de son corps.

    M : Je sais que c’est très à la mode aujourd’hui, mais je dois vraiment avoir une réponse là-dessus. Très brièvement, parce que je ne veux pas faire dévier la discussion. La responsable de ce programme depuis cinq ans s’est prostituée pendant dix ans. Il se trouve que la question des droits des animaux la passionnait. Je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui discutent du SM, de la prostitution, du travail du sexe ou de la pornographie sans vraiment prendre la peine de parler à ceux qui travaillent dans cette industrie.

    GF : Attendez, il se trouve que j’ai déjà beaucoup réfléchi là-dessus. Je suis d’ailleurs en train d’écrire quelque chose sur le sujet. Je ne parle pas de la prostitution, je parle des hommes qui en font la promotion. Je ne parle pas des femmes qui se trouvent dans une situation économique telle que la meilleure manière pour elle d’être indépendantes est de se prostituer. C’est un tout autre sujet, que nous aborderons peut-être dans une autre émission.

    Je suis en train de parler des hommes qui font la promotion de la pornographie. Pour moi, la pornographie soulève de très sérieuses questions. Si nous pensons que la pornographie est compatible avec l’éthique de la non-violence, alors où allons-nous ? Je ne parle pas des femmes qui choisissent de se prostituer, mais de quelque chose de bien différent, à savoir des hommes qui font la promotion de la pornographie et de l’industrie de la pornographie.

    Manifestement, AR2002 est le genre de rassemblement où on ne veut pas que vous veniez parler des relations entre sexisme et spécisme. Si vous organisez une conférence et que vous ne voyez pas ces relations, alors j’imagine que vous n’allez pas être très enthousiasmé à l’idée d’entendre quelqu’un d’autre en discuter. Ces sortes d’événements ont une orientation très réactionnaire, conservatrice, patriarcale et machiste, et ce sont les mêmes personnes qui s’y retrouvent – vous avez parfaitement raison, j’avais coutume d’aller là-bas et effectivement, d’une conférence à l’autre, je voyais toujours les mêmes têtes. J’ai parlé peut-être huit ou neuf fois au rythme de dix ou douze conférences par an, et j’ai vu les mêmes personnes. Je leur demandais : « Vous n’avez rien de mieux à faire que d’aller à ces conférences ? » Et puis j’ai pensé que j’avais moi-même bien mieux à faire.

    Mark, savez-vous ce que j’ai observé quand j’allais là-bas ? Quand je me levais et que je disais : «  L’abolition est essentielle. Nous devons tous nous engager dans l’abolition », le public me réservait une standing ovation. Quand l’intervenant suivant se levait à son tour et déclarait : « Non, nous ne devons pas promouvoir l’abolition. Ça dérangera beaucoup trop de monde. A la place, nous devons nous engager dans la voie réformiste et welfariste », il recevait lui aussi une standing ovation. C’est là que j’ai compris que je me retrouvais avec des gens qui manifestement ne savaient pas ce qu’ils pensaient, et qu’en dépit du fait qu’ils assistaient à maintes conférences ils n’avaient pas pigé le message.

    Ces rassemblements ne sont rien d’autre que des vitrines pour les leaders de l’industrie. Ils ne diffèrent guère des réunions des nababs du commerce qui viennent parler affaires. C’est exactement ce que font ces gens. C’est le genre d’événement où seuls ceux qui font partie du club ont droit au chapitre et qui se radinent avec l’idée qu’ils ne faut pas être trop dans la confrontation, ni trop provocateur, qu’il ne faut pas parler de choses qui risquent d’offenser les gens. Or on ne progresse pas si on passe son temps à avoir peur de choquer les gens. Je ne dis pas qu’il faut se lever et leur crier après, ou les insulter : je suis absolument opposé à cela. Je dis simplement qu’il faut les provoquer, les bousculer dans leurs certitudes afin de les amener à réfléchir à leurs positions morales ainsi qu’aux fondements de ces positions. Si vous ne voulez pas faire ça, alors j’estime que vous perdez votre temps.

    C’est exactement le cas des rassemblements que nous venons d’évoquer. Les mêmes gens s’y retrouvent pour parler des mêmes choses sans intérêt. « Nous devons être bons avec les animaux. » Qui va être en désaccord avec ça ? On ne risque pas grand-chose à le dire. Mais encore une fois, je ne suis pas surpris quand je vois qui organise ce genre de choses et qui ouvre la bouche. Il s’agit d’individus hyper réactionnaires, des gens qui ont généralement des vues très conservatrices. Je me souviens d’une fois où lors d’une de ces conférences j’ai dit à l’organisateur que je désirais aborder la question du socialisme et des droits des animaux. Je voulais parler des relations entre la justice économique et les raisons économiques pour lesquelles nous exploitons les animaux. Il m’a regardé et m’a répondu : « Vous ne pouvez pas parler du socialisme ici. »

    J’ai pensé, waouh, voilà quelque chose de très révélateur. Parce que vous ne pouvez pas bien comprendre l’exploitation animale si vous ne possédez pas des connaissances de base en économie. Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons aux animaux si vous ne savez pas comment fonctionne l’économie capitaliste. Le fait de prétendre que ces domaines excèdent les limites de ce dont on peut parler à propos de la question animale démontre qu’on ne désire pas repenser ces questions.

    L : C’est scandaleux.

    GF : Ça l’est, je suis d’accord avec vous. J’ajouterai juste une chose à propos de ce dont je parlais tout à l’heure : la plupart des lettres de menaces que j’ai reçues au fil des ans sont arrivées après que j’ai protesté contre la campagne « Plutôt nue qu’en fourrure ». Les gens qui m’écrivaient, dont beaucoup étaient des femmes, me disaient notamment : « Si des femmes montrent leur corps, où est le problème ? » Ce qui bien sûr omettait le point essentiel, à savoir qu’il existe des liens très forts entre sexisme et spécisme, et avec le fait que nous vivons dans une société où la violence est devenue érotique. Il ne s’agit pas juste de pornographie sadomasochiste : la violence, désormais, est érotisée. Quand vous évoluez dans une culture où la violence est érotisée, cela devient très difficile de briser les systèmes d’exploitation qui affectent les humains et les nonhumains.

    L : Gary, je dois malheureusement vous interrompre. L’heure est bientôt écoulée. Ç’a été fantastique de parler avec vous.

    N : Merci Gary, nous avons passé un moment excellent. Vous avez l’énergie communicative, et nous pourrions parler ainsi pendant des heures. J’avais encore beaucoup de questions à vous poser, mais nous devons nous arrêter là. Merci d’avoir écouté Animal Voices.

    GF : Merci à vous de m’avoir invité.

    1 Par « welfarisme », il faut entendre tout ce qui a trait aux mesures de bien-être animal. Cette attitude réglementariste entre en opposition fondamentale avec la philosophie de Gary Francione qui, elle, vise à l’abolition totale et absolue de l’exploitation des animaux nonhumains (NdT).

    (Traduction Méryl Pinque)

  • Armand Farrachi : "Pitié pour la condition animale"

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    « La tragédie du jour suivant, écrivait Edward Gibbon (1) à propos des spectacles romains, consista dans un massacre de cent lions, d’autant de lionnes, de deux cents léopards et de trois cents ours. » Le temps de ces spectacles odieux est révolu (même si divers combats de coqs ou de taureaux font penser qu’on pourrait encore remplir un cirque avec des amateurs de sang).

    Mais la vérité, si l’on consent à la regarder en face, est que notre société fait preuve d’une plus grande et plus secrète cruauté. Aucune civilisation n’a jamais infligé d’aussi dures souffrances aux animaux que la nôtre, au nom de la production rationnelle « au coût le plus bas ». Pour sept cents fauves massacrés un jour de fête dans l’Empire romain, ce sont des millions d’animaux que nos sociétés condamnent à un long martyre.

    Par Armand Farrachi

    N’ayons pas peur des mots : la France est couverte de camps de concentration et de salles de torture. Des convois de l’horreur la sillonnent à tout instant et en tous sens. Pour cause d’élevage intensif, les fermes, devenues des « exploitations », se sont reconverties en centres de détention à régime sévère, et les « fillettes » de Louis XI passeraient pour de véritables hangars face aux dispositifs où l’on enferme des créatures que la nature avait conçues pour la lumière, pour le mouvement et pour l’espace.

    En France, 50 millions de poules pondeuses -à qui l’on a souvent tranché le bec au fer rouge- sont incarcérées à vie dans des cages minuscules où elles ne peuvent ni dormir ni étendre les ailes, mais seulement absorber une nourriture éventuellement issue de fosses septiques et de boues d’épuration... Les truies sont sanglées jour et nuit dans des stalles qui leur interdisent toute espèce de mouvement, et ce pendant deux ans et demi... Des veaux de 145 kg sont enchaînés dans l’obscurité en cases de 0,81 m... Des poulets, dits « de chair », ont les flancs si hypertrophiés que leurs os ne les portent plus et qu’il leur est impossible de se déplacer.

    Au moyen d’un tube de 40 centimètres enfoncé dans l’oesophage, des appareils pneumatiques font avaler chaque jour 3 kilos de maïs brûlant (l’équivalent de 15 kilos pour un humain) à des canards et à des oies immobilisés dans des « cercueils » grillagés, puisque, de toute façon, ils ne peuvent plus se tenir debout. Pour finir cette existence qui a surtout le mérite d’être brève, beaucoup seront transportés dans des conditions effroyables, entassés sans nourriture, sans soins, sans eau, au cours de voyages proprement étouffants, interminables et souvent fatals. Qui a vu cela ne l’oublie plus jamais.

    En Chine, où il est courant d’ébouillanter et d’écorcher vifs les animaux, des ours sauvages sont enfermés jusqu’à ce que mort s’ensuive dans des cages où ils ne peuvent pas même s’asseoir et où ils perdent jusqu’à l’usage de leurs membres. Une sonde est en permanence enfoncée dans leur foie pour y prélever la bile, utilisée en médecine traditionnelle. En Occident, la « communauté scientifique » fignole des animaux d’un genre nouveau : sans poils ni plumes ni graisse, aveugles et dotés de quatre cuisses, manifestement conçus pour le bonheur au grand air ! Il serait long, et pénible, de multiplier les exemples.

    Pour ces millions, pour ces milliards d’animaux, le simple fait de vivre, depuis la naissance jusqu’à la mort, est un supplice de chaque seconde, et ces régimes épouvantables leur sont infligés pour des raisons si mesquines qu’on a peine à croire que des êtres humains puissent s’en prévaloir sans honte : une chair plus blanche, quelques centimes gagnés sur un oeuf, un peu de muscle en plus autour de l’os. « Cruelles friandises », disait Plutarque (2).

    Quant aux animaux sauvages, pour n’en dire qu’un mot, on se doute qu’ils ne sont guère épargnés par le piège, le fusil, le poison, le trafic, la pollution ou la destruction de leur habitat. 8 500 espèces de vertébrés sont menacées d’extinction à court terme. L’homme est seul responsable de cette extermination qui ne peut être comparée qu’aux extinctions massives du mésozoïque. Au Cameroun, les grands singes sont actuellement victimes de ce qui mérite pleinement d’être appelé une destruction systématique, comparable à une sorte de génocide. Et, dans le domaine de la protection des animaux sauvages, ce n’est certes pas la France qui pourra donner des leçons, elle qui montre tant de zèle à légaliser le braconnage.

    On a vu récemment de monstrueuses hécatombes (3), de terribles holocaustes (4) où les animaux étaient non pas « euthanasiés », comme on le dit pudiquement, mais massacrés et brûlés par milliers, par millions en Grande-Bretagne, victimes d’une maladie le plus souvent sans réelle gravité (la fièvre aphteuse), mais coupables de gêner le commerce et de déprécier la marchandise. Il faut d’ailleurs savoir que les abattages continuent après l’épizootie et que 450 000 vaches saines sont actuellement sacrifiées en France à « l’assainissement du marché ».

    Ce traitement, déjà révoltant quand il s’agit de lait ou de choux-fleurs, est-il admissible sur des êtres sensibles, affectueux et craintifs, et qui ne demandent qu’à vivre ? Rares ont été les professionnels qui se sont plaints d’autre chose que du montant ou de la rapidité de versement des primes au moyen desquelles on s’acharne à maintenir coûte que coûte une agriculture de cauchemar : un système d’indemnités après sinistre, une prime à la torture et à la pollution ? Qui n’a pensé aux pires horreurs médiévales en voyant ces crémations en masse, ces charniers remplis à la pelleteuse ? A quelle horreur veut-on nous préparer en appelant « sensiblerie » ou « zoophilie » toute compassion à l’égard de la condition animale ?

    Ces condamnés sans langage

    Les sentiments et les affaires n’ont jamais fait bon ménage, mais il semble quand même qu’on ait franchi les limites du supportable. Un producteur fait-il encore la différence entre une créature qui souffre et un objet manufacturé, quand il appelle un veau « le produit de la vache » ? Et alors qu’on entend de plus en plus souvent parler d’« organes vitaux » pour les voitures et de « pièces détachées » pour les corps ?

    Il est vrai que partout des hommes, des femmes, des enfants sont victimes de l’injustice, de l’arbitraire, de la misère ou de mauvais traitements, que l’humiliation du prochain est un principe universel, que trop d’innocents croupissent en prison. Mais les souffrances s’additionnent sans s’exclure. « Dans le combat pour la vie, écrit Raoul Vanegeim, tout est prioritaire. » Peut-on être heureux quand on sait que d’autres êtres vivants, quels qu’ils soient, gémissent ?

    Ceux que la souffrance animale laisse indifférents, fait sourire ou hausser les épaules au nom des « priorités » devraient se demander si leur réaction ne ressemble pas à celle des adeptes de l’inégalité, partisans de l’esclavage jusqu’au début du XIXe siècle, ou des adversaires du vote des femmes voilà à peine plus de cinquante ans. Au Cambodge, au Rwanda, dans les Balkans et ailleurs, n’a-t-on pas fait valoir également une « priorité » entre les plus proches voisins de nationalité, de religion, de « race » ou de sexe pour renvoyer les victimes à l’étrangeté, et si possible à l’animalité, afin de les éliminer plus facilement ?

    Notre compassion est-elle si limitée qu’il faille établir des hiérarchies subjectives entre ceux qui méritent d’être sauvés en premier lieu, puis en second, puis plus du tout ? Faudra-t-il attendre qu’il n’y ait plus un seul Européen dans le malheur avant de se soucier des Africains, ou que tous les humains soient comblés pour s’occuper des animaux ? A quel odieux « choix de Sophie » serions-nous alors sans cesse confrontés ?

    Claude Lévi-Strauss a écrit : « L’homme occidental ne peut-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt que né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ? (...) L’unique espoir pour chacun d’entre nous de n’être pas traité en bête par ses semblables est que tous ses semblables, lui le premier, s’éprouvent immédiatement comme des êtres souffrants. »

    Au risque de choquer, demandons-le franchement : pourquoi les hommes auraient-ils le droit de se conduire avec les non-humains comme des barbares avec des innocents, et faudra-t-il toujours être l’inquisiteur, le démon, l’esclavagiste ou l’oppresseur d’un autre ? Quelle vie est a priori méprisable ? Tant que certains se croiront autorisés à maltraiter un être sensible parce qu’il porte des cornes ou des plumes, nul ne sera à l’abri.

    La cause des animaux a beaucoup avancé, dans les faits comme dans les mentalités. Rien qu’en France, des dizaines d’associations la défendent, et jamais elle n’a rassemblé dans le monde autant de militants. Quatre-vingt-dix pour cent des Français se déclarent prêts à payer 15 centimes de plus un oeuf de poule libre. Même la législation évolue. Mais peu, et lentement. Et les phénomènes d’extinction massive et d’élevage intensif rattrapent vite les quelques avancées, non pour des motifs sentimentaux ou philosophiques (car l’opinion s’indigne sincèrement des brutalités envers les animaux), mais, encore une fois, pour cette même raison économique, qui s’oppose obstinément à la sensibilité individuelle.

    Aux innombrables condamnés sans langage qui espèrent de nous des gestes qui ne viendront pas, nous n’avons à offrir que de bien piètres signes. On ne s’attend pas à ce que les Français deviennent tous végétariens ni, comme certains le demandent, que les droits humains soient étendus au singe. Mais quelle honte y aurait-il à faire un pas dans le sens de la compassion, à créer par exemple un secrétariat d’Etat à la condition animale comme il y en a un à l’économie solidaire ?

    La Belgique n’a pas craint de le faire. La Pologne a renoncé au gavage ; la Grande-Bretagne envisage d’interdire la chasse à courre. Malgré sa politique agricole, l’Europe s’est déjà timidement mais réellement penchée sur la question de l’élevage, de la chasse, de l’expérimentation et du bien-être. Tôt ou tard, on s’indignera massivement que des hommes aient pu torturer des animaux, même pour des raisons économiques, comme on s’indigne aujourd’hui des massacres romains, des bûchers, du chevalet et de la roue. N’est-il pas préférable que le plus tôt soit le mieux ?

    Armand Farrachi

    Ecrivain et essayiste, auteur, entre autres, de : Les Ennemis de la terre, Exils, Paris, 1999 ; Les poules préfèrent les cages, Albin Michel, Paris, 2000.

    (1) Edward Gibbon (1737-1794), historien anglais, auteur en particulier d’un livre très célèbre : Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, en 1776.

    (2) Plutarque (49-125), biographe et moraliste grec, auteur en particulier des Vies parallèles.

    (3) Du grec hékatombé qui veut dire : « sacrifice de cent (hékaton) boeufs (bous) ».

    (4) Du grec holocaustum, « brûlé tout entier ».

    Voir l’encadré sur les associations protectrices des animaux.

    Animal, Idées

    Édition imprimée — août 2001 — Page 21

    http://www.monde-diplomatique.fr/2001/08/FARRACHI/15543

  • Afrique : les animaux victimes

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    Le gouvernement kényan cherche à maintenir l’équilibre entre les diverses acti vités exercées dans la zone de Mara, et en accordant une attention particulière au tourisme. Pour compenser le « manque à gagner » dont sont victimes les Masaïs, différents mécanismes de correction ont été envisagés.

    Les fermes d’animaux sauvages (crocodiles, autruches...) se révélant rentables, le Kenya Wildlife Service (KWS) permet à une trentaine de ranchs d’exploiter directement ces animaux (par un abattage en principe contrôlé). La reprise de la chasse professionnelle (ou « sportive »), elle, provoque une polémique. Interdite en 1977, après plusieurs années de braconnage intense, elle est légale en Tanzanie et dans plusieurs pays d’Afrique australe. Au Kenya, plusieurs voix s’élèvent pour qu’elle soit à nouveau autorisée, cette activité étant susceptible de générer de 12 à 20 millions de dollars par an. Mais les risques de débordement sont réels.

    Directrice du David Sheldrick Wildlife Trust, Mme Daphne Sheldrick, grande figure de la protection animalière, constate que « la population a faim. Si quelqu’un voit un animal sur sa terre, il ne va pas s’interroger sur des quotas, parce que le lendemain, cet animal sera sur les terres du voisin. Le marché de la viande de brousse a détruit la faune sauvage d’Afrique de l’Ouest. Pourquoi les choses seraient-elles différentes en Afrique de l’Est (1) ? ». Dans le parc national du Serengeti, en Tanzanie, 200 000 animaux sauvages sont ainsi tués illégalement tous les ans. Tout laisse à penser que le braconnage persiste aussi dans la zone de Mara.

    « Les contrôles sont difficiles à mettre en oeuvre, et l’exemple de la Tanzanie nous incite à la prudence, souligne M. Nehemiah Rotich. Dans ce pays, les animaux les plus valorisés, les plus beaux, les grands reproducteurs, sont tués, au détriment de l’équilibre démographique des espèces. Les populations chassées, celles des éléphants par exemple, ont tendance à fuir leurs zones habituelles, et, pour le tourisme, c’est très mauvais. Je crois beaucoup plus à des solutions concertées avec les propriétaires des terres. »

    Le KWS poursuit depuis plusieurs années une telle concertation (octroi de prêts à ceux qui tolèrent réellement cette faune sur leurs terres, allant de pair avec une incitation à développer le tourisme). Il perçoit aussi une fraction des droits d’entrée dans la réserve et la redistribue aux ranchs. La Banque mondiale préconise des solutions similaires (2). Autre approche, le gouvernement kényan ou le KWS pourraient louer aux Masaïs une partie des terres pour la conservation de la faune ; en retour, ceux-ci s’engageraient à limiter l’agriculture et l’élevage dans les zones considérées (3).

    D’autres projets se réclament du zonage, comme celui du ranch de Koyaki, Lemek et Ol Chorro Orogwa, en association avec le Comité pour la gestion de Masaï Mara. Il est coordonné par l’African Conservation Centre. Selon Mme Helen Gichohi, « il s’agit de créer plusieurs zones réservées sur ces ranchs : pour le bétail, l’agriculture, la faune sauvage... Il faudra aussi ouvrir des points d’eau et favoriser les inspections vétérinaires. Il s’agit enfin de susciter des activités touristiques plus soucieuses de l’environnement, qui n’aillent pas dans le sens des excès actuels ». L’avenir dira si l’on peut concilier un système de zonage avec les déplacements fréquents des animaux.

    Alain Zecchini (journaliste scientifique)

    Alimentation, Animal, Kenya

    (1) Financial Times, Londres, 29 janvier 2000.

    (2) P. V. Byrne, C. Stanbo et J.-G. Grootenhuis, « The Economics of Living with Wildlife in Kenya », Banque mondiale, Washington, 1996.

    (3) Michael Norton-Griffiths, « Economic... », op.cit. ci-contre

    Édition imprimée — novembre 2000 — Page 27

    http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/ZECCHINI/14466

  • TREBES : 250 moutons et chèvres retirés à leur propriétaire pour maltraitance

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    Le troupeau, 250 moutons et chèvres, privés de soins et très mal nourris, survivait dans une saleté patente.

    Les services vétérinaires, alertés par les riverains de Millegrand et la fondation Bardot, ont mis fin hier au calvaire des bêtes en évacuant la totalité du troupeau.

    250 moutons, brebis, chèvres et chevrots vivaient dans une bergerie où le fumier s'entassait à hauteur d'homme.

    Incommodés par les odeurs et les mouches, incroyablement nombreuses en cette saison, les résidents du domaine Millegrand ont permis de mettre fin aux privations et à la maltraitance que subissait le troupeau depuis plus d'un an.

    La fondation Bardot alertée

    En présence de Mmes Nanou Andrieu et Dimur, bénévoles de la fondation Brigitte Bardot, la brigade de gendarmerie de Trébes a fait procéder hier à l'enlèvement du troupeau, sur décision de justice.

    Mme Ouradou, représentante des services vétérinaires s'est livrée à un premier diagnostic.

    Très peu nourries et sans soins, pratiquement toutes les bêtes présentaient des plaies.

    Atteintes de la gale du mouton et de la teigne, elles perdaient leur laine en abondance.

    A l'intérieur de la bergerie, plusieurs cadavres de moutons attestaient des méthodes peu scrupuleuses de l'éleveur.

    Le troupeau va être confié à un tiers qui aura la charge de le soigner afin d'éviter l'abattage.

    Des abattages clandestins

    Par ailleurs, la gendarmerie a découvert jouxtant la bergerie, un atelier d'abattage clandestin et non loin de la bergerie, un lopin de terre servant de charnier.

    A l'origine de cette histoire, une relation conflictuelle entre le locataire des lieux (propriétaire du troupeau) qui voulait que le propriétaire du domaine de Millegrand prenne le défumage à sa charge.

    C'est l'enlisement de la situation qui a conduit la gendarmerie et les services vétérinaires à faire appliquer la décision de justice.

    Dès demain, le propriétaire du domaine en collaboration avec les services techniques de la mairie vont devoir s'atteler à la lourde tâche de défumage des locaux.

    http://www.ladepeche.fr/article/2000/03/30/86766-Le-troupeau-survivait-sans-soins-et-tres-mal-nourri.html

  • Florence Burgat : "Du droit absolu de l'homme sur l'animal"

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    "Tout ce que les nazis ont fait aux juifs, nous le faisons aux animaux. Nos petits-enfants nous demanderont un jour : où étiez-vous pendant l’Holocauste des animaux ? Qu’avez-vous fait contre ces horribles crimes ? Nous ne serons pas capables alors de donner la même excuse une seconde fois, que nous ne savions pas."

    Helmut F. Kaplan

    ________ 

    Des récents travaux universitaires consacrés au statut des animaux en Occident, trois feront date. Et d’abord l’important volume dirigé par Boris Cyrulnik (1), qui réunit une cinquantaine de contributions relevant de disciplines variées (histoire, philosophie, anthropologie, éthologie, psychiatrie, neurobiologie, médecine vétérinaire), et constitue un état des connaissances et des interrogations sur l’animalité et sur la condition des animaux dans le monde moderne.

    En une vingtaine de sections sont analysés le rôle des animaux dans l’humanisation, la honte des origines animales de l’homme, le psychisme animal (l’intelligence, la folie, le langage, les interdits), l’histoire naturelle et l’évolution, l’emprise technologique sur les animaux, leur exploitation symbolique et économique, leur compagnie, les figures de l’animal dans les religions.

    Les éclairages portent autant sur les modes de relation entre humains et animaux que sur les représentations de l’animal dans les différentes sciences. Des positions très diverses s’expriment, donnant à l’ensemble une grande originalité.

    De plus, aux côtés de contributions de fond, une large place est laissée à des extraits littéraires et philosophiques. Cette vaste entreprise fait apparaître sur quels plans se déplacent les frontières entre humanité et animalité.

    À cet égard, Le Silence des bêtes, d’Elisabeth de Fontenay (2), constitue un événement philosophique majeur, puisque c’est à travers le prisme de l’animalité qu’est relu l’ensemble du corpus occidental, des présocratiques aux penseurs contemporains.

    On y retrouve, rassemblées et passées au crible d’une analyse serrée, les multiples discussions sur le statut de l’animalité : les métamorphoses et la métempsycose ; le sacrifice animal ; les querelles autour de l’âme des bêtes ; la justification du mal, s’agissant d’êtres souffrants et innocents à la fois ; l’histoire des critères de distinction de l’humain, dont la raison, la capacité à passer un contrat et à écrire des lois, la possession d’une conscience de soi, l’accès à un monde.

    Cette question ne fait qu’une avec celle du propre de l’homme, dans la mesure où l’appropriation des animaux procède de l’affirmation d’une qualité intellectuelle ou morale distinctive, dont résulterait un droit absolu sur le reste des vivants.

    C’est la reconduction de ce dispositif, de Platon à Levinas, qu’analyse Elisabeth de Fontenay, en se demandant pourquoi on n’en peut sortir. Face à une conception d’un droit fondé sur des performances, philosophes et écrivains ont, d’âge en âge, fait prévaloir la capacité à souffrir, et montré que c’est dans cette même vulnérabilité que s’ajointent le sort des hommes et celui des animaux.

    Ce décentrement de la raison vers la sensibilité, pour octroyer des droits naturels, constitue la voie pour laquelle opte l’auteur. Sa critique de l’humanisme métaphysique, présente dans d’autres de ses écrits, est indissociable de sa reformulation du propre de l’homme : en finir avec l’arrogance et l’hégémonie du sujet raisonnable et parlant, c’est aussi en finir avec le risque d’exclure ceux des humains qui, par accident, sont dépourvus de ces qualités de raison et de parole.

    Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident,d’Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier (3), illustre et prolonge la démonstration philosophique. Cette solide étude décrit et analyse, sur une période de cinq siècles, les modes d’appropriation de la faune sauvage : de la passion des collections et des cabinets de curiosité à la volonté de maîtriser la nature, qui s’affirme comme fin en soi au XIXe siècle en Europe, pour afficher aujourd’hui un désir, en vérité fallacieux, de vie sauvage.

    La constitution d’un immense empire colonial permet une intensification de la capture des animaux exotiques : d’abord par la chasse qui, voulant débarrasser les territoires colonisés de leur faune, connaît une ampleur sans pareille, encouragée par le mythe du héros blanc et dompteur du sauvage ; ensuite par trois activités qui vont de pair : le zoo, l’acclimatation et le dressage des bêtes pour le cirque et les ménageries ambulantes.

    Et c’est dans un même mouvement que les exhibitions ethniques se développent dans les zoos à la fin du siècle dernier, parquant des Lapons, des Africains, des Chinois et des Indiens... Les auteurs ont effectué un travail considérable sur la condition des animaux durant les transports, à partir des données fournies par les marchands, et dans les zoos, à partir des archives du Muséum national d’histoire naturelle et du zoo de Vincennes.

    Ils ont ainsi pu mettre en évidence, à l’aide de comptages précis, qu’un animal vivant au zoo nécessite la mort de dix de ses congénères, et que l’espoir de vie des animaux de la Ménagerie de Paris en 1859 est identique à celui des animaux du zoo de Vincennes en 1985 ! Outre une histoire des mentalités et des représentations de l’animal sauvage ou exotique, c’est aussi, avec nombre de parallèles, celle du rapport de l’Occident aux autres peuples que les auteurs dessinent.

    Florence Burgat

    Notes :

    1) Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, sous la direction de Boris Cyrulnik, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1998, 1 540 pages.

    2) Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, Paris, 1998, 784 pages.

    3) Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle), La Découverte, Paris, 1998, 294 pages.

    Article paru dans Le Monde diplomatique, février 1999, p. 31.