Les animaux ont une conscience.
Ils sont sensibles à la souffrance des autres, savent prévoir l'avenir mais aussi mentir.
Serions-nous inconscients de la conscience des bêtes ?
"Quel effet cela fait d'être une chauve-souris ? » , demandait en 1974 le philosophe Thomas Nagel.
Il soutenait alors que nous n'avions absolument aucun moyen de le savoir sauf... à être une chauve-souris.
Quelques travaux l'ont démenti depuis.
Neurobiologistes, éthologues et psychologues ont montré que l'investigation scientifique était possible en matière de conscience animale.
Résultat ?
Après des années passées à la recherche de la conscience (lire l'encadré p. 54) et de ses substrats neuronaux chez diverses espèces, le neurobiologiste américain Christof Koch est formel :
« La conscience n'est pas le propre de l'homme. »
D'ailleurs, le cerveau humain n'a pas de lobe spécifique ou d'élément inconnu des autres êtres vivants, notamment dans la partie préfrontale, réputée le siège régulateur des pulsions, l' « organe de la civilisation » .
Il n'y a pas, non plus, d'aire de la conscience, cette fonction impliquant plutôt la collaboration de plusieurs zones.
Au-delà des grands singes et des mammifères supérieurs, Christof Koch pense, avec les éthologues, que les abeilles, les calmars et même les vers de terre sont capables de comportements sophistiqués, « de sorte qu'on ne peut exclure qu'ils possèdent aussi un certain niveau de conscience ».
Entraînées, les abeilles ne sont-elles pas capables de classer ce qui est grand et ce qui est petit?
Cela ne signifie pas, bien entendu, que tous les animaux aient la même conscience.
Mais, à moins d'être atteint de « mentaphobie » - terme forgé par l'éthologue Donald Griffin pour désigner le déni de toute conscience hors l'espèce humaine -, il est difficile de prétendre encore aujourd'hui que l'animal n'est qu'un automate cartésien aux réflexes stéréotypés, génétiquement programmés ou conditionnés par un apprentissage.
Il lui serait difficile de survivre s'il n'était sensible aux changements de son environnement et capable de fournir des réponses adaptées.
Savent-ils qu'ils savent ?
Toutefois, au-delà de cette conscience spontanée, l'animal a-t-il une conscience réflexive ?
Par exemple, les animaux savent- ils qu'ils savent ?
Là encore, certaines de nos préventions sont tombées récemment.
En 2007, des chercheurs de l'université de Géorgie (Etats-Unis) ont démontré que des rats soumis à des tests répondaient lorsqu'ils savaient qu'ils trouveraient la solution, mais s'abstenaient - préférant une consolation certes inférieure à la récompense en cas de succès, mais sûre - lorsqu'ils ne possédaient pas la réponse, par exemple, lors d'un exercice où ils devaient différencier deux longueurs de son différentes.
« Les rongeurs avaient donc conscience de ce qu'ils savaient et de ce qu'ils ne savaient pas, commente le biologiste Yves Christen, auteur d'une somme éblouissante sur les capacités des animaux. Jusque-là, seuls des macaques rhésus avaient démontré une telle métacognition. Soumis à des tests de mémoire, ils préféraient parfois passer leur tour, comme certains participants à des jeux télévisés. »
Il semble que les dauphins possèdent aussi cette capacité, même si les travaux menés sur un individu par David Smith, psychologue de l'université de Buffalo, sont incomplets.
Santino, chimpanzé facétieux
Mais le savoir sur le savoir équivaut- il à la conscience ?
Le savoir animal ne concerne-t-il pas que l'instant présent ?
Pas du tout.
Il existe des animaux capables de voyager mentalement dans le temps !
« Certains ne sont pas prisonniers du présent, assure Josep Call, psychologue à l'institut Max-Planck d'anthropologie et d'évolution de Leipzig (Allemagne), ils peuvent tenir compte des événements du passé et se projeter dans l'avenir. »
Sous sa houlette, des chimpanzés et un orangoutan ont montré qu'ils savaient patienter 70 minutes pour obtenir une soupe de fruit, plutôt que de se contenter immédiatement du fruit nature.
Bref, ils ont renoncé à un plaisir immédiat pour un plaisir ultérieur plus grand encore.
Mieux, ils étaient capables de s'organiser à l'avance, choisissant et conservant en main l'outil qui leur permettrait, quelques heures plus tard, de faire fonctionner une machine.
Santino, le chimpanzé facétieux d'un zoo de Furuvik (Suède), s'est illustré récemment en amassant des pierres en prévision du moment où il pourrait... bombarder des visiteurs.
Cependant, dans la nature, les grands singes ne préparent pas leurs outils longtemps à l'avance et les abandonnent après usage, peut- être parce qu'ils trouvent une abondance de matériaux sur place.
En liberté, seul «le corbeau de Nouvelle-Calédonie, qui fabrique crochets et harpons pour larder les chenilles, emporte parfois ses outils et les réutilise», assure l'éthologue australien Gavin Hunt.
Plus fort : les geais à gorge blanche testés par Nicola Clayton, de l'université de Cambridge (Royaume- Uni), entre 1998 et 2003, semblent avoir une « mémoire épisodique ».
La chercheuse a donné aux corvidés des chenilles et des cacahuètes que ces champions de la cachette ont promptement enterrées, selon leur habitude.
Les geais préfèrent les larves tendres, mais celles-ci perdent leur saveur au bout de cinq jours.
Or, « si on leur permet de récupérer leurs provisions après quatre jours, ils filent déterrer les chenilles ; mais à partir du cinquième jour, ils choisissent les cacahuètes », explique la biologiste.
Dans leur fonctionnement mnésique, ces oiseaux utilisent donc les trois critères du processus de mémoire épisodique : le « quoi », le « où » et le « quand ».
Les geais de Nicola Clayton sont également capables de planquer, en prévision, de la nourriture dans la cage où ils savent que l'expérimentateur ne dépose jamais rien à manger, contrairement aux autres cages.
Il est évident qu'ils se projettent dans l'avenir.
Josep Call Certains animaux ne sont pas prisonniers du présent.
Ils peuvent tenir compte des événements du passé et se projeter dans l'avenir.
Voyeur voleur
D'autres tests menés sur les geais et des écureuils montrent qu'ils déplacent leurs trésors, voire font consciencieusement semblant de les enterrer - pour les enfouir discrètement plus loin - s'ils se savent observés par un congénère animal ou par un étudiant.
Fait troublant, seuls les animaux qui ont déjà dérobé, au moins une fois, la nourriture d'autrui agissent ainsi.
Pensent-ils que le voyeur peut se transformer en voleur, et s'interrogent- ils sur ses intentions ?
Une telle disposition mentale est un indice susceptible de démontrer l'existence, chez eux, d'une théorie de l'esprit.
Justement, à quel point les animaux sont-ils aptes à se mettre mentalement à la place d'un autre (congénère ou expérimentateur) et à lui attribuer des intentions, voire des croyances ?
Les chiens et les chèvres peuvent apprendre à suivre la direction du regard d'un humain et utiliser efficacement les indices qu'il leur donne pour trouver un aliment.
La domestication peut expliquer cette aptitude, que l'on a également retrouvée chez les dauphins, les phoques à fourrure, les corbeaux et, tout récemment, les choucas en contact avec l'homme.
Priés de quémander leur nourriture à deux humains, l'un les yeux bandés, l'autre non, des éléphants se sont adressés à celui qui était susceptible de les voir.
Curieusement, des chimpanzés ont moins bien réussi ce test dit de Povinelli, du nom de Daniel Povinelli, psychologue de l'université de Louisiane.
Ce dernier dénie toute théorie de l'esprit aux chimpanzés.
Mais les conditions de ses expériences ont été vertement critiquées : il aurait notamment testé des chimpanzés trop jeunes, les petits humains échouant également à ces exercices.
Par ailleurs, d'autres grands singes, testés par David Premack - le premier à avoir postulé l'existence d'une théorie de l'esprit chez les chimpanzés en 1978 - ont réussi des tests similaires ou approchants.
Le primatologue Michael Tomasello, de l'institut Max-Planck de Leipzig, juge de son côté plus pertinent d'observer ce type d'interactions entre singes et non entre singes et humains.
Il a obtenu un résultat savoureux : les chimpanzés auxquels on donne le choix entre deux sources de nourriture - l'une visible, l'autre invisible par le mâle dominant - préfèrent s'emparer de l'aliment que le chef ne voit pas.
Pour pouvoir manger en paix ?
La dissimulation, fréquente chez les singes, a été mise en évidence lors d'expériences.
Les primates indiquent par exemple de fausses cachettes de bonbons à un expérimentateur s'ils ont appris à leurs dépens que ce dernier les gardait pour lui.
Koko, la femelle gorille formée au langage des signes (lire également pp. 8-13), a un gros mensonge à son actif.
Un jour qu'on lui demandait pourquoi elle avait détérioré un évier, elle accusa l'une de ses instructrices :
« Kate-évier- mal ».
Redoutait-elle une semonce ? (lire l'encadré ci-contre.)
Les tromperies de Dandy, un chimpanzé mâle, ont également stimulé la réflexion de l'éthologue Frans de Waal, de l'université Emory (Atlanta).
L'animal avait trouvé le moyen de s'accoupler malgré la présence du mâle dominant.
Il copulait avec sa femelle préférée de sorte que le chimpanzé puisse les voir tous deux en partie, sans toutefois visualiser l'accouplement.
La femelle, quant à elle, se gardait bien d'émettre le cri qu'elle poussait habituellement avec le dominant.
Mieux, Dandy neutralisait ses rivaux en alertant le dominant pour qu'il les chasse s'ils venaient à serrer d'un peu trop près « sa » femelle.
Difficile de lui dénier un savoir sur les intentions d'autrui.
Le miroir aux dauphins
Au terme de trente ans d'expériences et d'observations, et même si la question divise toujours les spécialistes, on peut accorder aux chimpanzés une théorie de l'esprit au moins partielle.
Ils semblent comprendre ce que l'autre voit et sait, et quel est le but de ses actions.
Pour Josep Call, cependant, « rien ne prouve qu'ils attribuent des désirs ou des croyances à autrui ».
En revanche, certains grands mammifères semblent avoir conscience d'eux-mêmes.
Après les chimpanzés, d'autres espèces ont réussi le test du miroir imaginé par le psychologue Gordon Gallup à partir des travaux de Jacques Lacan.
Ce dernier avait découvert qu'à partir de 18 mois, les jeunes humains confrontés à leur reflet dans une glace exploraient la partie de leur corps qui avait été marquée par une tache.
Dans les années 1990, Ken Marten, de l'université de Californie (Santa Cruz), a testé cette aptitude sur des lions de mer, des dauphins souffleurs, des orques et des pseudo-orques.
Ces animaux étant dépourvus de mains, il fallait rechercher chaque fois des comportements suggérant un autoexamen à partir de l'image reflétée : mouvements rythmiques de la tête, émission de bulles... et les distinguer de leurs comportements sociaux face à d'autres congénères.
Ardu.
Au final, si les orques et les dauphins s'examinent dans la glace, la réponse est moins claire pour les pseudo-orques, et les lions de mer échouent catégoriquement.
Derniers en date, des éléphants puis des pies ont traversé avec succès l'épreuve du miroir en 2006 et 2008 !
Toutefois, l'explication selon laquelle la réussite au test de la tache prouve que l'animal se reconnaît « en tant que lui-même » est remise en question, toujours par le sceptique Daniel Povinelli : il interprète cette réussite dans des termes plus économiques en considérant que les animaux ne se reconnaissent pas dans le miroir comme nous, mais qu'ils reconnaissent leurs mouvements, comme d'ailleurs les jeunes enfants.
Il s'agirait d'une reconnaissance « kinesthésique ».
Le débat n'est donc pas clos.
Métacognition, voyage dans le temps, théorie de l'esprit, reconnaissance de soi...
Toutes ces aptitudes sont incomparables, selon des chercheurs comme Josep Call, qui se refuse à établir une articulation, encore moins une hiérarchie, entre elles.
Reste que dans ces expériences, les animaux sont mis en demeure de répondre à nos questions, de parler notre
langage.
« Il serait plus intéressant d'observer quelles questions ils se posent spontanément, imagine le biologiste Yves Christen. Cela demande évidemment une tout autre approche, des expériences menées dans un esprit de coopération, voire l'apprentissage - même partiel - par les humains de leur langage. Bien sûr, ce n'est pas pour demain. »
Comme le dit l'éthologue Boris Cyrulnik :
« Le jour où l'on comprendra qu'une pensée sans langage existe chez les animaux, nous mourrons de honte de les avoir enfermés dans des zoos et de les avoir humiliés par nos rires. »
***
Christof Koch, A la recherche de la conscience, Odile Jacob, 2006.
Donald Griffin, La Pensée animale, Denoël, 1998.
Yves Christen, L'animal est-il une personne ? Flammarion, 2009.
Mark Bekoff, Les Emotions des animaux, Payot, 2009.
Karine Lou Matignon, Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, Albin Michel, 2000.
RACHEL MULOT