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  • Francione vs Singer : "Le « luxe » de la mort" (Gary Francione)

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    George W. Bellows, Boxing, 1901

    Dans mon commentaire de la semaine dernière, je mentionnais que la The Vegan Society avait publié des interviews de Peter Singer, de Tom Regan et de moi-même dans son magasine The Vegan. À l’occasion de son entrevue, Singer affirmait :

    Pour éviter d’infliger de la souffrance aux animaux − nous devons drastiquement diminuer notre consommation de produits d’origine animale.
    Mais est-ce que cela signifie un monde végan ? Ce serait une solution, mais pas nécessairement la seule.
    Si c’est l’imposition de souffrance qui nous préoccupe, plutôt que la mort, alors je peux aussi imaginer un monde dans lequel les gens mangent principalement des végétaux, mais s’offrent occasionnellement le luxe de manger des œufs provenant de poules « en liberté », ou même possiblement la viande d’animaux qui ont vécu de bonnes vies dans des conditions naturelles pour leur espèce, et sont ensuite tués humainement sur la ferme. (The Vegan, Automne 2006)

    À l’occasion d’une entrevue accordée au Mother Jones en mai 2006, Singer énonçait :

    Il y a une petite marge de manœuvre pour l’indulgence dans toutes nos vies.
    Je connais certaines personnes qui sont véganes à la maison mais qui, lorsqu’elles se trouvent dans un restaurant haut de gamme, s’offrent le luxe de ne pas être véganes pour la soirée.
    Je ne vois là rien de vraiment mal.
    Je ne mange pas de viande. Je suis végétarien depuis 1971. Je suis graduellement devenu de plus en plus végan.
    Je suis largement végan, mais je suis un végan flexible.
    Je ne vais pas au supermarché acheter des produits non-végans pour moi-même. Mais lorsque je voyage ou lorsque je suis reçu chez des gens, je suis heureux de manger végétarien plutôt que végan.

    Il est tout de même remarquable que le soi-disant « père du mouvement en faveur des droits des animaux »

    • soit un « végan flexible » − c’est-à-dire qu’il n’est pas végan lorsqu’il considère qu’il serait malcommode de l’être. Cela signifie qu’il n’est pas végan du tout et, en effet, il a qualifié le fait d’être stictement végan de « fanatique » ;

    • pense qu’un monde végan n’est pas « nécessairement » la solution au problème de l’exploitation animale ; et

    • qualifie de « luxueuse » la consommation de viande et de produits d’origine animale.

    Ces commentaires sont parfaitement conformes à une des positions centrales de la théorie de Singer, qui est inconciliable avec la perspective droits des animaux/abolition.

    Selon Singer, c’est la souffrance des nonhumains, et non le fait que nous les tuions, qui soulève le principal et peut-être même unique problème moral.

    En effet, Singer ne pense pas qu’il soit sérieusement problématique que nous utilisions et tuions des animaux ; le seul problème est comment nous les utilisons et les tuons.

    Si les animaux ont « vécu de bonnes vies dans les conditions naturelles pour leur espèce, et qu’ils ont été humainement tués sur la ferme », alors nous n’agissons pas de manière immorale en utilisant et en mangeant ces animaux.

    Pourquoi est-ce que Singer adopte une telle position ? Pourquoi pense-t-il que tuer des nonhumains ne soulève aucun problème moral fondamental ?

    Même si Singer a énoncé cette position à plusieurs reprises dans ses écrits, son entrevue dans The Vegan contient une récente, brève et claire réitération de son opinion :

    Je pense qu’il y a des différences moralement significatives entre les diverses espèces, parce que les capacités cognitives des êtres sont pertinentes, par exemple, à l’égard de la moralité de la mise à mort.
    Je pense qu’il est pire de tuer un être conscient de soi, c’est-à-dire un être qui est conscient de sa propre existence à travers le temps et qui est capable d’éprouver des désirs par rapport au futur, plutôt qu’un être qui est peut-être conscient, mais qui n’a pas de conscience de soi et qui vit dans une sorte de présent perpétuel. (The Vegan, automne 2006)

    En d’autres mots, Singer soutient que, si un être n’est pas conscient de lui-même de la même manière qu’un être humain normal est conscient de lui-même − c’est-à-dire qu’un être ne dispose pas de ce que nous appelons la conscience de soi réflexive − alors cet être n’a pas la conscience de soi qui est moralement nécessaire pour que cet être soit considéré être intéressé par sa propre vie et pour que sa mise à mort soit un acte moralement mauvais.

    Tel que je l’ai défendu dans Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog? et ailleurs, la position de Singer est problématique pour plusieurs raisons.

    D’abord, Singer soutient qu’il n’y a qu’une façon moralement significative d’être conscient de soi − d’avoir le type de représentation de soi que les humains normaux ont.

    Or, il y a plusieurs manières d’être conscient de soi. Tout être qui est sensible ou subjectivement conscient est nécessairement conscient de lui-même.

    Anna Charlton et moi vivons avec cinq chiens réfugiés. Lorsqu’un de nos chiens voit un autre de nos chiens recevoir une friandise, le premier est conscient que ce n’est pas lui qui reçoit la friandise, et il vient et s’assoit devant moi jusqu’à ce que je lui en donne une également.

    C’est cela être conscient de soi. Il est perceptivement conscient que c’est un autre chien qui a reçu la friandise et non pas lui-même.

    Les humains peuvent regarder un miroir et reconnaître leur propre image ; les chiens peuvent reconnaître leur propre odeur dans un buisson qu’ils ont visité il y a de cela plusieurs semaines.

    Il s’agit simplement de différentes sortes de conscience de soi. Mais il est spéciste de dire qu’une sorte de conscience de soi est moralement meilleure que les autres.

    Deuxièmement, Singer semble croire que seuls les humains (et peut-être les grands singes nonhumains) ont des désirs pour le futur.

    Une fois de plus, la position de Singer est spéciste en ce qu’il soutient que la seule manière d’avoir des désirs à l’égard du futur est d’avoir des désirs qui soient exactement du même type que ceux des humains.

    Si un être ne planifie pas à l’aide de calendriers et d’horloges, alors cet être ne peut pas avoir de désir à l’égard d’événement futur.

    Nous vivons avec un border collie dont le passe-temps favori est de se promener en voiture. Si elle aperçoit les clés de ma voiture quelque part, elle les attrape dans sa gueule, s’approche de moi et les place près de mes pieds en me regardant.

    Il n’y a aucune autre façon d’interpréter ce comportement que d’admettre qu’il s’agit de l’expression d’un désir de faire quelque chose.

    Le fait qu’elle ne porte pas une montre au poignet (ou à la patte) et ne se dit pas « j’aimerais faire un tour de voiture d’une quinzaine de minutes » n’est pas pertinent. Elle exprime un désir à propos de quelque chose qu’elle veut faire.

    Troisièmement, même si la conscience d’un individu était essentiellement associée à un « présent perpétuel », cela ne signifierait pas que cet être n’est pas conscient de lui-même dans un sens moralement pertinent.

    Pensons à un être humain atteint d’amnésie globale transitoire, une forme d’amnésie qui fait en sorte qu’une personne a un sens d’elle-même limité au présent et ne peut ni former des souvenirs ni avoir des pensées à propos de son futur.

    Il s’agit à peu près de la manière dont Singer conçoit l’esprit de la plupart des nonhumains − c’est-à-dire enraciné dans un présent continuel. Peut-on conclure qu’un humain atteint de ce type d’amnésie n’a pas de conscience de soi ?

    Bien sûr que non. Une tel être humain est conscient de lui-même, même s’il n’est conscient de lui-même que dans le présent.

    De manière similaire, même si les nonhumains avaient un sens d’eux-mêmes limité au présent, nous ne pourrions dire qu’ils n’attribuent pas de valeur à leur propre vie et ne se préoccupent que de la manière selon laquelle nous les traitons.

    Cela serait spéciste.

    Quatrièmement, et au-delà de tout ce qui précède, il n’y a simplement pas de relation logique entre les différences se situant au niveau des caractéristiques cognitives et la question de l’utilisation des animaux.

    Les différences au niveau des habiletés cognitives sont sans doute pertinentes pour certaines fins. Pensons au cas des êtres humains sévèrement handicapés mentalement.

    Nous pouvons préférer ne pas accorder de permis de conduire à ces individus en raison de leur incapacité à conduire.

    Mais est-ce que leur déficience pourrait justifier que nous soumettions ces êtres humains à des expérimentations biomédicales sans leur consentement ou que nous les forcions à donner leurs organes ? Non, bien sûr que non.

    En fait, plusieurs d’entre nous soutenons que leur vulnérabilité signifie que nous avons envers eux des obligations morales d’une plus grande importance, certainement pas d’une moins grande importance.

    Similairement, le fait qu’une vache ait peut-être un esprit qui diffère du nôtre pourrait signifier que nous n’accordions pas de permis de conduire aux vaches, mais cela ne veut pas dire que nous pouvons les utiliser pour des fins pour lesquelles nous n’utiliserions aucun être humain.

    Pour Singer, le véganisme est simplement une manière d’aborder la souffrance animale mais, selon lui, il ne s’agit « pas nécessairement [de] la seule ».

    Nous pouvons aussi continuer à nous permettre le « luxe » de manger des œufs et de la viande d’animaux qui ont pu jouir de « bonnes vies » et ont été « humainement tués ».

    Considérant le fait que Singer fait activement la promotion de distributeurs comme Whole Foods, dont les animaux n’ont certainement pas eu de « bonnes vies » ou une mort « humaine », ce qu’il dit, en fait, c’est qu’il est acceptable de consommer des animaux ayant (peut-être) été un tout petit peu moins torturés.

    Et si nous sommes végans la plupart du temps, nous pouvons même nous permettre le « luxe » de manger de la viande et des produits d’origine animale produits de manière conventionnelle lorsque nous fréquentons des « restaurants haut de gamme ».

    Est-ce que cette excuse ne s’applique qu’aux personnes ayant suffisamment d’argent pour manger dans les restaurants « haut de gamme » ?

    Est-ce que les hambourgeois occasionnels sont toujours à éviter parce que McDonald n’est pas assez haut de gamme ?

    Ou est-ce que les hambourgeois de McDonald sont toujours corrects parce que McDonald a, ce qui a été louangé par Singer, adopté les lignes directrices de Temple Grandin concernant l’abattage et la manipulation d’animaux ?

    Voilà qui est troublant pour l’esprit.

    De plus, si, comme Singer le dit, sa préoccupation est la souffrance et non la mise à mort des animaux, alors son propre comportement est aberrant.

    Singer prétend être vegan lorsqu’il magasine pour lui-même: « mais lorsque je voyage ou lorsque je visite des gens, je suis heureux de manger végétarien plutôt que végan. »

    Donc lorsqu’il voyage ou est invité pour un repas chez d’autres personnes, il consommera des produits d’origine animale mais ne consommera pas de viande (je suppose que c’est ce qu’il veut dire lorsqu’il parle de manger « végétarien »).

    Mais pourquoi est-ce que Singer distinguerait entre la viande et les autres produits animaux ?

    Même si la viande implique la mise à mort des animaux, Singer ne croit pas que tuer des animaux soit moralement problématique, ou du moins pas suffisamment problématique pour faire du véganisme un impératif moral.

    Si c’est la souffrance qui compte, les produits laitiers et les œufs impliquent certainement au moins autant de souffrance que les produits de la chair, et les animaux exploités pour leur lait et leurs œufs se retrouvent en bout de ligne dans les mêmes abattoirs que les animaux élevés pour leur viande lorsqu’ils ne sont plus rentables.

    En fait, comme je l’ai dit plusieurs fois, il y a probablement plus de souffrance dans un verre de lait que dans une livre de steak.

    Alors il serait raisonnable de croire que, si la souffrance est ce qui préoccupe Singer, il ne devrait pas être « flexible » à propos de la nourriture autre que la viande.

    Si la position de Singer était simplement le résultat des réflexions de quelques penseurs confus et restait sans conséquence dans le vrai monde, nous pourrions être tentés d’ignorer ses propos élitistes à l’égard de ce qui constitue une conscience de soi moralement significative par rapport à l’objectif de justifier le « luxe » de manger de la viande et d’autres produits d’origine animale.

    Mais malheureusement, l’opinion de Singer, aussi absurde et spéciste soit-elle, se trouve au fondement du mouvement omniprésent de la « viande heureuse » qui tente de travailler de pair avec les industries exploitant les animaux, afin de rendre l’exploitation animale plus « humaine » de façon à ce que soient augmentées les opportunités pour les gens d’être des « omnivores consciencieux ».

    Les idées de Singer sont suivies par un grand nombre d’organisations welfaristes de PETA, qui donne des prix à Grandin et à d’autres colporteurs de « viande heureuse », comme Whole Foods ;

    jusqu’à la Humane Society of the United States, qui fait la promotion de réformes welfaristes qui augmenteront la productivité et les profits des exploiteurs d’animaux et qui parraine les étiquettes « Certified Humane Raised and Handled » visant à assurer aux consommateurs qu’ils agissent d’une manière moralement supérieure en n’achetant que certains cadavres d’animaux et autres produits de leur corps ;

    et au Vegan Outreach, qui soutient que le véganisme « n’est pas une fin en soi.

    Ce n’est pas un dogme ou une religion, pas plus qu’une liste d’ingrédients interdits ou de lois immuables − ce n’est qu’un outil servant à s’opposer à la cruauté et à réduire la souffrance ».

    Singer et ces organisations welfaristes qui ont adopté son approche sont devenus des partenaires des exploiteurs institutionnalisés et aide le marketing des industries de la viande, des produits laitiers et des œufs.

    Les réformes welfaristes qu’ils supportent font peu, si ce n’est rien du tout, pour aider les animaux.

    Et ces réformes, lorsqu’elles sont associées aux louanges et au support offerts par Singer et par sa brigade de la « viande heureuse », participent assurément à faire en sorte que les gens se sentent plus confortables de continuer à manger des produits d’origine animale, ou de recommencer à consommer ces produits qu’ils évitaient avant.

    Pour saisir le problème lié à l’approche de Singer (si ce n’est pas déjà clair comme de l’eau de roche pour vous), insérez vos principes à propos du racisme, du sexisme ou de l’homophobie dans le cadre d’analyse de Singer.

    Qu’est-ce que ça donne lorsque vous tentez de justifier le fait de « tomber du wagon » de temps en temps à l’égard de ces autres formes de discrimination ?

    Est-il correct de se permettre le « luxe » d’être un peu sexiste un samedi soir ? Est-il correct d’être indulgent par rapport au « luxe » de participer à un rassemblement du Ku Klux Klan ?

    Y a-t-il de la place pour l’indulgence si on limite ses écarts homophobes à un par semaine ?

    Voilà une autre citation provenant de l’entrevue de Singer accordée au Mother Jones:

    J’insiste sur le fait que je ne pense pas que manger éthiquement, particulièrement d’une point de vue utilitariste, est une question de dire « voilà une loi stricte et je dois faire tout ce qui est en mon possible pour la respecter ».
    Je pense que nous pouvons être éthiquement consciencieux et reconnaître qu’il y aura quelques fois des compromis. Il sera quelques fois très difficile, très malcommode, de faire les meilleurs choix, alors nous accepterons d’agir autrement.

    Utilisez ce raisonnement pour ordonner vos idées à l’égard du viol.

    Serait-il acceptable de dire que nous n’avons pas à respecter strictement une prohibition à l’égard du viol ? Après tout, il peut y avoir des occasions où il est « très difficile et très malcommode » de ne pas violer.

    L’exploitation animale est si profondément incarnée dans notre société, dans notre culture et dans notre histoire que nous ne sommes pas habitués à l’aborder comme les autres formes de discrimination.

    Si nous souhaitons que quelque chose change un jour, il faut réfléchir à notre manière de nous sortir de ce gâchis et reconnaître clairement que nous ne sommes pas justifiés d’utiliser les animaux − peu importe que nous les traitions « humainement » ou non.

    Aussi longtemps que nous ne serons pas dégoûtés à l’idée de qualifier des cadavres d’animaux et des produits d’animaux de « luxueux », ou que nous accepterons l’idée que nous n’avons pas à être végans lorsque nous trouvons cela « très difficile ou très malcommode », nous n’aurons pas encore commencé le processus.

    En terminant, je voudrais partager avec vous une histoire à propos de quelque chose qui m’est arrivé la fin de semaine dernière.

    Puisque la température était clémente samedi, je suis allé chez Whole Food pour acheter des légumes organiques.

    Je portais un chandail en denim par-dessus le T-shirt Vegan Freak que Bob et Jenna Torres m’avait récemment fait parvenir.

    J’attendais en ligne derrière une dame qui avait un panier rempli d’aliments, incluant pas mal de viande et de fromage.

    Elle a vu mon chandail et m’a demandé ce que « Vegan Freak » signifiait.

    Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un site web et d’un podcast voués à l’éducation au véganisme. Elle m’a demandé si j’étais végan. Je lui ai répondu que je l’étais depuis 25 ans.

    Elle m’a dit qu’elle avait été végétarienne quelques années plus tôt mais que son mari et ses enfants aimaient la viande, ce qui l’a incitée à recommencer à manger de la viande, mais elle a ajouté :

    « Je n’achète ma viande qu’ici. Je suis membre de PETA et ils ont donné à ce magasin un prix parce qu’il traite bien ses animaux ».

    Elle m’a demandé si j’avais vu les étiquettes derrière les emballages de la viande et des œufs sur lesquelles on peut lire que Whole Foods n’achète que de producteurs qui élèvent leurs animaux « humainement ».

    Je lui ai répondu que je les avais vues. En effet, Whole Foods pose de telles étiquettes − et elles sont grandes en fait.

    Je lui ai dit que je ne pensais pas que la vie des animaux de Whole Foods était significativement différente de la vie des autres animaux et qu’ils étaient tués, de toute manière.

    Sa réponse : « Oui, mais j’espère qu’ils souffrent moins ».

    Voilà où Peter Singer nous a amenés. Le véganisme n’est pas nécessaire.

    Le « père du mouvement pour les droits des animaux » n’est même pas végan et considère qu’être strictement végan est « fanatique », alors pourquoi est-ce que qui que ce soit d’autre devrait être végan ?

    Nous pouvons apprécier le « luxe » de manger de la viande et des produits provenant d’animaux ayant été torturés moins que d’autres et, si nous sommes végans la plupart du temps, nous pouvons même nous sentir à l’aise de nous permettre de consommer quelques animaux torturés de manière conventionnelle lorsque nous nous offrons un « restaurant haut de gamme ».

    Nous pouvons nous permettre d’être indulgents à l’égard du « luxe » que seule la mort permet.

    Gary L. Francione

    http://www.abolitionistapproach.com/fr/2007/03/14/le-luxe-de-la-mort/

  • André Glucksmann : "Nihilisme ou civilisation ?"

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    Galia Ackerman -Votre thèse sur le terrorisme a fait couler beaucoup d'encre : derrière chaque terroriste - disiez-vous après l'attentat contre le World Trade Center -, il y a un nihiliste qui s'ignore. Un an plus tard, le pensez-vous toujours ?

    André Glucksmann - Oui, je maintiens mon diagnostic. Notre concept de « terrorisme doit être revu de fond en comble à la lumière du 11 septembre. Douze mois déjà. Les décombres de Ground Zero sont déblayés, mais les conséquences morales et mentales du plus grand attentat terroriste de l'Histoire nous rongent, obscures, inquiétantes et pas encore élucidées. Jadis tout combattant irrégulier, n'importe quel « partisan sans uniforme pouvait être catalogué, voire stigmatisé, comme terroriste. La chute des Twin Towers met à l'ordre du jour la menace spécifique et indépassable d'un terrorisme radicalement dévastateur, l'hybris nihiliste. Il ne s'agit point là d'une invention idéologique, diffusée par d'épouvantables faucons nichés à la Maison-Blanche ; il s'agit d'une perception immédiate véhiculée planétairement par le choc des images dans le fracas des effondrements. Après coup, on s'emploie à « raison garder , c'est-à-dire souvent à ratiociner, à escamoter. Mais, sur le moment, on perçoit en mondovision une folie destructrice avec laquelle il faudra vivre et, dans la mesure du possible, survivre.

    G. A. - Mais pourquoi ce nom de « Ground Zero pour désigner le périmètre de la catastrophe ?

    A. G. - L'appellation consacre une étrange impression de déjà-vu. Le baptême fut instantané, aucun journaliste ne revendique de droits d'auteur. Entre le nom et la chose, l'insolite adéquation parut sauter aux yeux. Interrogeons cette évidence, si évidente que nul ne l'ausculte : à l'origine, « Ground Zero nomme le cœur de l'explosion nucléaire qui eut lieu le 16 juillet 1945 à 5 h 29 quelque part au Nouveau Mexique - dernière expérience scientifiquement contrôlée avant le largage de la Bombe sur le Japon. Ainsi, avant toute interprétation, théorisation ou manipulation, le 11 septembre est vécu à chaud par ceux qui le subissent comme par ceux - la terre entière - qui le contemplent, dans l'horizon d'un Hiroshima-bis. Intuition ineffaçable d'un terrorisme d'ampleur nucléaire à disposition de n'importe quel acheteur de cutter ! « Notre avenir repose entre nos mains , déclara le président des États-Unis, Harry Truman, en annonçant Hiroshima. L'opinion et les intellectuels firent chorus : « Nous voilà revenus à l'an Mille, chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps (J.-P. Sartre). Tous mortels, tous embarqués, et chacun responsable de la survie. On oubliera vite. Pendant près de cinquante ans, le sort du monde demeura l'apanage de quelques décideurs à la tête des rares puissances nucléaires. Le futur de l'espèce se jouait à huis clos, dans le cercle fermé des grands et supergrands, tandis que cinq milliards de terriens vaquaient aux affaires courantes. Le 11 septembre change tout.

    G. A. - En quoi, précisément, le 11 septembre change-t-il tout ?

    A. G. - Manhattan exhibe la possibilité d'un Hiroshima-bis, le pouvoir annihilateur se démocratise radicalement. L'arme absolue ne repose plus sagement dans les silos supposés contrôlés par de puissants supposés contrôlables. Désormais, notre voisin de palier concocte peut-être une imprévisible opération-suicide qui nous laisserait aussi pantois que les étudiants de Hambourg apprenant qu'un de leurs compagnons s'est délibérément percuté contre les Twin Towers. Pareille insécurité planétaire s'avère sans précédent. Une courte phrase de George Bush en souligna la portée dans ce fameux discours sur l'état de l'Union où il vitupéra l'« axe du Mal . Passés quasi inaperçus des critiques comme des thuriféraires, quelques mots avouent ce qu'aucun président des États-Unis n'osa jamais proférer ni concevoir : « Time is not on our side , le temps ne travaille pas pour nous. Jusqu'à ce jour, les Américains avançaient dans l'Histoire « with God on our side , comme le chantait (ironiquement) Bob Dylan. C'est fini, de l'aveu même d'un Number One parfaitement imperméable aux sirènes des sourires contestataires. Les enfants des écoles auront beau entonner « God bless America et le dollar poursuivre sa référence et sa révérence à l'Être suprême, rien n'y fait : la Providence divine, technologique ou financière ne garantit plus, envers et contre tout, la marche vers le bonheur de l'Amérique et du monde. Du jour au lendemain, l'humanité se découvre exposée au défi post-nucléaire. Une capacité de dévastation massive restée jusqu'alors privilège des grandes puissances se trouve mise à la portée de toutes les mains, de nombreuses bourses et de millions de têtes fanatisées, manipulées ou quelque peu dérangées. Seul un optimiste inoxydable peut imaginer les sites hypersensibles et dangereux définitivement à l'abri. Les stocks pétroliers ou les centrales nucléaires civiles sont-ils davantage invulnérables aujourd'hui que ne l'étaient les Twin Towers hier ? Les bombes humaines proliférant ça et là, qui pourrait exclure un Tchernobyl délibérément provoqué ? Chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps.

    G. A. - En quoi ce terrorisme-là diffère-t-il du terrorisme auquel nous étions accoutumés ?

    A. G. - A Manhattan, n'importe qui est assassiné. N'importe qui se trouvant dans un pourtour défini. Le pourtour peut être réduit à une seule personne : un tortionnaire se permet n'importe quoi sur le corps de sa victime. Cela peut être une ville : Guernica déjà, Manhattan ou Grozny. Le terrorisme nihiliste est différent du terrorisme d'une guérilla qui vise une armée. Mais la différence doit chaque fois être réaffirmée sous peine de s'effacer. Il ne faut pas confondre une violence irrégulière qui résiste aux armes par les armes - propre à toutes les stratégies révolutionnaires, indépendantistes et anti-colonialistes - et une violence tous azimuts qui use de la terreur contre des populations désarmées. Le terroriste russe qui retient son bras, ne lance pas sa bombe et épargne ainsi l'archiduc pour ne pas tuer sa femme et ses enfants, constitue, c'est regrettable, une exception dans l'histoire des insurrections contemporaines. Voyez - autre exception mais combien symbolique ! - le divorce entre Mandela et sa femme Winnie. En joyeuse nihiliste, elle dirigeait une bande de voyous qui tuaient à loisir dans Soweto. Mandela, pour sortir sans massacres de l'apartheid, dut rompre avec elle et ses semblables. Toute violence use de la menace. Seule la violence nihiliste s'abandonne à un terrorisme très spécifique, même s'il prolifère au XXe siècle, à savoir le meurtre indiscriminé, l'assassinat massif des civils. De l'une à l'autre la pente est glissante ; l'usage indifférencié du terme « terrorisme couvre maints dévergondages. Manhattan n'illustre pas les méfaits de la violence en général ; Manhattan incarne l'assomption d'une violence très spécifique : celle du terrorisme nihiliste.

    G. A. - Le président russe Vladimir Poutine a soutenu l'intervention américaine en Afghanistan en la plaçant sur le même plan - celui de la lutte anti-terroriste - que la guerre menée par l'armée russe en Tchétchénie. Partagez-vous cette analyse ?

    A. G. - Pas du tout. La courte et excellente offensive américaine a réalisé exactement ce que Poutine n'est jamais parvenu à faire. Les Américains n'ont pas rasé Kaboul ; Poutine a réduit Grozny en poussière, premier point. Deuxième point : les Américains ont trouvé sur le terrain des amis qui leur ont évité d'avoir à bombarder à fonds perdus des populations civiles. Ils ont réussi à faire sortir les Talibans de Kaboul et à les bombarder sur leur ligne de front. Les Américains appuyaient des alliés locaux ; l'armée de Poutine, elle, ne distingue pas ; elle massacre, torture et met à feu et à sang toute la Tchétchénie. Vous tenez là deux types de guerres menées par des puissances industrielles modernes. La première est une guerre libératrice de peuples opprimés, de femmes asservies qui désormais respirent un peu plus librement. La deuxième est une guerre d'anéantissement de la population que j'appelle une guerre nihiliste.

    G. A. - Il est évident que, sur le plan des valeurs, nous partageons les mêmes idéaux que les Américains. Comment expliquez-vous l'antiaméricanisme qui sévit en France et qui tend à se répandre en Europe ?

    A. G. - On peut discuter telle ou telle stratégie de Washington sans être antiaméricain. J'ai critiqué en son heure (1967) la politique d'escalade de Mac Namara au Vietnam. Il reconnut lui-même quelques années plus tard s'être épouvantablement fourvoyé. En revanche, l'antiaméricanisme relève d'une américanophobie congénitale qui substitue à la critique rationnelle une haine venimeuse, voire délirante, dont aujourd'hui le « diable Bush fait les frais. Les racines de l'antiaméricanisme européen et français ne sont guère mystérieuses. 1°) Il y a la jalousie et la crainte qui entoure quasi automatiquement le Numéro l du moment. Voyez déjà Thucydide : la prééminence d'Athènes suscite la rivalité des autres cités grecques au bénéfice de Sparte, de la Perse et, finalement, de la Macédoine. 2°) Il y a l'incompréhension traditionnelle qui embarque l'« ancien monde et le « nouveau dans des polémiques sans fin. Dès l'origine, les Pères fondateurs se félicitaient d'avoir délaissé une Europe corrompue, épinglée par la suite belliciste (1914) ou lâche (Munich), tandis que les Européens s'offusquent de la naïveté, de l'inculture ou de l'arrogance attribuées, non sans réciproque arrogance, à leur progéniture : les parvenus d'outre-Atlantique. 3°) Il y a le ressentiment d'avoir à être reconnaissant : les débarquements américains ont permis aux démocraties de survivre en sauvant l'Europe du fascisme et du communisme. Aujourd'hui encore, le Vieux continent supporte mal d'être pris en défaut lorsque seule la puissance américaine se montre capable d'intervenir efficacement pour instaurer la paix dans les Balkans, en Afghanistan et jusque sur l'ilôt du Persil (1). 4°) Il y a l'économisme, cette idéologie commune à la droite et à la gauche, qui postule que la planète est soumise à la domination des intérêts financiers et industriels. Wall Street épaulé par Hollywood gérerait le « Système . Les États-Unis se trouveraient donc responsables de tous les maux de l'univers. Vu l'état du monde, on épingle sans peine le supposé « hyper-puissant manitou en le stigmatisant Grand Satan.

    G. A. - Comment expliquez-vous la brusque résurgence de ces préjugés séculaires depuis le 11 septembre ?

    A. G. - Par une panique rentrée. Le problème n'est pas l'antiaméricanisme de toujours, mais son actuelle explosion et prolifération. Les non-Américains veulent dormir tranquilles. Ils fantasment en se persuadant que la menace nihiliste concerne exclusivement les États-Unis : le Numéro 1 l'a bien cherché, pas de fumée sans feu, les victimes sont responsables de leur malheur, l'empire est puni par où il pèche, sa violence se retourne contre lui. Corollaire de cette stratégie d'escamotage psychologique : il ne faut pas surévaluer l'importance des attentats du 11 septembre. Ce ne sont là - explique un hebdomadaire français réputé sérieux, sous la plume d'un ex-conseiller du président Mitterrand - qu'« escarmouches de nomades . La diabolisation de la Maison-Blanche permet ainsi de forclore l'événement nihiliste - il ne s'est rien passé, le quatrième avion n'est pas tombé, les Twin Towers se sont suicidées, la CIA mène le jeu… à défaut du Mossad. L'antiaméricain rassure paradoxalement l'Europe et le monde : les Yankees sont traumatisés, leur angoisse du terrorisme ne nous concerne pas, attendons qu'ils se calment. S'ils prennent au sérieux l'« escarmouche du 11 septembre, ils exagèrent. Lorsque le sage désigne la lune, l'imbécile regarde le doigt, dit un proverbe chinois. Lorsque, après la boucherie de Manhattan, une population se sent en danger, l'antiaméricain accuse cette population.

    G. A. - À côté du Satan américain, on a mentionné le Satan israélien. En effet, dans certains cercles, en France et ailleurs, l'antisionisme - teinté de forts relents d'antisémitisme - apparaît souvent comme une composante de l'antiaméricanisme. La propagande arabe et l'extrême droite, qu'elle soit européenne ou américaine, se rejoignent sur ce thème : les États-Unis gouvernent le monde, et ils sont eux-mêmes gouvernés par les Juifs ou les sionistes qui, en fin de compte, tirent les ficelles. A travers l'antiaméricanisme, n'opère-t-on pas un retour au vieux mythe du complot judéo-maçonnique qui a fait tant de ravages au XXe siècle ?

    A. G. - Il existe une équivalence de toujours entre l'Angleterre d'abord, pour être historiquement précis, l'Amérique ensuite et, enfin, les Juifs. Ainsi, déjà, dogmatisait Joseph de Maistre. Selon lui, la Révolution française puise sa virulence dans les influences protestante, maçonnique, juive et anglaise. L'Amérique a pris la succession. Pour Staline comme pour Hitler (pour les conservateurs français également et une grande partie de la gauche de l'époque), l'Amérique est juive. Les Juifs estimés apatrides sont carrément identifiés à l'impérialisme. New York c'est Jew York. Quand l'antisémitisme paraît une abomination eu égard à quelques expériences historiques cuisantes, l'antiaméricanisme prend le relais. Exemple : l'Allemagne. Réciproquement, quand l'antiaméricanisme est inavouable compte tenu des étroites relations des potentats du lieu avec les banques et les intérêts américains, - exemple : l'Arabie saoudite - l'antiaméricanisme passe à l'arrière-plan et l'antijudaïsme, l'antisémitisme, l'antisionisme occupent le devant de la scène. Derrière l'Amérique, c'est la civilisation des Lumières qui est visée. Le Juif, tout comme l'Américain, incarne, primo, la libre circulation des capitaux (Rothschild en tant que banque internationale) ; secundo, la libre circulation des idées et la remise en question des dogmes (Einstein) ; tertio, la libre circulation des sentiments, des pulsions, la remise en question des vertus traditionnelles (Freud, mais aussi toute une pléiade d'écrivains et d'artistes) ; et, finalement, la libre circulation des images (Hollywood « infesté dans les années 1930 par la juiverie internationale émigrée d'Europe). Donc, Hollywood, Wall Street, la science internationale (puisque la science, par définition, n'a pas de frontières), toute cette circulation mondiale qui date des Lumières est imputée, comme un crime, à la puissance dominante. Cette puissance dominante a été l'Angleterre et la France aux yeux des Allemands du XVIIIe siècle, puis l'Europe occidentale - Allemagne comprise - aux yeux des Russes du XIXe siècle. Aujourd'hui, pour les trois quarts de la planète, l'horreur dominante est l'Amérique et ses dépendances, à savoir Israël, l'Europe et peut-être le Japon. Le Juif se voit ainsi propulsé « représentant de l'Occident éclairé . Dussé-je choquer des Juifs pieux et révulser orthodoxes ou intégristes, depuis trois siècles, le « sale Juif n'en est pas moins l'incarnation par excellence de l'homme des Lumières aux yeux de tous ceux qui les exècrent.

    G. A. - Je voudrais revenir à cet « axe du Mal dont a parlé George Bush. Est-ce très américain de voir le monde en noir et blanc, de le diviser en « bons et « méchants ?

    A. G. - Surprenante incompréhension mondiale dès qu'un Américain ouvre la bouche ! Qu'est-ce qui choque tellement dans le discours de Bush ? Qu'il se réclame du Bien ? Allons donc ! Quand Bush a parlé de « croisade , il y eut de justes réticences et récriminations. Mais il s'est corrigé dans la journée en visitant une mosquée et en y prononçant le discours approprié. En général, les Américains savent reconnaître leurs erreurs et ne se prennent pas définitivement pour des anges. Ce qui choque, c'est qu'ils osent désigner quelque chose comme le Mal. Ce qui me choque, en revanche, c'est l'incapacité de tant d'experts, de politiques et de gens ordinaires à travers le monde de dire : « Manhattan, c'est mal. Günter Grass, par exemple, a déclaré - dénégation symptomatique -, que la réaction américaine orchestre beaucoup de tapage « pour trois mille Blancs tués . Il est pourtant facile de constater que les Blancs n'étaient pas les seules victimes de ces attentats. Et que la qualité du crime ne se résume pas à sa quantité. Les terroristes se sont arrogé, à la face du monde, le droit nihiliste de tuer n'importe qui. Et ce principe du « n'importe qui annonce l'assomption mondialisée d'un nihilisme dont Dostoïevski reniflait déjà l'odeur dans la Sainte Russie. Au fond, ce qui heurte tant dans les affirmations de Bush sur l'"axe du Mal" (comme par le passé, dans l'appellation "empire du Mal " dont Ronald Reagan avait affublé l'URSS), c'est le mot "Mal". Les Américains osent l'employer, tout comme Soljénitsyne et Jean Paul II. Comme Aristote pointant que "la méchanceté humaine est quelque chose d'insatiable". Comme Machiavel moquant les belles âmes qui susurrent "il est mal de dire du mal du mal". La désignation de l'"axe du Mal" a cassé la prétendue coalition anti-terroriste censée mobiliser tous les États du monde contre le régime des Talibans. Poutine s'est senti visé, de même que les dirigeants chinois. Il n'a pas tort. Car sous prétexte de lutte contre le terrorisme, certains gouvernants - qui ne se privent pas d'être eux-mêmes terroristes à l'occasion - se permettent de réduire au silence leurs indépendantistes, leurs opposants, leurs démocrates et leurs résistants, voire de les liquider, comme c'est le cas en Tchétchénie ou au Tibet.

    G. A. - Sur ce point, vous donnez donc raison à George Bush…

    A. G. - Le stalinisme nord-coréen vient, ces dernières années, de tuer par la famine plusieurs millions de ses sujets. Les rares humanitaires sur place témoignent d'une détresse poussée jusqu'au cannibalisme. Le palmarès criminel du dictateur irakien n'est un secret pour personne. Quant au khomeinisme, qui continue à hanter l'Iran, on espère seulement que l'opposition démocratique a quelque espoir de s'en débarrasser. Parler d'« axe est plus discutable, ne serait-ce qu'à cause de la référence historique à l'alliance Berlin-Rome-Tokyo des années fascistes. Le nihilisme actuel fonctionne plutôt en réseaux, les solidarités criminelles sont plus lâches, mais plus étendues et plus occultes. Derrière ces puissances que l'on nomme à juste titre des « États voyous , on peut découvrir d'autres États, tentés de parrainer la voyoucratie mondiale : la Russie, par exemple, qui protège la Corée du Nord, développe son commerce nucléaire avec l'Iran et signe de mirobolants contrats pétroliers avec le régime irakien. J'ajoute à la liste l'Arabie saoudite, dont le rôle dans le financement des mouvances islamistes, de l'Afghanistan à l'Algérie, est désormais établi. Constatons que les rapports de force qui décident de l'avenir de la planète se sont radicalement transformés ; la nature même de ce qu'on entend par « force a muté. Les rapports de puissance sont devenus des rapports de nuisance.

    G. A. - Depuis combien de temps ce processus a-t-il commencé ?

    A. G. - Dans l'Europe classique issue du Traité de Westphalie en 1648, les grands États décidaient souverainement de leur mode de vie. Leur survie était rarement en cause ; on se faisait la guerre pour des provinces et du prestige. La vocation de construire l'emportait sur la capacité de détruire. Deuxième étape : les guerres mondiales et les totalitarismes ont formidablement développé l'art d'anéantir. Reste que les blocs et les empires revendiquaient encore une prise sur l'avenir, une faculté de promouvoir les forces productives. Hitler se vantait, autant que Staline, de résoudre les problèmes du capitalisme, de passer au-delà des crises, de supprimer le chômage, etc. Les totalitarismes se réclamaient d'un projet industriel, social, économique. Les puissances qui s'affrontaient disposaient d'une capacité d'édifier un monde (que les uns traitaient de meilleur et les autres d'infernal) autant que d'une capacité d'écraser l'adversaire. C'était corrélé : les grandes puissances ajoutaient la puissance de faire à la puissance de défaire. Aujourd'hui, la puissance de défaire l'emporte sur la puissance de faire. Exemple type : l'adjonction de la Russie au G7. Ce n'est pas sa prospérité économique qui a convaincu les Sept de la coopter. C'est plus simplement son pouvoir destructeur. Pas seulement le fait que la Russie possède le deuxième arsenal nucléaire du monde, mais aussi que ce deuxième ou troisième marchand d'armes de la planète est capable d'accroître le chaos mondial dans des proportions inouïes. On a beau dire que la bourse de Moscou compte moins que celle de Singapour, c'est la puissance de dévastation qui définit le statut de grande puissance. Ce qui est vrai de la Russie est également vrai pour les pointures plus réduites. N'importe quel État, organisation ou même groupuscule mesure son pouvoir à sa capacité de nuisance. Pour tenir en échec la plus grande armée du monde, il a suffi que le général Aïdid-père et le général Aïdid-fils squattent un quartier de Mogadiscio. L'éradication de ces gangsters coûtait cher en hommes ; les Américains ont reculé devant le prix de l'opération.

    G. A. - Pourquoi faut-il s'inquiéter de l'apparition de ce nouveau rapport de force à l'échelle mondiale ?

    A. G. - Pour maintenir l'équilibre de la terreur qui réglait la guerre froide, les « grands s'étaient dotés d'une capacité nucléaire double. Ils possédaient une « première frappe susceptible d'atteindre douloureusement, voire de rayer de la carte, un adversaire potentiel, et ils tenaient en réserve une « seconde frappe qui les sanctuarisait : si l'alter ego d'en face s'avisait de tirer le premier, la victime, fût-elle anéantie, se vengerait à titre posthume en punissant l'agresseur d'une seconde frappe tout aussi meurtrière. La réciprocité des menaces apocalyptiques assurait ainsi une fragile paix dissuasive, mais une paix quand même. Le défi post-nucléaire du terrorisme à grande échelle modifie la donne. En se dénucléarisant, la capacité de première frappe s'est « démocratisée et démultipliée. L'extermination massive ne relève plus du monopole des grands et des supergrands nucléaires. Par contre, la sanctuarisation nécessite encore et toujours une capacité de seconde frappe. S'il prétend officier dans la cour des grands en minimisant ses risques, un État voyou a le choix entre deux stratégies : ou bien il s'inféode à un parrain lui-même sanctuarisé par une arme absolue ; ou bien il s'autonomise en se procurant discrètement un arsenal terrifiant susceptible d'échapper aux interventions, chirurgicales ou pas, d'une coalition anti-terroriste.

    G. A. - C'est apparemment la solution qu'a choisie Saddam Hussein…

    A. G. - L'Irak est un cas d'école. À l'heure du défi post-nucléaire, le couplage d'une volonté terroriste sans foi ni loi et d'une panoplie d'armes exterminatrices maintenues hors d'atteinte permet d'envisager l'impensable. Qu'a-t-il manqué à Milosevic pour perpétuer ses purifications ethniques ou à Saddam pour digérer définitivement le Koweït ? Une capacité de seconde frappe, un parapluie nucléaire ou bactériologique à l'abri duquel un nihiliste s'autorise n'importe quelle transgression. Tel est le problème que pose, à ce jour, le dictateur irakien. Tel est le problème que poserait demain un nouveau Ben Laden abrité dans quelque silo infernal, plutôt que dans les grottes anachroniques de Tora Bora. Une possible et menaçante sanctuarisation des voyous nihilistes ne rétablit nullement le statu quo dissuasif, mais substitue à l'équilibre de la terreur le déséquilibre mondialisé des terrorismes.

    G. A. - Un an après Manhattan, quel est pour vous l'enseignement principal qu'il faut tirer de cet événement ?

    A. G. - Que les citoyens lucides et les démocrates doivent se préparer à affronter non plus un adversaire supposé absolu, mais une adversité redoutable et polymorphe, pas moins implacable. Je la nomme avec Dostoïevski « nihilisme . Hitler est mort, Staline est enterré, le bloc de l'Est démantelé, mais un nihilisme exterminateur sévit sous des drapeaux divers. Ground Zero à Manhattan, table rase à Grozny, famines politiques en Corée du Nord et en Zambie : la terreur artisanale ou institutionnelle bat le rappel en Asie comme en Afrique. Avant le 11 septembre, la thèse dominante stipulait que depuis la chute du mur de Berlin « nous étions hors de danger. Les grands de ce monde ne semblaient plus soumis à la fragilité de leur vie terrestre ; les pays riches et les capitales nanties vivaient à l'abri. On s'inquiétait peu des conflits périphériques intitulés par les stratèges « conflits de faible intensité , si douloureux fussent-ils pour ceux qui les supportaient. Un éphémère sentiment de définitive immunité, d'éternelle extraterritorialité, inspira la thèse de la « fin de l'Histoire , cette ridicule prophétie de la disparition des périls. Il faut réapprendre que l'Histoire est tragique et que nous n'avons pas cessé d'exister au bord de l'abîme.

    G. A. - Et à peine avait-on décrété la « fin de l'Histoire , que la Yougoslavie s'embrasait…

    A. G. - Quand Milosevic annonça ses opérations en 1991, tous les grands de l'Europe occidentale estimèrent qu'avec quelques promesses de crédits et d'aide économique, ils auraient tôt fait de ramener l'homme à une raison bien-pensante et irénique : plutôt la paix et l'argent que la guerre et la destruction. Milosevic a pensé autrement. Trompeuse illusion que celle qui prescrit qu'il suffit d'attendre, que le temps travaille pour la démocratie, qu'une Providence garantit l'avenir au nom de Dieu, du Marché ou du Progrès social ! Ladite illusion fait accepter tous les malheurs du monde en nous inclinant à croire qu'ils sont sans importance : sans importance vingt années de guerre en Afghanistan ; sans importance le sort des femmes afghanes ; sans importance les souffrances de la population tchétchène ; sans importance le fait qu'il eût suffi de 5 000 soldats pour interrompre le génocide d'un million de Tutsis au Rwanda ; sans importance la mort, à peine mentionnée par les journaux, de deux à trois millions de personnes dans le nord-est du Congo ; sans importance qu'il y eut, malgré tout, 200 000 tués au cœur de l'Europe en dix ans. Autant d'anodines banalités, à l'exception peut-être du Kosovo, dont tout à coup la population jetée hors de ses frontières menaçait de peupler nos banlieues et de troubler nos équilibres municipaux. Il fallut bien intervenir. Pour des raisons morales, comme on l'a prétendu ? J'en doute. Lorsque Poutine martyrise la Tchétchénie, mais enferme les réfugiés chez lui (2), la question d'une intervention européenne, fût-elle simple protestation verbale ou pression diplomatique, ne se pose pas.

    G. A. - En quoi le 11 septembre est-il une date historique ?

    A. G. - Le 11 septembre est et restera un moment de vérité parce qu'il oblige à prendre en compte le principe de réalité. Constat : ce qui se passe en Afghanistan concerne le sort du centre de New York. Conclusion : négliger les trois quarts de l'humanité risque de coûter cher. Paraphrasons Talleyrand : oublier hier l'Afghanistan et aujourd'hui la Tchétchénie, pire qu'un crime, c'est une faute. Pire qu'un crime moral, notre désintérêt traduit une paralysie du cerveau. Mettons les points sur les i. Remarquons qu'il ne tient qu'aux Tchétchènes de se « benladiniser ou non. Ils pourraient ourdir des attentats-suicides sur des objectifs civils. Raffineries et centrales nucléaires ne sont évidemment pas hors de portée de leur courage séculaire ou de leur habileté légendaire. Il y a 100 000 Tchétchènes dispersés dans la grande Russie, tous bouleversés par la dévastation de leurs villages et de leurs familles. Si la douleur ne l'emporte pas, ne les rend pas fous au point d'attaquer des objectifs dévastateurs, remercions-les. Ils sont en train de nous sauver car, contrairement aux déclarations de nos dirigeants au moment de Tchernobyl, les nuages nucléaires ne s'arrêtent pas aux frontières. Est-il réaliste de laisser pourrir des situations incendiaires dont l'Afghanistan fut le paradigme ? Les Russes ont envahi ce pays pendant dix ans, détruit les structures morales et sociales de la population, massacré probablement un million de personnes (dont 80 000 intellectuels, dit-on), rendu une population analphabète et semé des ruines où s'installèrent bientôt en maîtres - aveuglement américain et pakistanais aidant - les plus gangsters, les plus salauds et les plus fanatiques : les Talibans. On connaît la suite. Après Manhattan, l'Occident accorda aux Russes, derechef pompiers pyromanes, un chèque en blanc. Gare aux dégâts !

    G. A. - Je ne sais pas qui a dit que les grandes circonstances engendrent les grands hommes. Qui sont, pour vous, les grands leaders mondiaux d'aujourd'hui ?

    A. G. - Dans la mesure où tous ont cultivé l'illusion de la fin des périls, il n'y a pas de grands leaders à l'exception de Vaclav Havel. Mais il existe des gens conscients. Quand Sergueï Kovaliev, compagnon de Sakharov, ancien prisonnier du goulag, proteste dans Grozny dévasté (première capitale européenne rasée depuis Varsovie en 1944 !) et apostrophe les Occidentaux (« Pourquoi cirez-vous les pompes du « minable Monsieur Poutine ? ), j'estime que c'est un grand homme de notre époque. Je sais que tout le monde se moquera de moi, comme tout le monde s'est moqué de moi lorsque j'ai affirmé qu'Alexandre Soljénitsyne était le mont Everest et que, par rapport à lui, Brejnev, malgré ses divisions, n'était que les Buttes-Chaumont…

    G. A. - Vous avez souligné le fait que les terroristes du 11 septembre étaient des gens occidentalisés et instruits. Comment expliquez-vous leur haine envers l'Occident, leur désir de le détruire même au prix de leur propre vie ?

    A. G. - Le monde occidental fascine et bouleverse les sociétés traditionnelles. Sur toute la planète, nos contemporains découvrent que les mœurs ancestrales, les croyances d'antan, les religions établies sont sujettes à contestation et nullement infaillibles. Situation déjà décrite dans les dialogues socratiques, où les adolescents d'Athènes assaillent leurs aînés de multiples « pourquoi et repèrent que les anciens peuvent d'autant moins répondre qu'ils ne se sont jamais interrogés. L'Occident introduit partout l'ébranlement. Les sociétés traditionnelles vivent dans l'éternité, sans « pourquoi . Certes, la question du « pourquoi mobilise implicitement les mythes des origines ; elle dynamise les contes et légendes, mais elle n'est pas posée en tant que telle. On ne se demande pas : « Pourquoi dois-je m'interdire l'inceste ? ou « Pourquoi me défend-on certaines formes de violence ? L'Occident introduit le questionnement. Voilà qui démolit, qui déconcerte, qui dépouille les infaillibilités traditionnelles. Les populations ainsi brassées, ainsi déracinées, supportent mal une aussi fondamentale mise à l'épreuve. Tel est le problème des Talibans en particulier et des intégristes en général.

    G. A. - Le rapport ambigu qu'entretenaient les Talibans par rapport à l'Occident était particulièrement flagrant en matière de mœurs. Pourquoi, par exemple, insistaient-ils à ce point sur le port de la burkah ?

    A. G. - Dans l'Afghanistan traditionnel les femmes portaient le voile, mais sans obligation absolue. Certaines s'en dispensaient, notamment dans les villes. Tout à coup, l'uniforme fut imposé inconditionnellement. En vertu de quoi ? Qu'est-ce que les « étudiants en théologie imaginent sous la burkah, qu'il faut absolument dissimuler ? Leurs pères et leurs grands-pères voyaient une mère, une femme, une fille légitimes qu'ils conservaient jalousement, en tant que père, époux ou frère, à l'abri des regards étrangers. En revanche, la fièvre du taleb révèle que l'objet voilé n'est plus cet être traditionnel - sœur, mère, épouse, - mais la femme. Quelle femme ? Celle que sa culture originelle ignorait et qu'il découvre dans les films hindous et les posters des stars internationales ! L'étudiant en théologie pense et imagine à l'occidentale, il a un cinémascope dans la tête et se débat contre ses propres fantasmes. Il n'est plus l'homme immémorial, il n'est plus l'homme de la religion. Par la loi de la burkah, il fait barrage à sa propre occidentalisation. Il est déjà un Occidental, mais un Occidental qui ne s'accomplit pas, qui ne s'accepte pas, un Occidental refoulé, extrêmement malheureux, qui n'a trouvé d'autre solution que de rendre encore plus malheureux les autres, ses sœurs, sa mère, sa femme. Mais c'est sa propre obsession qu'il poursuit, sa honte qu'il fuit jusqu'à la négation de soi. Au terme de son autodestruction, il s'allume bombe humaine. Nous vivons le paradoxe d'une occidentalisation de la planète qui détruit les religions en les politisant. La politisation des religions traditionnelles marque le commencement de leur fin. La sexualisation des us et coutumes ancestraux annonce leur décomposition.

    G. A. - Quel est, pour vous, le plus grand danger auquel le monde est confronté ?

    A. G. - Rêver debout. Croire que nous nous sortons aussi sains d'esprit que saufs de corps d'un terrible XXe siècle qui additionne deux guerres mondiales, quarante-cinq ans de guerre froide et soixante-dix ans de révolution totalitaire, avec en prime quelques génocides. Imaginer qu'il suffit que les armes se taisent pour que les esprits se rassérènent et que le bon sens démocratique gouverne la planète relève de la farce ! Une guerre qui se prolonge, prolifère et devient totale engendre une pathologie nihiliste que Thucydide nommait, il y a deux millénaires, « peste . Les tabous se désagrègent, les respects se dissolvent, les scrupules sautent, on s'autorise toutes les violences, on s'accorde n'importe quelle licence, on jouit des risques suprêmes en vivant un permanent et infini renversement des valeurs. Cette peste mentale, si bien diagnostiquée à Athènes par l'historien antique, Ernst Jünger l'a chantée à l'issue de la Première Guerre mondiale ; elle affecte et infecte aujourd'hui les cinq continents. Sauf que la lucidité d'un Thucydide fait défaut à nos élites, toujours promptes à parier qu'une Providence éradiquera le terrorisme d'un coup de baguette magique. Le danger immédiat est de céder à la panique, en tentant d'occulter la dure réalité du défi post-nucléaire. Premier délire dénégateur : celui des antiaméricains qui expliquent doctement que l'« Empire étant puni pour ses péchés, les simples citoyens, « travailleurs-travailleuses , n'ont rien à craindre et ne sont nullement concernés. Un deuxième délire, anti-musulman celui-là, stigmatise en bloc un milliard trois cents millions de terriens qui n'ont pas bénéficié des révélations judéo-chrétiennes. Comme si l'intégrisme islamiste ne s'attaquait pas en premier lieu aux musulmans : voyez l'Afghanistan, voyez l'Algérie ! Oublie-t-on qu'Al Qaïda mobilise les fils de bonne famille recrutés dans les couches les plus occidentalisées d'Arabie et d'Égypte ? Ben Laden trompe ; Oriana Fallaci et Samuel Huntington se trompent en évoquant un conflit de civilisations ou la guerre des religions. Le terrorisme intégriste n'est pas un archaïsme hérité d'un passé dépassé, les anges exterminateurs surgissent de la face noire, massacreuse et nauséabonde de notre hyper-modernité. Le « frère islamiste qui sacrifie les autres et lui-même est le jumeau de l'« homme de fer bolchevique, la duplication du « héros fasciste qui jure « vive la mort ! . Troisième délire : celui des éradicateurs étatistes qui cultivent la naïveté de croire que le terrorisme demeure l'apanage exclusif des irréguliers sans État. C'est oublier hier, notre passé immédiat, le sanglant XXe siècle, ses idéologies dévastatrices, ses États terroristes ; c'est refuser la réalité d'aujourd'hui : voyez, encore une fois, le palmarès des armées russes en Tchétchénie. C'est négliger que le terrorisme, loin de se limiter à des pulsions maniaques, met en œuvre une tactique politique et rationnelle de prise et de conservation du pouvoir. Ben Laden entendait diriger l'Arabie saoudite et le Pakistan. Avec ou sans Allah, il ouvre la voie à nombre de princes post-modernes qui se croiront plus futés que lui. Quatrième délire : le préjugé du développement invincible et irréversible. Même son de cloche au dernier Forum économique mondial (qui, cette fois, eut lieu à New York et non à Davos) et au rassemblement parallèle de Porto Alegre : le problème du 11 septembre n'est pas un vrai problème, car le vrai problème est celui de la pauvreté. Dès qu'on aura résorbé la misère du monde, soit par les moyens libéraux de Davos-New York, soit par les moyens moralo-sociaux de Porto Alegre, il n'y aura plus de terrorisme. En attendant une aussi souhaitable et universelle extinction du paupérisme, si nous ne bloquons pas les terreurs nihilistes par des moyens plus appropriés, nous serons tous morts ! Pour ma part, j'ai essayé de montrer dans mes livres, et tout au long de cette interview, que la crise morale, spirituelle que nous vivons - et dont l'expression la plus spectaculaire est la tentation nihiliste - ne saurait se réduire aux effets d'une infrastructure économique. L'ébranlement est évidemment social, culturel et politique, il met en cause la démocratie, la tolérance et notre refus de regarder le Mal en face. Il ne faut pas oublier qu'au moins la moitié de l'humanité a applaudi, plus ou moins discrètement, aux exploits de Mohammed Atta (3). Beaucoup ont trouvé ces actes légitimes, justes retours du balancier. Nombreux sont les candidats à la succession de Ben Laden. Vu la maigreur des moyens nécessaires et le prix des cutters dans tous les Monoprix du globe, l'avenir reste en débat. Et en suspens. Le passé s'éloigne à Bangkok comme à Rome, le futur hésite à Paris comme à New York, notre planète errante devient un tout. Insolite communauté de vertiges, unifiée par l'angoisse d'une désormais vertigineuse responsabilité on ne peut plus partagée. Cela s'appelle une civilisation, une et indivisible depuis Socrate jusqu'à Ben Laden compris. Nihilisme ou civilisation : ce défi n'est pas issu d'une quelconque barbarie qui nous serait étrangère, il n'est pas lancé par quelques créatures infrahistoriques ou extraterrestres. Depuis Parmenide, Hamlet et Hiroshima la civilisation se réveille et se révèle à la croisée des chemins de l'être et du ne pas être. Puis illico s'assourdit afin de ne s'incommoder point.

     

    Notes :

    (1) Caillou inhabité; qui suscita, pendant l'été; 2002, un retentissant et anachronique conflit entre le Maroc et l'Espagne que seul Colin Powell sut régler, face à l'impuissance européenne.

    (2) À la différence des Kosovars qui purent fuir les exactions serbes en Albanie et en Macédoine, les Tchétchénes, enfermés, ne peuvent se réfugier qu'en Ingouchie, partie de la Russie. Ainsi, ils n'échappent jamais à la vindicte de Moscou.

    (3) Au Caire, jeune homme de bonne famille, à Hambourg, étudiant discret et prolongé, à New York, assassin de 3 000 personnes à la tête de son commando-suicide.

    http://www.politiqueinternationale.com/revue/article.php?id=231&id_revue=12&content=texte

  • Retour sur l'affaire Abdelkader Bouziane, honteusement relaxé par le tribunal correctionnel de Lyon

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    Extraits de l'interview de l'imam de Vénissieux publiée par Lyon Mag en avril 2004 dans un dossier intitulé : "Islamisme: Les banlieues lyonnaises contaminées".
     
    L'ennemi est dans la place. 
     
    • Pour vous, la femme est l'égale de l'homme ?
    - «Non. Exemple: elle n'a pas le droit de travailler avec des hommes parce qu'elle pourrait être tentée par l'adultère (…)»
    • La femme doit être forcément soumise à l'homme ?
    - «Oui, car le chef de famille, c'est toujours l'homme. Mais il doit rester juste avec sa femme: ne pas la frapper sans raison, ne pas la considérer comme une esclave»
    • C'est pour ça que vous êtes pour la polygamie ?
    - «Oui, un musulman peut avoir plusieurs femmes, mais attention, quatre au maximum. Et il y a des conditions. (…)»
    • Mais pourquoi la femme ne peut pas avoir plusieurs hommes ?
    - «Parce qu'on ne saura pas qui est le père des différents enfants!(…)»
    • Et vous êtes pour la lapidation des femmes ?
    - «Oui, car battre sa femme, c'est autorisé par le Coran, mais dans certaines conditions, notamment si la femme trompe son mari. (…) Mais attention, l'homme n'a pas le droit de frapper n'importe où. Il ne doit pas frapper au visage mais viser le bas, les jambes ou le ventre. Et il peut frapper fort pour faire peur à sa femme, afin qu'elle ne recommence plus. (…)»
    • Vous souhaitez que la France devienne un pays islamiste ?
    - «Oui, car les gens seraient plus heureux en se rapprochant d'Allah. D'ailleurs Allah punit les sociétés qui s'enfoncent dans le péché avec des tremblements de terre, des maladies comme le sida…(…)»
    • Franchement, souhaiteriez vous vraiment l'installation d'un République islamique en France ?
    - «Oui, mais pas seulement pour la France. Je souhaite que le monde entier devienne musulman.»
    • Mais c'est un appel à la guerre sainte !
    - «Non, car il y a un verset du Coran qui dit qu'il ne faut pas obliger les gens à se convertir à l'islam. Moi je ne veux pas élever la voix, frapper ou commettre des attentats pour convertir les gens à l'islam.»
    • Vous condamnez les attentats de Ben Laden ?
    - «Je ne peux pas condamner Ben Laden tant qu'il n'y a pas de preuves que c'est vraiment lui qui a organisé les attentats à New York et à Madrid. Mais si on me prouvait que c'est lui, je le condamnerais, car ces attentats vont à l'encontre du but qu'ils poursuivent.»
    • Pas de pitié pour les victimes de ces attentats ?
    - «Je vous répète que c'est un grand péché de poser une bombe, car Allah est en colère quand on tue des innocents.»
    • Mais reconnaissez-vous que vos prêches poussent à la haine de l'Occident ?
    - «Non, car même si je critique l'Occident, je demande toujours aux musulmans qui m'écoutent de respecter la loi du pays où ils vivent.»

  • International Women's Day

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  • Thierry Souccar : "Supervache et le lait enchanté"

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    Supervache et le lait enchanté

    LaNutrition.fr, le 08/03/2007

    « Oubliez les jolies vaches qui mâchonnaient des pâquerettes dans les prés de notre enfance. Elles ont été remplacées par Supervache. Un pur produit du génie génétique, une véritable usine à lait. Mais un lait un peu particulier lui aussi. Un lait enchanté. »

    Thierry SOUCCAR

     
    Pourquoi les vaches sont-elles monstrueuses, de plus en plus grosses ? demande cette dame hier matin à l’antenne de France Inter, dans le Sept-neuf trente, l’émission animée par Nicolas Demorand. On y reçoit, salon de l’agriculture oblige, Philippe Meurs, président du syndicat des jeunes agriculteurs. Donc la dame a appelé pour poser sa question, comme c’est la règle, et vous allez voir que c’est une sacrément bonne question.

    Pourquoi les vaches sont-elles si grosses ? dit la dame, visiblement choquée par ce qu’elle a vu au salon. Elle se demande si finalement tout ça ne serait pas suspect, si ces animaux n’avaleraient pas autre chose que du fourrage ou des aliments pour bétail, peut-être des hormones, des médicaments ? Rien à craindre, rassure Philippe Meurs, les vaches françaises reçoivent une alimentation naturelle. Oui, mais alors pourquoi sont-elles si grosses ? Chaque année encore un peu plus ? Ah, mais là, explique le président du SNJA, ça n’a rien à voir avec des hormones. Et c’est à ce moment précis, écoutez bien, chers amis, que ça devient passionnant. Les vaches, continue le syndicaliste, bénéficient des progrès de la génétique : en clair, la recherche française, qui est en pointe sur la sélection génétique a permis de transformer une vache normale - celle des boîtes de fromage - en Supervache. Et cela, explique M. Meurs, c’est un progrès. Il faut bien nourrir la planète, n’est-ce pas ?

    Et tout le studio de s’attendrir devant le génie français qui a fait Supervache. Personne n’a réalisé, hier matin un peu avant neuf heures, qu’il y a dans cette Supervache, au-delà de ce qu’elle mange, motif réel à inquiétude. Laissez-moi vous expliquer.

    Sur les traces de Supervache

    Supervache a fait son apparition dans ma vie il y a exactement deux ans. J’étais allé rendre visite au professeur Walter Willett, le patron de l'Ecole de santé publique de Harvard, à Boston. J’étais déjà engagé dans l’écriture de mon livre Lait, mensonges et propagande qui paraît ces jours-ci. Nous nous étions donné rendez-vous au restaurant Nightingale, 578 Tremont Street. Il arrive à vélo, nous nous attablons et de fil en aiguille, la conversation bifurque sur Supervache. Car là, j’apprends que Harvard s’intéresse à Supervache.

    Je raconte cette enquête en détail dans mon livre parce qu’elle est hallucinante. Mettez-vous à la place de Willett. Son équipe a publié ces dernières années plusieurs études qui montrent que les gros consommateurs de laitages ont un risque plus élevé de cancer de la prostate (hommes) et de cancer des ovaires (femmes). Les chercheurs de Harvard sont inquiets. Ils se demandent si dans le lait il n’y aurait pas quelque chose qui favorise ces cancers. Quelque chose apparu récemment, parce que des laitages on en consomme aux Etats-Unis depuis des décennies, mais le cancer de la prostate n’a véritablement augmenté qu’à partir du milieu des années 1980. Alors les épidémiologistes de Harvard se font détectives, et c’est cette histoire que me raconte ce soir-là Walter, chez Nightingale, avec le jour qui décline.

    Ils réussissent à se procurer des échantillons de lait prélevés des années plus tôt sur des vaches américaines, avant l’ère de Supervache. Ils les comparent aux échantillons d’aujourd’hui, au lait produit par Supervache. Et le résultat est sidérant : le lait de Supervache contient des quantités infiniment plus élevées d’une protéine appelée IGF-1. Qu’est-ce que l’IGF-1 ? C’est le bras armé de l’hormone de croissance, une substance qui stimule la prolifération de toutes les cellules. Les bonnes, et les moins bonnes. Or l’IGF-1 des bovins et celui de l’homme sont identiques. On a longtemps cru que cet IGF-1 était détruit par la digestion, mais des études récentes montrent qu'une partie se retrouve dans le sang, surtout lorsqu'il et absorbé avec de la caséine, qui est... la principale protéine du lait. Vous buvez beaucoup de lait ? L’IGF-1 qu’il renferme booste le vôtre : les gros consommateurs de laitages ont des niveaux d'IGF significativement plus élevés que les non consommateurs. Le niveau très élevé d’IGF-1 dans le lait de Supervache pourrait, disent les chercheurs, expliquer que des cancers comme celui de la prostate touchent plus fréquemment ceux qui boivent plus de 2 laitages par jour.

    Le lait enchanté

    Mais pourquoi Supervache a-t-elle autant d’IGF-1 dans le lait ? Précisément parce que c’est Supervache. Parce que des chercheurs forcément géniaux de l’INRA et d’ailleurs, ont réussi à sélectionner les espèces les plus productrices de lait, et dans ces espèces, les individus les plus producteurs. Ces espèces-là, ces individus-là, sont des usines à facteurs de croissance, en l’occurrence l’IGF-1, parce qu’il faut des facteurs de croissance comme l’IGF-1 pour être Supervache et produire des superlitres de ce lait enchanté.

    Ce matin-là, sur France Inter, les journalistes et leur invité avaient simplement oublié que même si les campagnes ne sont pas à la ville, nous sommes biologiquement liés à Supervache par les aliments qu’elle nous donne à manger et à boire. Son IGF-1 devient le nôtre. Sa méga-croissance devient la nôtre.

    Vendredi 2 mars sur France Inter (décidément), j’étais l’invité d’Isabelle Giordano et Yves Decaens dans l’émission Service public. Visiblement ébranlée par ce qu’elle avait lu dans mon livre, Isabelle Giordano m’a demandé, un peu avant la fin de l’émission, si ce n’était pas « irresponsable » d’écrire comme je le fais dans Lait, mensonges et propagande qu’il y a dans le lait enchanté de Supervache une protéine qui accélère les tumeurs.

    Chère Isabelle Giordano, ce qui serait irresponsable, ce serait de taire ce que l’on sait de Supervache et de son lait enchanté. Ce qui serait irresponsable, ce serait de ne pas relever le niveau excessif des recommandations en faveur des laitages en France. Ce qui serait irresponsable, ce serait de ne pas inciter à la modération, sachant qu'une consommation modérée (un à deux laitages par jour) est certainement sans conséquence néfaste.

    http://www.lanutrition.fr/http://www.lanutrition.fr/Supervache-et-le-lait-enchant%E9-a-1448-90.html

  • Supplique au Pape Benoît

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    L’Association catholique pour le respect de la Création animale « Notre-Dame de Toute Pitié » (site Internet : www.nd-toute-pitie.fr, courriel : depre.elisabeth@wanadoo.fr) vient de publier le texte d’une supplique en faveur des animaux qu’elle a adressée au Pape Benoît XVI le 30 juillet dernier. Nous reproduisons ce texte avec l’aimable autorisation de M. Jean Gaillard, président de NDTP et directeur de son bulletin trimestriel « Bêtes et Gens devant Dieu » :

     « Très Saint Père,

    Permettez-nous d’être auprès de vous les avocats d’une très humble cause, si humble que nombre de nos frères et sœurs catholiques la considèrent souvent comme dérisoire : le respect dû, par ceux qui se reclament du Christ, aux êtres vivants : « les poissons de la mer qui glissent dans les eaux... toute la gent ailée... bestiaux, bestioles, bêtes sauvages », tous ceux dont le texte de la Genèse dit : « et Dieu vit que cela était bon ».

    Dans ce monde où la Révélation du Dieu-Amour rencontre tant d’obstacles matériels et spirituels, dans ce monde où la guerre, l’égoïsme, le besoin de dominer l’autre écrasent tant de nos semblables, il peut apparaître secondaire, voire inutile, de consacrer du temps et de l’énergie à défendre les animaux. En milieu chrétien, aborder cette question semble revenir parfois à mettre en cause la prééminence absolue de l’homme créé à l’image de Dieu. Le catéchisme de l’Eglise catholique évoque pourtant la « bienveillance » avec laquelle l’homme doit traiter les animaux en tant que « créatures de Dieu », même s’il est trop réservé lorsqu’il dénonce et reprouve un « usage aveugle » de ces mêmes animaux.

    Nous ressentons souvent combien des chrétiens, des personnes en recherche authentique de Dieu, des personnes qui n’ont parfois pour briser leur solitude "qu’un" « compagnon à quatre pattes », sont blessés dans leur sensibilité profonde devant la cruauté humaine envers les animaux et sont comme « transis » par une sorte de « froid spirituel » devant l’indifférence de l’Eglise à la souffrance animale. Ceci peut aller jusqu’au scandale lorsque cette indifférence paraît être de la complicité avec les actes cruels (bénédictions de meutes lors des chasses à courre, liens entre signes religieux et corridas, etc.). C’est un constat que les membres de notre association ont souvent l’occasion de faire.

    Très Saint Père, il y a là une perte pour l’Eglise et une souffrance spirituelle que vous pourriez apaiser de quelques paroles ou de quelques lignes dans une future encyclique. Nous savons d’ailleurs que vous êtes sensible à cette question. Dans le livre Voici quel est notre Dieu (qui reprend des entretiens avec Peter Seewald), celui-ci vous parle des animaux, nos plus proches compagnons, et demande si nous avons le droit d’utiliser les animaux et même de les manger. Votre réponse est belle et claire : « C’est une question sérieuse. On voit qu’ils sont confiés à notre garde et que nous ne pouvons pas les traiter n’importe comment. Car eux aussi ont été créés par Dieu, même si ce n’est pas aussi directement que l’homme. Mais ce sont des êtres voulus par Lui et que nous devons respecter en tant que compagnons et éléments de la Création ».

    Concernant la question de savoir s’il est permis de tuer et de manger des animaux, on trouve dans l’Ecriture une prescription remarquable. Nous y lisons qu’il est d’abord question des plantes comme nourriture des hommes. Ce n’est qu’après le Déluge, donc après une nouvelle rupture entre l’homme et Dieu, qu’il est suggéré à l’homme de manger de la viande. Cela signifie que nous sommes en présence d’une disposition secondaire... Une exploitation industrielle – par exemple élever des oies uniquement dans le but qu’elles aient un gros foie, ou encaserner des poules au point d’en faire des caricatures d’animaux – abaisse le vivant au niveau d’une marchandise, ce qui est en contradiction avec ce que la Bible dit de la cohabitation entre l’homme et l’animal.

    Très Saint Père, il faudrait que beaucoup de catholiques et d’hommes et de femmes sensibles à la souffrance animale connaissent vos paroles qui font écho à la déclaration du Pape Jean-Paul II proclamant Saint Francois d’Assise, patron céleste des écologistes et bénissant les protecteurs des animaux.

    Mais elles font aussi écho à ce que des saints ont exprimé qui portaient sur les animaux le regard de la foi et de la miséricorde divine.

    Saint François d’Assise, bien sûr, osant devant les hommes prêcher aux oiseaux.

    Saint Martin de Porrès soignant les animaux malades.

    Sainte Gertrude d’Helfta est touchée « d’un vif sentiment de pitié envers toute créature » et s’émeut « dès qu’elle voit l’une d’elles, oiseau ou bête souffrir de quelque incommodité, faim, soif ou froid ». Imitant littéralement Isaac le Syrien, elle prie pour les animaux, « offrant pieusement à Dieu pour sa louange éternelle cette souffrance d’un être sans raison, car elle s’attachait à la dignité que toute créature possède souverainement avec perfection et noblesse dans le Créateur et elle désirait que le Seigneur prenant en pitié sa créature, daignât la relever de sa misère » (citée par Jean Bastaire, écrivain chrétien contemporain, dans son livre Le chant des créatures). Dans le même ouvrage il relève la méditation hardie d’Origène : « Peut-être Dieu qui a fait l’homme à son image et à sa ressemblance a-t-il aussi donné aux autres créatures une ressemblance avec certaines réalités célestes... ».

    Très Saint Père, dans votre livre L’esprit de la liturgie, vous écrivez : « La Création est le lieu de l’Alliance, elle a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme... La Création attend l’Alliance et l’Alliance accomplit la Création tout en l’accompagnant et si le culte bien compris est l’âme de l’Alliance, cela implique qu’il ne sauve pas l’homme seulement mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu... le culte et la Création ont en commun la déification, l’édification d’un univers de liberté et d’amour ».

    Vos paroles rappellent les bénédictions bibliques « Bénissez le Seigneur, fauves et tous les bestiaux » (Daniel III, 8) et Paul entendant la Création gémir dans les douleurs de l’enfantement et attendre la venue des fils de Dieu ». Les choses bougent, il est vrai : autour du mouvement Pax Christi se met en place un réseau chrétien intitulé « Paix, environnement et modes de vie ». Des églises, des associations chrétiennes s’investissent dans une réflexion et des actions sur le respect de la Création.

    Mais en notre temps violent et troublé, les animaux attendent encore une parole prophétique que vous seul pouvez dire !

    Très Saint Père, au nom de Celui dont le prophète Isaïe a écrit, en ses chants du Serviteur souffrant : « comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n’ouvrait pas la bouche », nous vous supplions de dire cette parole :

    - pour les animaux des élevages industriels assimilés dans l’indifférence générale à une simple marchandise,

    - pour les animaux de laboratoire sacrifiés au nom d’une science dont les résultats restent encore à démontrer,

    - pour tous les animaux sacrifiés au nom d’un luxe inutile (fourrure, ivoire, parfum, etc.),

    - pour les millions d’animaux de toute race abattus au nom du principe de précaution, en un mystérieux sacrifice,

    - pour les animaux dont la mort est donnée en spectacle (combats de taureaux, de chiens, de coqs, etc.),

    - pour les animaux dont la mort constitue un divertissement pour l’homme : chasse, pêche, etc.

    - pour les animaux dont les performances sont obtenues au prix d’un très cruel dressage (cirque, delphinarium, courses, etc.),

    eux tous qui sont des « âmes vivantes ». Oui , ces êtres et ceux qui les aiment, ont besoin de votre parole.

    Très Saint Père, soyez béni d’entendre ce cri dont notre lettre n’est que l’écho. Implorant votre bénédiction apostolique pour nous et toutes les créatures vivantes, nous avons l’honneur d’être, Très Saint Père, avec le plus profond respect, vos humbles obéissants fils et serviteurs. »

    Pour l’Association Notre Dame de Toute Pitié

    Le président Jean Gaillard

  • Chahla Chafiq : La censure au nom de l'islam

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    Ce texte a été présenté lors de l'intervention de Chahla CHAFIQ, écrivaine d'origine iranienne exilée en France, auteure d'ouvrages sur l'islamisme et ses conséquences sociopolitiques et culturelles, dont le Nouvel Homme islamiste, la prison politique en Iran (Félin, 2002), et nouvelliste, auteure du recueil de nouvelles Chemins et brouillard (Metropolis, 2005) le 24 février 2006 lors de la soirée organisée par l'Association du Manifeste des libertés au théâtre du soleil, à la Cartoucherie de Vincennes.

    Le monstre est sorti de la bouteille

    Chahla Chafiq

    Il suffit de voir les incidents diplomatiques provoqués par les caricatures danoises et les drapeaux brûlés pour constater qu'il s'agit là d'une affaire politique qui jette, encore une fois, la lumière sur la montée de l'islamisme et qui informe sur la menace grandissante du retour en force de la religion dans le politique. Ces faits sont si évidents qu'on pourrait évoquer à leur propos le proverbe persan : « Les rayons de soleil, preuves du soleil. » Mais il ne suffit pas d'avancer ces évidences pour clarifier les énormes enjeux politiques qui s'expriment à travers ce type d'incidents et qui ne seront visibles et lisibles qu'en prenant du recul vis-à-vis du conjoncturel pour voir les processus dans lesquels s'inscrivent ces incidents. Revenons donc aux processus, aux faits qui ont rendu possible la progression de l'islamisme, ce phénomène d'idéologisation de l'islam en tant qu'alternative politique.

    Car, en approchant l'islamisme, nous n'abordons pas seulement une idéologie portée par des groupes, nous approchons aussi un contexte et une époque. Pour le comprendre, il faut revenir à la cristallisation de plusieurs éléments qui se sont formés au cours du XXe siècle.

    Premièrement, il faut rappeler l'étouffement du politique et la perversion de la politique sous les régimes dictatoriaux dans les pays dits musulmans, y compris ceux qui ont gagné la lutte anticoloniale et acquis leur indépendance. Il s'agit là de ce que j'appelle la « modernité mutilée » qui consiste en l'acceptation de la modernisation tout en refusant la modernité (dont la démocratie, les droits de l'homme, l'égalité hommes-femmes). Le culturel et le cultuel sont utilisés par les dictatures pour justifier ce refus.

    En second lieu, il faut évoquer le soutien des pouvoirs occidentaux en vue de leurs intérêts économiques et/ou politiques aux dictatures des pays dits musulmans. Du même, durant la guerre froide, pour combattre l'Union soviétique, ces pouvoirs ont bel et bien soutenu l'islamisme. Ainsi, paradoxalement, pour combattre le totalitarisme soviétique qui se voulait « universaliste », le « particularisme » islamiste fut instrumentalisé. Il favorisa alors le développement de cette nouvelle forme de totalitarisme qui se nourrit du rejet de l'universel.

    Nous voyons donc que l'islamisme n'est pas un phénomène anhistorique, mais une idéologie qui s'inscrit dans le processus de la modernité en tant qu'adversaire politique de cette modernité. Il s'agit d'un projet politique antidémocratique et totalitaire qui s'épanouit dans un contexte de vide engendré par la perversion du politique sur le plan local et international. Il se développe là où le croisement entre les mauvais calculs des pouvoirs occidentaux et les logiques dictatoriales des gouvernants locaux étouffe le politique, bloque le développement social, culturel et humain et fait obstacle à la citoyenneté. Le spectacle désolant des foules manipulées, soumises à l'ordre des leaders islamistes, et qui crient, brûlent et tuent au nom de l'islam, donne en fait à voir l'annihilation de l'individu en tant que sujet et être singulier.

    On entend beaucoup parler dans cette affaire de l'humiliation imposée au peuple musulman par l'Occident, mais cela ne fait que camoufler la vraie réduction sociale, culturelle et psychologique produite par la destruction du politique dans ces sociétés et qui va de pair avec la victimisation de soi et la diabolisation de l'Occident. La montée de l'islamisme met en scène cette misère politique, nourrie du despotisme régnant depuis des décennies, et soutenant les systèmes d'autorité traditionnelle qui facilitent la soumission aux chefs parlant au nom de l'islam.
    Or, le monde ne se réduit pas aux gouvernants et aux pouvoirs dominants. Où sont les autres personnages dans ce tableau ? Quel est le rôle joué par les forces de la société civile dans ces pays et dans les pays occidentaux ? Qu'ont fait et font les intellectuel(le)s ici et là-bas ?

    Ils partagent, pour beaucoup, le tourment d'être les « alliés du colonisateur dominant », de « trahir la cause des dominés colonisés en offensant l'islamisme ». Fascinés par l'expression des dominés, aveuglés par l'amour du « peuple » et écrasés par la victoire du capitalisme qui avance, sans cœur, ni âme, ils tombent dans le piège du silence ou, pire encore, virent vers la complaisance. Une erreur d'optique fatale.

    C'est ainsi que Michel Foucault a confondu le discours islamiste avec l'expression de l'âme du peuple. Il nous a quitté trop tôt, hélas, pour observer comment cette âme fut manipulée au profit des gouvernants, qui se sont enrichis alors que le pauvre peuple devenait plus pauvre et que l'Iran, sous cette nouvelle forme de domination totalitaire qu'est l'islamisme, s'est engouffré dans la corruption, responsable du développement des maux sociaux. Aujourd'hui, le délire totalitaire autour de la oumma, une et unifiée, sous le drapeau de l'islam face au diable de l'Occident, vire au fascisme avec la revendication de l'anéantissement d'Israël, exprimant ainsi la profondeur de son antisémitisme par la volonté de la suppression de l'altérité juive.

    Mais cette guerre va de pair avec la terreur imposée aux musulmans eux-mêmes et justifiée par la sacralisation des discriminations entre les femmes et les hommes, entre les « bons » et les « mauvais » musulmans. Les mécanismes de la répression exigent la désignation permanente d'ennemis à supprimer. La machine de propagande totalitaire est dans une marche incessante de diabolisation des ennemis désignés et emploie habilement toutes les idéologies mobilisatrices du « sens » : populisme, anti-impérialisme, anti-occidentalisme, nationalisme.

    N'est-il pas vrai que beaucoup, dans les processus que nous avons évoqués plus haut, ont conclu une alliance objective avec les islamistes pour soutenir les intérêts des nations, des peuples et des dominés ? Tout comme beaucoup de dominants l'ont fait en vue d'intérêts économiques et politiques.

    Et voilà que le monstre est sorti de la bouteille.

    Une fois le monstre sorti de la bouteille, bien qu'il soit important de revenir sur ces processus, il ne faut cependant pas s'en contenter. Il est urgent de revenir sur les enjeux actuels qui placent la démocratie face à ce projet antidémocratique. Si nous constatons que c'est une lutte politique, il faudra bien prendre au sérieux la question des rapports de forces. Les islamistes constituent bel et bien de multiples tendances ; il existe bel et bien des contradictions en leur sein. Or, ce n'est que le renforcement des rangs des défenseurs de la démocratie qui les fera agir autrement que par des menaces de destruction. La démocratie, nous l'entendons comme un projet d'autonomie, est par essence antitotalitaire, car l'égalité des citoyens y constitue la base de l'autonomie collective. C'est dire que le devenir public est inséparable de l'autonomie individuelle et responsable constituant le citoyen libre. Chacun(e) est invité(e) aujourd'hui à défendre cette liberté responsable.

    Enfin, au nom de la responsabilité, certains avancent qu'il vaudrait mieux ne pas dépasser certaines lignes rouges avec l'islam pour ne pas provoquer les islamistes. Hélas, l'expérience dément cette prudence. Salman Rushdie fut condamné pour avoir exploré ce sujet dans la fiction, domaine du doute par excellence, alors que Taslima Nasreen fut condamnée pour avoir avancé ses convictions anticléricales et que beaucoup d'autres écrivains et artistes se sont trouvés sur la liste noire des islamistes tout en se déclarant croyants et musulmans de bonne foi. Il ne s'agit pas donc des lignes rouges de l'islam, mais du fait que les islamistes sont en train de mobiliser les ignorances, les haines et les peurs afin d'avancer leurs lignes stratégiques et politiques. La seule façon possible de les faire reculer est de tenir bon sur les principes démocratiques.