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Parmi les récits mis en scène dans le spectacle de Krzysztof Warlikowski "(A)pollonia" présenté à Avignon, un texte extrait d'Elisabeth Costello de Coetzee où la conférencière compare l'abattage des animaux à la Shoah :
"Le parallèle est censé choquer. Il frise surtout le ridicule" selon Ouest-France ;
Le Monde : "Texte incroyablement fort et dérangeant de J. M. Coetzee : l'écrivain sud-africain, par la bouche de son héroïne Elisabeth Costello, qui donne son titre au livre, s'y permet la comparaison entre l'abattage d'animaux de boucherie et le crime contre l'humanité que représentent les camps. C'est sans doute ce qui fera le plus débat. Mais c'est au coeur du questionnement que souhaite susciter Warlikowski"
et "discours aussi brillant qu'ambigu" pour Libé.
(A)pollonia se jouera au Théâtre national de Chaillot, à Paris du 6 au 12 novembre, et je ne sais quand (entre octobre et janvier) à Liège, Bruxelles et Genève. (en polonais surtitré)
Voilà le choc qu'Avignon attendait sans doute, après les récits rassembleurs de Wajdi Mouawad, l'artiste associé de ce festival : un choc esthétique et réflexif, lancé avec calme, au soir du 16 juillet, par le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, pour son entrée dans la Cour d'honneur du Palais des papes.
Un spectacle dérangeant, aussi : (A)pollonia a décontenancé et troublé une partie du public par sa capacité à déplacer les perspectives sous lesquelles est généralement envisagée l'histoire du XXe siècle, un peu comme Jonathan Littell l'a fait avec Les Bienveillantes.
(A)pollonia, c'est un voyage dans l'espèce humaine, telle que l'a révélé l'expérience des camps de la mort, voyage que guideraient les héros de la tragédie grecque.
Résumé ainsi, évidemment, cela peut faire peur. Ou fuir.
Mais la gravité du sujet est tenue par une forme constamment juste, y compris dans ce qui peut apparaître par moments comme "mode" ou provoquant, et qui permet au spectateur de faire son chemin, loin de tout pathos.
Ce spectacle qui procède par montage, par frottements, par tamponnements, commence par une scène magnifique, située dans le ghetto de Varsovie, en juillet 1942.
C'est une représentation théâtrale d'un conte de Rabindranath Tagore, Amal ou la lettre du roi, la mise en abyme de l'enfermement d'un enfant qui va vers la mort, et rêve de l'au-delà des montagnes.
Warlikowski fait ensuite entrer dans le jeu L'Orestie d'Eschyle, avec la cascade sanglante provoquée par le sacrifice d'Iphigénie, sacrifice consenti par son père pour sauver sa patrie.
A l'intérieur, le metteur en scène introduit un des passages les plus célèbres des Bienveillantesde Littell, qu'il met dans la bouche d'Agamemnon : le fameux monologue du bourreau, rouage de la machinerie nazie, qui se termine par ces mots :
"Je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous !"
Nouvelle pièce du puzzle, avec Alceste, tragédie méconnue d'Euripide, qui voit Admète, qui a attiré sur lui la colère des dieux, envoyer au sacrifice sa bien-aimée, pour sauver sa propre vie.
Pièce qui entre en correspondance avec une autre, toujours d'Euripide : La Folie d'Héraclès, où le héros grec tue ses enfants dans un accès de démence.
(A)pollonia glisse ensuite à l'histoire de cette femme qui donne son titre au spectacle, et que raconte l'écrivain polonaise contemporaine Hanna Krall : pendant la guerre, Apollonia Machczynska cachait des juifs, tandis que son mari était maquisard dans la Résistance.
Dénoncée, exécutée, elle n'avait réussi à sauver "que" Ryfka Goldfinger, que l'on retrouve soixante ans plus tard, à Jérusalem, où Apollonia se voit décerner la médaille des Justes de Yad Vashem.
Son fils vient la recevoir en son nom.
Il n'a jamais accepté ce sacrifice, qui l'a privé de sa mère.
Confronté à la survivante, il demande : "L'homme n'a-t-il pas le droit de sauver sa vie ?"
Krzysztof Warlikowski ajoute en dernier élément de la mosaïque un texte incroyablement fort et dérangeant de J. M. Coetzee : l'écrivain sud-africain, par la bouche de son héroïne Elisabeth Costello, qui donne son titre au livre, s'y permet la comparaison entre l'abattage des animaux de boucherie et le crime contre l'humanité que représentent les camps.
[...]
Mais c'est au coeur du questionnement que souhaite susciter Warlikowski.
Qu'est-ce qui fait qu'on devient un bourreau ou un juste ?
Qu'est-ce qui arrête le cycle infernal de la vengeance ?
Dans la tragédie grecque, c'est la justice des dieux qui finit par rompre l'enchaînement fatal.
Mais ici, dans le monde des hommes du début du XXIe siècle ?
Quelle valeur accorder au sacrifice ?
La matière ici est tellement riche qu'il reste peu de place pour parler de la forme de ce voyage légèrement hypnotique : le dialogue entre les images filmées, les gros plans de visages, notamment, et le jeu sur le plateau, la présence de ces trois poupées, comme des fantômes, la scénographie propre à laisser s'exprimer l'intime.
Et évidemment, comme toujours chez le metteur en scène polonais, le jeu extraordinairement intense des comédiens.
Ce tissage, où Warlikowski ne laisse jamais s'insinuer la moindre émotion facile, fait éclore une floraison de questions que la nuit ne clora pas, loin de là.
Une nuit dans laquelle on emporte cette dernière histoire : en Australie, nous conte J. M. Coetzee, il existe, dans une région où se succèdent des pluies torrentielles et des sécheresses torrides, une espèce de petites grenouilles qui, à la saison sèche, s'enterrent au plus profond, en une sorte de petite mort.
Les pluies revenues, elles se réveillent, grattent la croûte de boue molle, et ressurgissent à l'air libre. Le théâtre de Krzysztof Warlikowski est un art de résurrection.
(A)pollonia d'après Euripide, Eschyle, Hanna Krall, Jonathan Littell, J. M. Coetzee... Mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Festival d'Avignon, Cour d'honneur du Palais des papes, les 17, 18 et 19 juillet à 22 heures. De 13 € à 38 €.. Durée : 4 h 30. En polonais surtitré. Puis du 6 au 12 novembre au Théâtre national de Chaillot, à Paris.
En titillant le voyeurisme des foules en leur donnant en pâture tout ce qui les obsède : sexe, violence et glauquitude, le tout flanqué d'un titre aussi racoleur que possible.
Or quel est le sésame de cette époque ?
Antéchrist, bien sûr.
Certains sont passés maîtres dans cet art... libéral.
Lars von Trier en est un bon exemple, et il aurait tort de s'arrêter en si bon chemin : tout le monde suit, tout le monde applaudit, tout le monde se fait entuber dans les grandes largeurs par cet apôtre misogyne.
C. Gainsbourg a beau prendre, en parlant d'Antichrist, des airs mystiques et inspirés (d'autant plus inspirés qu'il faut bien créer du mystère là où il n'y a rien, sinon les perversions, les obsessions et les divagations d'un esprit malade), Lars von Trier restera un truqueur et son film une daube supplémentaire dont se gargariseront les imbéciles et les voyeurs.
L'Art, c'est faire émerger le sens du chaos.
Lars von Trier n'est pas un producteur de sens, mais de chaos et de platitudes (la femme est la nature et la nature est le temple de Satan... quelle originalité), un "mad man" qui avalise le chaos et en entretient le mythe diabolique auprès d'un public lui-même égaré.
Très chic, l'exposition italienne à laFondation Sandretto Re Rebaudengode vidéos artistiques montrant des animaux (cheval, chèvre, faon…) attachés et massacrés à coup de marteau.
Très chic, la présentation d'Adel Abdessemed, le "mauvais garçon" d'avenir : jeune, venu d'Algérie, soucieux des questions éthiques… adoubé par les institutions.
Le critique du Monde,Harry Bellet, rappelle que les Grenoblois, en 2008, ont déjà vu ces bêtes se faire "estourbir", sans que cela provoquât le moindre tollé.
L'exposition fut pourtant annulée enCalifornieet enÉcosseoù "l'éthique" du spectacle a paru très douteuse .
Dans ce type d'exposition se reconnaît la fabrication du scandale, la collusion des bons sentiments et du voyeurisme bon marché.
Car filmer ces meurtres sauvages, nous dit le Discours estampillé art, a pour but de dénoncer la violence du monde.
Le Discours va même jusqu'à flatter la conscience de gauche puisque, expliquait déjà le programme duMagasinà Grenoble, "le marteau, est emprunté à la symbolique du pouvoir oublié d’une classe ouvrière disparue dans le même temps que l’idéologie qui prétendait la servir."
Il nous manque un Flaubert aujourd'hui pour dresser le nouveauDictionnaire des idées reçues. On demande l'article "marteau"!
L'histoire de l'art est faite de provocations fécondes.
Mais la provocation "morale" est un genre moins esthétique que social et ses ressorts ne se limitent pas à la transgression des codes.
Très souvent l'immoral n'est que l'envers de la morale : la défense de meilleures valeurs s'y cache sous couvert d'anticonformisme.
La provocation morale en art recèle trop souvent la moraline.
Et surtout elle se contente du premier degré de la réaction, recherchant la "bonne mauvaise conscience" des choqués.
Si l'artiste avait eu un peu de courage, il serait allé dans les abattoirs, il aurait forcé les lieux interdits au public et aux caméras.
Mais non, prudent, il est allé au Mexique où la loi autorise l'abattage à demeure, ce qui permet au filmeur d'échapper à tout procès.
Un artiste, à ce compte-là, pourra exhiber dans les musées européens l'excision d'une petite fille en Afrique de l'Ouest, pour le plaisir et l'effroi du spectateur occidental.
Certes l'art contemporain, après des décennies d'abstraction et d'intellectualité, a réinvesti le pathos.
Mais l'affect a des complexités, des subtilités qu'ignore ce rapport immédiat à la chose.
Le piège de telles provocations médiatiques entraîne les réprobateurs dans la promotion calculée du provocateur.
On devrait ignorer ce coup de marteau filmé sur la tête des animaux, qui n'a d'autres fins que celui du commissaire-priseur faisant monter les enchères de "l'enfant-terrible-de-l'art-contemporain" (déjà acheté par François Pinault).
Mais la maltraitance des animaux est devenue un créneau pour certains artistes.
Ignorant sans doute les précédents de l'actionnisme viennois, et les sacrifices de l'autrichien Hermann Nitsch, des artistes se font aujourd'hui une renommée grâce à des performances cruelles avec des animaux.
Ainsi de Marco Evaristti qui installa dans un musée danois des mixeurs contenant des poissons rouges, incitant les visiteurs à appuyer sur "le bouton de la mort".
Cette violence est humaine, arguera-t-on facilement, elle se canalise sur des animaux et se retournerait aisément sur des humains si l'on pouvait aussi les mixer.
Sade a su explorer, montrer cette imagination meurtrière au cœur de la nature humaine.
Pour autant il dénonçait la peine de mort et déniait aux institutions, organes de la raison, le droit de tuer.
Rien de sadien, donc, dans ces vidéos et ce voyeurisme moral à bon compte.
"Au plus près de la mort", écrivait Guibert à propos de ces photographes avides de capter la seconde où cesse la vie.
Le spectacle de la peine de mort donnait autrefois de telles émotions.
Le généreux Camus croyait favoriser son abolition en obligeant les défenseurs de la guillotine à assister à cette abomination.
Le moraliste ignorait qu'elle attire les foules et il fallait un psychanalyste tel que Lacan pour observer qu'un meurtre commis par un individu lève un interdit et appelle une répétition.
Il expliquait ainsi que le crime des sœurs Papin, accompagné de cruautés, avait suscité une forte émotion collective moins par son horreur que par le déclenchement d'un désir de mort partagé par tous et incarné par l'institution judiciaire.
L'art s'inscrirait-t-il dans une telle pulsion de meurtre en esthétisant la cruauté ?
Avec l'alibi de lacatharsis, de la purgation des passions ? La défense de la corrida par certains intellectuels français, pourtant étrangers à cette tradition spectaculaire, prend les habits d'une telle rhétorique.
Mais sans se voiler sous la cape de l'esthétique, ce sont des spectateurs de plus en plus nombreux qui réclament aujourd'hui des violences au plus près de la mort.
Dans l'esprit deRollerball Murder, des rings ou des cages se montent où tous les coups sont permis.
Peut-être verra-t-on un jour le retour des beaux combats de gladiateurs. La cruauté a de l'avenir…
J'oubliais un détail : l'exposition d'Adel Abdessemed a lieu à Turin.
Dans cette ville, en 1889, un philosophe-artiste fut pris de convulsions à la vue d'un cheval qu'on battait.
Il se précipita en pleurs à son col puis tomba, et sombra dans la folie jusqu'à la fin de ses jours, gardant seulement l'habitude de jouer de la musique.
Nietzsche se présentait comme un "philosophe au marteau". Assurément il préférait celui du piano à la massue des abattoirs, fût-elle artistique.
La partie de son œuvre la mieux connue est consacrée aux représentations animalières (essentiellement chevaline), où son thème est la force vitale de la nature.
Il associe à l’animal des qualités - le bon, le vierge, le beau et le vrai - qu’il ne rencontre pas chez l’homme.
Il occulte toute représentation humaine au profit de l’animal et le paysage n’est plus que l’espace vitaldans lequel ce dernier évolue.
Il essaye de peindre la façon dont l’animal voit le monde par une simplification formelle et chromatique des choses pour en représenter « l’être absolu ».
Frank Harmon, quinquagénaire établi, dirige une agence immobilière prospère au coeur de Los Angeles.
Suite à des échecs amoureux successifs, dont un divorce chaotique, il se contente d'aventures brèves avec des femmes de son milieu jusqu'au jour où il prend en stop une jeune fille de 17 ans, Breezy.
D'abord indifférent, il se laisse peu à peu séduire par la grâce adolescente et la malice de cette jeune « hippie », véritable tourbillon d'énergie qui va insuffler un vent de liberté sur ses habitudes de vie.
Mais l'idylle naissante, qui se voudrait coupée du monde, ne tarde pas à rencontrer les préjugés de leur entourage.
Analyse du film
Une image d'abord. Une jeune fille, parfaite représentation de la génération « flower power », guitare à l'épaule, chapeau de cow-boy sur la tête et pantalon pattes d'eph', fait du stop sur une route de Californie.
Bercé par la douce et belle mélodie de Michel Legrand, un souffle léger et harmonieux traverse ce générique inaugural. Son nom : Breezy.
Quelques plans ont suffi, le cinéaste vient d'inventer son héroïne.
Cette image là, seule une poignée de spectateurs français a pu la découvrir en mars 1975 dans l'unique salle parisienne qui projeta le film lors de sa sortie.
Le distributeur hexagonal ne prit même pas la peine d'éditer la moindre affiche pour le promouvoir.
Deux ans plus tôt, l'exploitation aux Etats-Unis fut tout aussi calamiteuse, Universal, sans doute trop frileux, ayant décidé de ne pas soutenir pleinement cette production.
Tourné en 1973, aux prémices d'une carrière qui continue de nous surprendre par son audace et sa longévité, Breezy marque un virage pour le moins brutal pour Clint Eastwood alors cantonné aux films de genre cruels et violents.
En signant cette chronique intimiste à la mélancolie inédite, il délaisse en effet un univers qui a incontestablement fait de lui une icône précoce du cinéma américain mais dont la puissance d'évocation a aussi contribué à forger une image biaisée mais tenace de son coté franc-tireur.
Co-produit via sa société Malpaso, Breezy est son troisième film.
Après un thriller criminel intense (Un frisson dans la nuit) et un western fantomatique aux saillies baroques (L'Homme des hautes plaines), Eastwood, artiste aux multiples facettes, s'effaçait pour la première fois devant l'objectif pour revêtir uniquement l'habit de metteur en scène et prenait par conséquent le contre-pied d'une carrière basée essentiellement sur son aura d'acteur.
Cette décision peut être considérée comme le fruit d'un hasard car seul l'obstacle de l'âge l'obligera à confier le rôle masculin central à William Holden.
Cette transition est d'ailleurs soulignée sous la forme de deux clins d'oeil assez amusants qui interviennent de manière indirecte dans l'espace diégétique : l'affiche de L'Homme des hautes plaines épinglée dans le cinéma où se rendent un soir Frank et Breezy et une apparition hitchcockienne qui voit Eastwood accoudé à une rambarde au moment de la promenade des deux amants.
Ce tournant n'était visiblement pas du goût de tous.
Si le film fut tout simplement passé sous silence par une grande partie de la presse de l'époque, solidement attachée à l'étiquette attribuée de manière hâtive à l'acteur-réalisateur, il ne fallait pas non plus compter sur ses plus fervents admirateurs pour le soutenir, trop déconcertés par cet objet qui semblait ne pas correspondre du tout aux attentes que suscitait alors leur idole.
Bref, peu de voix s'élevèrent pour défendre ce film, à quelques rares exceptions près, comme la revue Positif en France, qui, dans une notule aussi brève que discrète, attira l'attention de ses lecteurs sur l'intérêt qu'ils devaient porter à cette sortie timide.
La conclusion de cet article laissait même poindre l'esquisse d'une remise en question: «
Pourquoi [son intelligence] nous a t-elle surpris, sinon par une identification un peu facile de l'acteur avec ses rôles les plus connus? ». (1)
Eastwood a longtemps fait l'objet de cette méprise, du fait principalement de ses rôles marquants des années 1970.
Pourtant, au début de cette décennie, Eastwood faisait déjà mentir ses détracteurs les plus féroces.
Encore fallait-il prêter une oreille attentive à ce qui sonne à plus d'un titre comme une défense face aux accusations sévères proférées à son encontre.
Breezy préfigurait en effet, vingt ans avant Sur la route de Madison et son concert de louanges, la veine sentimentaliste du metteur en scène qui recueille aujourd'hui tous les suffrages de la critique.
Breezy partage avec ce film la même volonté de transformer, dans une économie de moyens remarquable, un canevas de départ éculé en une oeuvre forte et singulière.
Par ailleurs, il n'est pas interdit de voir dans le personnage de Frank Harmon une projection directe des futures méditations du cinéaste sur la vieillesse, la fuite irrémédiable du temps et l'urgence de l'engagement qui en découle.
Il est en ce sens intéressant d'observer qu'Eastwood met à nu William Holden, usé par le poids des années, de la même façon qu'il le fera des années plus tard, dans une appréhension bien plus masochiste, avec son propre corps, ses fêlures et sa fatigue.
Le cinéaste est depuis passé maître dans l'art de filmer l'élégance d'une ride ou l'éclat d'un visage creusé par le passage du temps.
Revoir Breezy aujourd'hui, c'est se remettre en mémoire que toutes ces interrogations étaient déjà en germes dans ce coup d'essai.
Dans cette optique, il paraît commode, au premier abord, de le considérer comme une simple ébauche des films à venir.
Et pour cause, Eastwood, dont la maîtrise est incontestablement moins ostensible qu'elle ne le sera dans le futur, se montre parfois hésitant et approximatif dans ses choix de mise en scène.
Mais cette candeur dans l'exécution semble participer au caractère affable de la douce proximité qu'entretient le film avec son spectateur devant lequel se dévoile le lent travail d'apprentissage d'un cinéaste dont le style, en gestation, commençait à peine à se constituer.
Objet fragile et vulnérable, à l'image de la relation qu'il a choisi de nous conter, Breezy semble néanmoins être caressé en son entier par la sérénité formelle qui caractérise son metteur en scène.
La délicatesse du geste eastwoodien, associée à la sensibilité de son approche, réserve à ses plus beaux moments une retenue et une contenance qui semblent suspendre le temps de la narration.
En témoigne cette séquence épatante où les deux amants se font face tout en se déshabillant.
La grâce de ce flottement ne dure que quelques dizaines de secondes mais participe de façon pleine et entière à la mise en place de la rhétorique élaborée par le cinéaste.
Eastwood tente de capter ce qu'il y a de plus indicible dans ces instants où l'essentiel se joue dans les non-dits, les regards, les attentions.
Autrement dit, travailler l'insaisissable pour mieux le rendre palpable.
En creux, le refus délibéré de l'outrance et de la fioriture traduit un minimalisme de la démarche qui va distiller par petites touches une émotion discrète.
De ce point de vue, le film se distingue des futures préoccupations mélodramatiques du cinéaste qui vont plutôt reposer sur un sens aigu de l’effet émotionnel charrié.
Un seul plan: Breezy, espiègle et spontanée, découvre l'océan pour la première fois.
A l'intérieur de sa voiture, Frank Harmon l'observe, au moyen d'un ingénieux cadre dans le cadre, comme si se déroulait devant ses yeux le spectacle improbable d'un nouveau départ.
Mais bien plus qu'une nouvelle expérience amoureuse, leur aventure est aussi celle d'un éveil sensuel qui le ramène métaphoriquement à la vie.
Le contact de Breezy le pousse à redécouvrir la beauté fugace d'un éclat de rire, la tendresse d'un murmure ou le bonheur simple de goûter aux douceurs d'un océan.
A ses côtés, ressaisir le temps devient impératif, mieux : c'est une nécessité.
La pudeur et la subtilité eastwoodiennes viennent battre en brèche l'aspect potentiellement scandaleux du sujet.
Jamais, à la vision de Breezy, l'indignation devant une indécence présumée n'effleure l'esprit de son spectateur.
La commission de censure américaine ne le vit pas du même oeil et imposa une classification sévère, rangeant le film aux cotés des productions « pour adultes », ce qui l'amputa encore d'une partie non négligeable de son public.
Les acteurs ne sont évidemment pas étrangers à la volonté affichée de dissiper un malaise éventuel.
William Holden, dont le talent ne nous était pourtant pas inconnu, apporte au rôle de ce vieux loup solitaire, en proie à des sentiments inavoués et inavouables, une profondeur et une gravité qui inspirent une admiration redoublée.
Ses silences qui font écho aux paroles troublantes, à la limite de l'irrévérence, que laissent échapper Breezy, réalisent la prouesse de dire l'essentiel en une fraction de seconde: succomber, chavirer, se défaire peu à peu de ses inhibitions, et dans un même mouvement, saisir l'angoisse de ce que l'on est en train de concrétiser.
Cette faculté de mêler des sentiments contraires au détour d'un plan confirme, si besoin était, son emprise totale sur le jeu.
Holden ressortira particulièrement enchanté de cette expérience, à tel point qu'il se déclara prêt à retravailler avec Eastwood sans même prêter attention au sujet proposé.
A ses cotés, l'inexpérimentée Kay Lenz, préférée à Sondra Locke lors du casting, nous séduit par sa fraîcheur désinvolte et sa maîtrise innée du métier.
Entre rôles sans consistance dans des productions médiocres et apparitions furtives à la télévision, sa carrière ne prit jamais l'élan qu'aurait dû lui apporter Breezy.
Cet acte manqué ne doit pas faire oublier cette interprétation de haute volée qui sait allier l'authenticité des sentiments exprimés à la justesse de la composition.
Le personnage qu'elle incarne, partagé entre naïveté et lucidité, fougue et sérénité, maturité et innocence, est un des plus beaux que le cinéma d'Eastwood nous ait offert.
L'association, gracieuse et mesurée, entre les deux acteurs, est pour beaucoup dans la chaleur immédiate que dégage le film.
Et, s'agissant de la recherche de cet effet particulier, il faut également saluer la participation précieuse de Jo Heims, dont c'est la deuxième collaboration avec Eastwood après Un Frisson dans la nuit.
Cette scénariste, issue de la télévision, donne aux dialogues, parfaitement ciselés, une finesse et une justesse dans l'écriture qui n'atténuent en rien la spontanéité de leur déclamation.
En prenant bien soin de s'attacher d'abord à dessiner les contours intérieurs de ses personnages, faits de tensions, de révoltes, mais aussi de désirs, de foi et de liberté, Eastwood, dont l'observation se fait discrète, laisse le temps à cette histoire d'amour hautement problématique sur le papier d'exister.
Sa mise en scène se lance précisément en quête d'une incarnation, condition sine qua non pour que soit déjoué ce péril initial.
Sa grande force est sans doute de nous faire croire que cette romance va de soi, au delà des différences et des barrières que la construction dramatique va d'ailleurs mettre en lumière en empruntant la voie balisée et classique d'une énumération quasi-méthodique.
Dans une marche pondérée, elle va ensuite s'efforcer de réunir ces contraires.
Un précepte que l'on pourrait d'ailleurs appliquer à toute l'oeuvre du cinéaste dont le traitement entend ici briser la carapace, faire tomber les masques et laisser parler les peurs les plus profondes pour approcher au mieux ce qui unit les deux membres d'un couple qui se cherche et s'apprivoise.
Habitée par un tourment qui n'ose dire son nom, l'histoire du film est aussi celle d'une lutte intérieure entre le désir sexuel et amoureux et le retour à la raison réclamé par la différence d'âge qui sépare les deux amants.
Le récit s'attache à décrire ce combat d'un homme contre sa propre adversité mais le bloc d'indifférence affiché initialement par Frank se disloque rapidement devant l'irrésistible et, masqués par la pénombre, les corps finissent par s'enlacer pour donner lieu à l'une des séquences les plus fameuses du long-métrage : de retour chez lui après une fête, Frank, déçu de trouver la maison déserte, s'apprête à se coucher et ôte sa chemise, une main surgit alors de l'obscurité pour se poser sur son torse ; le corps juvénile de Breezy entre dans la lumière et étreint le physique robuste et défaillant d'un homme qui abandonne enfin toute résistance.
Ces instants charnels frappent par la pureté de leur composition picturale.
Bien avant Jack N. Green ou Tom Stern, le chef opérateur Frank Stanley, dont la photographie exploite à merveille les contrastes de lumière du lieu, a parfaitement su lire les aspirations de son maître d'oeuvre, souvent perspicace dans le choix de ses collaborateurs.
Eastwood, dont la caméra épouse la forme délicate de ses sujets, a toujours manifesté un goût prononcé pour le filmage des corps, non pas dans le rapport sexuel en lui-même, mais en ce qu'ils nous révèlent sur les faiblesses de leurs hôtes.
Ici, cette poétique ne cesse de nous dire dans un même temps l'évidence de la relation, comme si ces corps devaient se lier, mais les obstacles, qu'ils soient sociaux ou moraux, nuisent à la simplicité des rapports amoureux.
L'improbabilité de la liaison de ces deux destins et la précarité de leurs attaches sont en effet sans cesse rappelées par l'influence néfaste de l'environnement social et de ses représentants qui par sous-entendus et regards incrédules brisent le halo de protection dans lequel baignaient les deux amants.
Il faut donc s'en détacher ou se réfugier dans un antre affectif.
La grande villa de Frank sur les hauteurs de Los Angeles, qui semblait n'être peuplée que de fantômes, joue précisément ce rôle d'ancrage spatial et temporel.
La construction dramatique s'articule sur la possibilité de fin d'errance qu'offre ce refuge à travers les apparitions et les disparitions de Breezy, elles-mêmes déterminées par l'hésitation affective de Frank.
Autour d'elle se greffe également la tension entre sédentarité et nomadisme qui a toujours préoccupé le cinéaste dans des oeuvres aussi diverses que Impitoyable, Le Maître de guerre ou Honkytonk Man.
Même s'il peut paraître à bien des égards insaisissable, l'édifice eastwoodien affiche une cohérence qui dépasse les simples frontières génériques et les diverses correspondances entre ses films ne manquent pas de nous le suggérer avec insistance.
Le sentiment de liberté et d'évasion des obstacles dressés par la société moderne et urbaine émane lui presque exclusivement de ces séquences insouciantes où la nature semble irradier le cadre pour entrer en communion avec ses personnages.
L'effet surprenant de cette immersion dans le paysage est obtenu grâce à une variation de focale particulièrement spectaculaire.
Ces errements bucoliques, qui par leur empreinte et leur rythme visuels revendiquent leur appartenance au cinéma des seventies, ne sont pas sans rappeler certains passages d'Un frisson dans la nuit dans lequel un couple profitait aussi d'une paix éphémère pour s'épancher au sein d'une nature accueillante.
L'inscription dans ces années 1970, synonymes de mutations multiples, ne se limite pas à la seule filiation esthétique.
Dans une peinture nuancée, Eastwood commence en effet déjà à prendre le pouls d'une Amérique dont il va explorer les failles en stigmatisant ses mentalités et ses attitudes les plus rances.
Breezy surfe sur la vague de ces films typiquement seventies qui dressent le constat désabusé d'une société fondée sur le culte de la réussite et de la consommation.
La représentation corrélative d'une bourgeoisie américaine rongée par l'hypocrisie et le conformisme s'incarne notamment dans le personnage de Bob Henderson, ami de Frank Harmon et parfait représentant de l'américain moyen.
Il agit très exactement comme un négatif et ne voit dans la relation amoureuse vécue par son compère qu'une manifestation du démon de Midi.
Un démon de Midi qui nourrit d'ailleurs ses propres fantasmes.
Qu'ils jouent le rôle de déclencheur, de miroir réfléchissant ou de négatif des personnages principaux (Bob pour Frank donc mais aussi Marcy pour Breezy), le tableau que brosse Eastwood des rapports humains est enrichi par les seconds rôles qui gravitent autour du couple et lui donnent ainsi une plus grande consistance.
Ils nous encouragent d'ailleurs à mieux appréhender ce qui est en jeu dans cette relation.
Breezy, comme son nom le laissait déjà entendre (2), va venir bouleverser le mode de vie et de pensée d'un Frank Harmon dont les certitudes se frottent très rapidement à l'idéalisme forcené de la jeune fille.
Cet agent immobilier, qui a pris la décision de ne plus s’occuper que de sa vie professionnelle, use de son cynisme comme d’un mécanisme de défense pour s’épargner les douleurs d’une nouvelle liaison.
La rupture qu'il amorce avec Breezy va d'ailleurs le conduire à regoûter au danger de sa propre solitude qu'il entrevoit dans les drames vécus successivement par Betty et Marcy, personnages aux situations antagonistes mais qui partagent le même manque affectif.
Si l'on force légèrement la portée de la métaphore, l'irruption de Breezy dans la vie de Frank peut être lue comme une représentation de la tempête qui souffla sur l'Amérique d'alors, tournée vers le changement et la révolution des moeurs.
Autour de ce microcosme se cristallisent en effet les tensions générationnelles d'une société tiraillée entre deux aspérités.
La romance va opérer un métissage de ces deux cultures dont la confrontation fait d'abord naître une incompréhension avant d'affirmer la possibilité d'une conciliation.
En filigrane de cette peinture duelle semble se dessiner, dans l'espace environnant de la jeune fille dont les membres n'ont pas la même capacité de faire fi des difficultés rencontrées, le portrait d'une jeunesse livrée à elle-même.
A l'image de Marcy justement, jeune droguée à la fragilité tenue dont on suit la lente dégradation.
S'il reste surtout bienveillant à l'égard de son personnage féminin central, le regard du cinéaste sur l'ensemble de cette communauté n'est jamais réprobateur.
La distance et le don d'observation qu'il accorde à ces exclus confessent une réelle volonté de déjouer les pièges d'un moralisme guetté par ses accusateurs et fait ainsi un joli pied de nez à leurs attaques incessantes sur une vision du monde supposément conservatrice voire réactionnaire.
Fidèle en cela à toute une tradition classique, Eastwood, ne se prononce pas pour autant en faveur d'un libéralisme excessif et semble plutôt naviguer entre deux eaux.
Il est toutefois possible d'affirmer qu'il a toujours manifesté une certaine méfiance envers toute forme d'organisation sociale qui viendrait brider les marges de manoeuvre personnelles.
Une nouvelle fois, cette romance fournit une illustration possible de ces interrogations.
Même s'ils donnent l'impression de se définir d'abord par rapport à lui, Breezy et Frank ont ceci en commun qu'ils vivent en retrait de leur milieu d'origine.
En refusant de les figer dans un corps social défini, le cinéaste leur donne la possibilité d'échapper à un certain déterminisme au nom de la conception individualiste de l'homme qu'il a cherché à mettre en avant tout au long de sa carrière.
La scène finale, qui voit Breezy s'écarter de ses comparses pour rejoindre Frank, propose une très belle figuration de ce détachement.
Finalement, la pérennité de leur décision importe peu.
Il s'agit avant tout de montrer qu'ils ont su s'émanciper des conventions pour mieux goûter à ce qui les unit et retrouver ainsi un véritable libre-arbitre, débarrassé des apparats imposés par une quelconque organisation régulatrice.
Les amants peuvent alors s'éloigner dans la profondeur de champ pour se jeter à corps perdu dans l'incertitude du futur, accompagnés de leur chien Love-a-Lot, seul lien qui les rattache à l'image du couple « moyen ».
Vingt ans plus tard, la relation déchirante entre Robert Kincaid, photographe à National Geographic et Francesca Johnson, fermière de l'Iowa, ne connaîtra pas le même sort.
Dans Sur la route de Madison, l'issue de la romance est en effet envisagée sous un angle sacrificiel.
La passion ne peut plus se bercer d'illusions et doit se soumettre à la limitation temporelle de son exercice.
Sur la route de Madison et Breezy s'offrent comme les deux versants d'un même regard. Le yin et le yang du mélodrame selon Eastwood.
Quand s’inscrit à l’écran le générique final, une question brûlante se pose : comment cette petite perle a pu échapper à la vigilance de ses contemporains ?
On peut légitimement penser que Breezy arrivait trop tôt pour un inconscient collectif encore profondément marqué par le Magnum 44 de Harry Callahan d'autant plus que le polar de Siegel continuait à faire débat au moment de la sortie du film.
Eastwood, lui, était déjà bien loin de toute cette agitation et commençait, de sa force tranquille, à prendre en main une carrière qui n'a eu de cesse de se construire à contre-courant des modes, de brouiller les pistes et de bousculer les attentes.
Voilà sans doute un des enseignements majeurs de ce parcours singulier, sans doute contrasté, mais qui affirmait dès son entame une vraie indépendance artistique.
Mais plus prosaïquement, l'explication est peut-être à chercher du coté de l'absence de l'acteur au générique du long-métrage au profit de l'implication totale du metteur en scène dont la popularité et le crédit accordés étaient alors largement moindres.
Certaines affiches américaines de l'époque ont d'ailleurs cherché à mettre en avant la personnalité d'Eastwoood en ajoutant son portrait en médaillon, en dessous des visages des deux personnages principaux.
En conséquence directe de cet échec commercial (relatif car le film ne coûta que 750 000 dollars), Eastwood sera sommé de revenir vers les genres qui ont fait sa renommée pour retrouver les faveurs de ses partenaires financiers qui commençaient à s'inquiéter de ses velléités d'éclectisme.
Très affecté par ce rendez-vous manqué, il ne s'éclipsera à nouveau derrière la caméra que quinze ans plus tard avec Bird.
Signe peut-être que le vent avait depuis tourné en sa faveur et qu'une reconnaissance méritée était en marche.
La redécouverte de Breezy met l'accent sur le caractère tardif de ce revirement tant l'audace dont il faisait preuve ici aurait dû suffire à lui conférer un réel statut de cinéaste intègre, exigeant et touche à tout.
Le film fut exhumé en 2001 en France, à l'occasion d'une ressortie parisienne et fit même l'objet d'une diffusion télévisuelle presque simultanée au Cinéma de minuit animé sur France 3 par Patrick Brion (programmation qui, pour l'auteur de ces lignes, fut le point de départ d'une véritable passion).
Cette double visibilité retrouvée avait fini de redorer le blason d'un film resté trop longtemps dans l'ombre.
A notre modeste échelle, il nous paraissait important de faire œuvre de réhabilitation en vous invitant vivement à réparer l'injustice dont il a fait l'objet.
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1. Positif n°170, p. 73 – 06/75 2. Breezy est un mot anglais qui signifie « venteux » mais aussi « gai, jovial ». (Traduction issue du dictionnaire Robert and Collins).