"Pornographie : de la liberté à la servitude sexuelle", par Yves-Charles Zarca
La pornographie est l’exhibition et la mise en scène de corps ou de parties des corps dans l’exercice d’actes sexuels, principalement en vue de produire une excitation d’un tiers spectateur.
La posture du tiers voyeur est évidemment essentielle.
La pornographie se trouve ainsi prise entre un hyperréalisme des gestes et des actes exercés (pénétration, fellation, sodomie, zoophilie, etc.) et la représentation pour le tiers.
Elle est une étrange hyperréalité qui n’existerait pas sans le voyant virtuel et réel.
La scène pornographique des corps diversement saisis, agencés, superposés, pénétrés, c’est-à-dire marqués, ne relève nullement de la comédie.
Elle ne connaît pas le paradoxe de l’être et du ne-pas-être qui fait le comédien, parce qu’il n’y a pas de comédien sur cette scène.
Il y a certes de la simulation des gestes, des postures et des expressions du plaisir, mais cette simulation n’a rien à voir avec la comédie : elle est la transformation du réel en hyper-réel ou, plus exactement, la négation du réel dans l’hyper-réel [1].
Simulation de l’excitation ; brutalité des postures, des gestes et des mouvements.
Mais cette définition de la pornographie est insuffisante.
On n’y a souligné que le marquage des corps, la simulation du plaisir et la posture du tiers. Il manque une dimension décisive : la domination.
La pornographie est la sexualité réduite au sexe comme vecteur d’un rapport de domination/soumission.
Précisons : la sexualité n’est pas uniquement le sexe [2].
Elle est aussi une histoire consciente et inconsciente où se jouent des relations entre le désir et l’interdit, la rencontre et la perte, le plaisir et la loi, le rêve et la réalité, l’amour et la mort. Elle est encore une part d’imaginaire qui constitue une dimension de sa réalité.
Elle est intimité et retrait.
Elle est également langage : non seulement paroles qui la disent ou la font, mais aussi paroles qui traversent les paroles ordinaires d’information ou d’usage pour les surdéterminer érotiquement.
Cela veut dire que la sexualité se fixe, s’éprouve et s’atteint dans le rapport à l’autre, même s’il s’agit d’un autre manquant : rencontre, attente, séduction, consentement ou refus, etc.
En somme, la sexualité, c’est la subjectivité, où il y va d’un rapport à soi dans le désir ou l’aversion, le plaisir ou la peine, l’aveu ou le déni.
Ce n’est pas un hasard si l’histoire de la sexualité de Michel Foucault s’est déployée en une réflexion sur l’usage des plaisirs et le souci de soi pour aboutir à une herméneutique du sujet.
Le sexe, c’est autre chose.
Partie des corps, déplacement des corps, imbrication des corps, excitation des corps... et, pourquoi pas, mutilation des corps.
Le sexe n’est pas subjectif [3]. Il est essentiellement physique et, pour cette raison même, susceptible d’être exhibé, photographié, filmé dessus, dessous, dedans, à côté.
Le sexe ne connaît pas l’altérité.
Il ne connaît que le nombre : 1, 2, 3, 10, 20, 40, etc.
Il s’excite par des gestes spécifiques ou des images et se dé-existe.
Les limites du sexe sont des limites physiques : l’épuisement, la répugnance.
Il y a des performances sexuelles comme il y a des performances sportives.
Les premières peuvent être diversement représentées comme les secondes.
La pornographie est directement liée à cette représentabilité du sexe.
Elle veut donner à voir tout le visible, ce que l’on peut voir ordinairement, et surtout ce qui échappe à cette vision ordinaire.
Ne rien manquer de l’acte sexuel, rendre sa transparence au sexe, serait sa devise.
Le sexe sans rapport à soi, sans intimité, sans sujet, c’est cela l’objet de la pornographie.
Mais les actes sexuels seraient tout à fait insuffisants, s’ils n’enveloppaient autre chose : une relation de domination et une jouissance du pouvoir.
Ainsi la sexualité est-elle prise entre deux dispositifs : celui de la subjectivité et celui du pouvoir.
La référence à Foucault au sujet de la subjectivité doit évidemment se doubler d’une seconde référence au même Foucault sur le pouvoir.
La première phase de son histoire de la sexualité, La volonté de savoir, est un traité du pouvoir.
Mais on ne saurait se contenter de dire que le pouvoir assujettit et que c’est dans cet assujettissement que le sujet se forme.
Du reste, Foucault, qui s’était arrêté d’abord sur cette idée, l’a ensuite remise en question.
Le sujet, la subjectivité ne sauraient être définis comme le produit de l’efficience du pouvoir, même lorsqu’on les considère non comme des formes permanentes mais dans leur histoire.
L’herméneutique du sujet chez Foucault est une réflexion sur l’autoconstitution historique du sujet [4]. Pour ma part, je dirai que le lieu d’exercice du pouvoir est celui où la subjectivité s’absente ou se destitue (se résigne).
Ce que montrait déjà Hobbes, le plus grand penseur du pouvoir : la subjectivité, c’est la résistance.
Mais c’est une autre histoire.
Les deux dispositifs de la sexualité : subjectivité et pouvoir, ne sont pas absolument distincts.
On ne saurait définir, autrement que comme des cas limites, d’un côté une relation purement érotique et de l’autre une relation de domination.
La relation amoureuse par exemple comporte les deux dimensions selon des proportions diverses : elle est pour une part effusion des subjectivités et pour une part affrontement.
Or la pornographie représente précisément ce cas limite où la domination prévaut à l’exclusion de toute subjectivité.
La jouissance pornographique est une jouissance du pouvoir dont le vecteur ou l’instrument est le sexe (masculin, ce qui ne veut pas dire nécessairement celui d’un homme) et dont le lieu d’application est également le sexe (féminin, ce qui ne veut pas dire nécessairement celui d’une femme).
Le corps est en effet le lieu où le pouvoir peut se manifester ou s’exercer : attitudes de soumission, d’humiliation, d’entière disponibilité à la volonté d’un ou plusieurs maîtres, expressions d’acceptation de cette infériorité et du plaisir éprouvé à un tel ravalement.
Le corps peut être l’objet d’une maîtrise dont ne sont aucunement susceptibles l’esprit, la pensée ou la croyance qui échappent à toute maîtrise externe : on peut obliger quelqu’un à obéir ou à se soumettre, mais non à croire ce que l’on veut qu’il croie.
C’est le sexe qui est le lieu privilégié dans le corps-lieu où le pouvoir s’exerce : le lieu des marquages du corps.
Comme la jouissance pornographique est une jouissance du pouvoir, il s’ensuit deux conséquences :
1 / l’objet de cette domination peut être, en principe, indifféremment une femme, un enfant, un homme voire un animal.Mais c’est bien sûr le corps de la femme qui a été traditionnellement le lieu de marquage du pouvoir ;
2 / Les lieux corporels de marquage sont multiples ; le sexe est, je l’ai dit, le lieu privilégié, mais il peut y en avoir d’autres : blessures, mutilations, infirmités diverses peuvent servir de substituts sexualisés [5].
La pornographie s’étend ainsi, au-delà des actes sexuels proprement dits, à des tortures, des sévices de toutes sortes, jusqu’à... la mort en direct, comme dans les snuff movies. C’est en ce sens et en ce sens seulement que la sexualité est mortifère.
Que reste-t-il des délires sur la libération pornographique qui aurait eu pour effet de nous arracher à deux mille ans d’hypocrisie morale et religieuse ?
Que reste-t-il du mythe du libre consentement des « acteurs » porno ?
Rien, ou plutôt rien d’autre que la servitude volontaire que l’on donne pour de la libre adhésion.
Que reste-t-il du sentiment de liberté du moi dans l’usage et le maniement sexuel (par d’autres) de son corps entièrement maîtrisé ?
Un sujet vide et un corps nu, qui n’est plus un corps propre (mon corps), mais un corps-objet, sans doute vivant, mais si peu.
Il faudrait retracer le cheminement qui, dans le rapport occidental à la sexualité, a rendu possible cette réduction du corps à un lieu de marquage du pouvoir et qui, aujourd’hui, se diffuse à travers l’industrie pornographique partout dans le monde, et à travers toutes les générations.
Il ne m’est pas possible de le faire ici.
Ce serait pourtant indispensable pour comprendre ce que d’autres excès et d’autres terreurs symétriques nous disent dans d’autres civilisations : la femme soumise au voile, interdite sous prétexte de pudeur.
Les modes de marquage des corps sont susceptibles de nous apprendre beaucoup de choses sur l’histoire du pouvoir, en Occident comme ailleurs.
Ici et maintenant, nous sommes loin de l’idéologie de la libération sexuelle des années 1970 : plutôt dans la servitude sexuelle ; pis, dans la destruction pornographique de la sexualité.
NOTES
[1] Cf. ci-dessous l’étude de Michela Marzano, « La pornographie et l’escalade des pratiques : corps, violence et réalité ».
[2] Cf. Patrick Baudry, La pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997 ; Pocket, 2001, p. 13 sq.
[3] Cf., ci-dessous, l’étude de Lubomira Radoilska, « La sexualité à mi-chemin entre l’intimité et le grand public », et celle de Pascale Molinier, « La pornographie “en situation” ».
[4] Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, (Cours au Collège de France, 1981-1982), Paris, Gallimard-Le Seuil, 2000.
[5] Cf. ci-dessous l’article d’Alain Giami, « Pornographie et handicap ».
http://www.cairn.info/revue-cites-2003-3-page-3.htm
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Yves Charles Zarka, Directeur de recherche au CNRS où il dirige le Centre d’histoire de la philosophie moderne et le Centre Thomas-Hobbes.
Il enseigne également la philosophie politique moderne et contemporaine à l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne.
Il est notamment l’auteur de : La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique (Paris, Vrin, 1987 ; 2e éd., 1999) ; Hobbes et la pensée politique moderne (Paris, PUF, 1995 ; 2e éd., 2001) ; Philosophie et politique à l’âge classique (Paris, PUF, 1998) ; La questione del fondamento nelle dottrine moderne del diritto naturale (Naples, Editoriale Scientifica, 2000) ; L’autre voie de la subjectivité (Paris, Beauchesne, 2000) ; Figures du pouvoir : études de philosophie politique de Machiavel à Foucault (Paris, PUF, 2001 ; 3e éd., 2001) ; Quel avenir pour Israël ? (en collab. avec S. Ben-Ami et al., Paris, PUF, 2001, 2e éd. en poche, « Pluriel », 2002) ; Hobbes. The Amsterdam Debate (débat avec Q. Skinner), Olms, 2001. Il a, également, récemment publié : Raison et déraison d’État (Paris, PUF, 1994) ; Jean Bodin : nature, histoire, droit et politique (Paris, PUF, 1996) ; Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne (Paris, PUF, 1999) ; Comment écrire l’histoire de la philosophie ? (Paris, PUF, 2001) ; Machiavel, le Prince ou le nouvel art politique (Paris, PUF, 2001) ; Penser la souveraineté (2 vol.), Pise-Paris, Vrin, 2002, Les fondements philosophiques de la tolérance (3 vol.), Paris, PUF, 2002.