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Textes - Page 13

  • Halte à l'esclavage sexuel ! (Taslima Nasreen pour Le Monde)

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    LE MONDE | 28.11.2013 à 09h32 • Mis à jour le 28.11.2013 à 14h57 |

    Taslima Nasreen (Ecrivaine)

    Pour moi, comme pour la plupart des féministes, la prostitution, c'est-à-dire l'esclavage sexuel, doit disparaître. Etonnamment, cette affirmation et mon soutien apporté à la loi qui en Suède pénalise les clients m'ont valu des critiques nombreuses et enflammées, notamment de libres-penseurs, d'athées, de laïques, d'humanistes et de rationalistes.

    Ces réactions, qui se drapent dans le choix et la liberté de la prostitution, m'oppressent. Je me demande combien de personnes, parmi ceux qui assurent que des femmes se prostituent par choix, encourageraient leurs filles bien-aimées à se prostituer. Les prostituées elles-mêmes ne le souhaitent pas à leurs filles. Elles rêvent désespérément de pouvoir les scolariser, pour qu'elles aient une éducation et un métier correct.

    SE NOURRIR ET NOURRIR LEURS ENFANTS

    Des chercheurs qui ont travaillé sur le sujet montrent que, pour la plupart des prostituées, cela n'a pas été un choix. Elles n'ont pas décidé de devenir prostituée plutôt que médecin, ingénieure ou avocate. Leur « choix » » est plus généralement celui de trouver suffisamment d'argent pour se nourrir et nourrir leurs enfants.

    Quand on les interroge, ces femmes répondent dans une proportion constante d'environ 90 % qu'elles souhaitent sortir immédiatement de la prostitution, mais cette décision ne leur appartient pas : elle appartient à leur proxénète, à leur mari, au propriétaire de leur logement, à leurs addictions, au ventre de leurs enfants.

    Une étude menée auprès des femmes se livrant à la prostitution de rue à Toronto (Canada) a ainsi établi qu'elles étaient près de 90 % à vouloir en sortir, sans y parvenir. Selon des travaux conduits dans cinq pays, 92 % des femmes, des hommes et des transgenres qui se prostituent souhaitaient bénéficier sans délai d'une aide pour en sortir. Face à tous ces êtres qui veulent en sortir, comment affirmer que se maintenir dans la prostitution relève d'un choix ?

    Certes, un petit nombre de femmes disent se prostituer par choix, mais surtout dans un contexte public, orchestré par l'industrie du sexe. Je serais très curieuse de savoir en quoi elles aiment ces viols quotidiens. Qui les pousse à penser que c'est un bon moyen de gagner de l'argent ?

    Chaque jour, des pères vendent leurs petites filles à des maisons de prostitution. Chaque jour, des petits amis, des maris, des voisins, des connaissances vendent des jeunes femmes à des maisons de prostitution. Chaque jour, des filles et des femmes pauvres tombent sous la coupe de réseaux d'exploitation sexuelle. Je me suis rendue dans des bordels, en Inde et en Suède. Dans le pays riche comme dans le pays en développement, j'y ai vu des êtres livrés à un sort terrible.

    DÉNONCER LES VIOLENCES

    Voilà pourquoi je soutiens la proposition de loi portée par Najat Vallaud-Belkacem visant à pénaliser les clients de la prostitution, tout comme j'ai soutenu la loi qui, en Suède, porte ses fruits en dissuadant le consommateur (la prostitution y a diminué de moitié), mais aussi en autorisant les prostituées à dénoncer les violences qui leur sont faites.

    Il est faux de dire que la pénalisation des clients conduira les prostituées à quitter la rue pour travailler depuis Internet et à s'exposer à des violences accrues. La violence de la prostitution n'a lieu ni sur Internet ni dans la rue, elle est dans le lit. Grâce à cette loi, une prostituée peut prendre un client, le laisser assumer ce risque, mais le dénoncer si elle change d'avis. Enfin un choix, un vrai, que ce type de législation offre aux victimes d'exploitation sexuelle.

    Traduit de l'anglais par Julie Marcot

  • "Refusons le puritarisme et la déraison" (Caroline Fourest - Le Monde)

    Le féminisme se démocratise. Il suffit de voir le nombre de personnes se disant féministes pour mieux soutenir le port du voile et la prostitution. La très grande vitalité de l'industrie mafieuse et la très grande générosité de l'économie qatarie ne peuvent, à elles seules, expliquer un tel engouement. Il existe de vraies divergences de points de vue entre différents féminismes, d'un sujet à l'autre.

    Le Strass (Syndicat du travail sexuel) ne voit aucune difficulté à militer pour le port du voile et la prostitution en même temps. Les réseaux de l'industrie du sexe diffusent volontiers une affiche appelant à un « 8 mars pour toutes », où l'héroïne arbore un sigle féministe dans la main et un voile sur la tête.

    UNE VISION DU DROIT DE CHOISIR

    En retour, les réseaux pro-islamistes et pro-voile soutiennent leurs camarades pro-putes. Au nom d'une vision du droit de choisir bien théorique, déconnectée de tout désir de transformation sociale. Comme si tous les choix se valaient, comme si le féminisme n'avait rien à dire sur les rapports de force pesant sur ces « vocations » de femmes. Au choix, être la vierge ou la prostituée. Si possible les deux.

    Pour les signataires de l'appel « Féministes, donc contre la pénalisation des clients », qui rassemble des proches des Indigènes de la République et Act-Up en passant par les Indivisibles, toute loi portant sur la sexualité est vécue comme répressive et non émancipatrice. Même s'il s'agit non pas d'enfermer des transsexuels ou des homosexuels… mais de dissuader des clients de les acheter.

    Bien sûr, la question de l'efficacité de la loi mérite d'être débattue. Ceux qui détestent la « morale sexuelle » et militent pour la prévention du sida soulignent légitimement le risque de pousser les prostituées à négocier leurs tarifs loin des regards et donc des travailleurs sociaux pouvant les aider à se « protéger ».

    Le risque étant de glorifier une prostitution de rue guère enviable et peu protectrice, et de passer à côté de l'essentiel : celles et ceux qui se prostituent aiment tellement leur « job » qu'ils refusent souvent de prendre soin de leur corps déshumanisé et peuvent à tout moment accepter d'être consommés sans capote.

    C'est la prostitution en soi qui détruit la majorité des prostituées. Il faudrait la légaliser, l'encourager ? La pénalisation du racolage passif, tout le monde au moins est d'accord dessus, était absurde. Une double peine idiote faisant porter le délit sur la personne qui se vend, à la fois victime et coupable. Le fait de pénaliser les clients a au moins le mérite de pénaliser celui qui achète. Mais surtout soyons clair, très peu de clients seront arrêtés s'ils ne sont pas dénoncés par les prostituées, qui disposeront d'une arme pour équilibrer le rapport de force.

    DES PROSTITUÉES EN DANGER

    Car c'est bien au moment de passer à l'acte et non au moment de négocier, dans la rue ou sur Internet, qu'une personne prostituée est en danger. Quand elle n'est pas victime de chantage, de violences et de séquestration de la part des réseaux qui l'exploitent. Un trafic d'êtres humains et des passes à la chaîne constituent l'essentiel de la prostitution. N'en déplaise à ceux qui confondent l'industrie du sexe avec l'industrie du luxe, version escort girl, les professions libérales et libres sont bien rares. La loi n'est pas faite pour elles, mais pour le prolétariat esclavagisé.

    De même que la loi sur les signes religieux à l'école publique n'est pas faite pour celles qui préfèrent faire passer leurs convictions religieuses avant l'instruction publique, mais pour toutes celles qui voudraient bien finir leurs études sans se faire traiter de salopes parce qu'elles vont à l'école sans voile.

    Bien des femmes choisissent de se voiler. Elisabeth Badinter ne pense pas pour autant que le voile soit un choix à soutenir en tant que féministe. En revanche, la pénalisation des clients équivaut, selon elle, à « une déclaration de haine » envers « la sexualité masculine ». Au nom d'une vision libertaire du féminisme, ou plutôt libérale, qui laisse entendre que la sexualité masculine se caractérise par son consumérisme.

    A l'opposé, des féministes d'inspiration plus anticapitalistes, comme Osez le féminisme, n'hésitent pas à se dire abolitionniste, et même anti-gestation pour autrui, par principe. Comme si les services liés au corps ne pouvaient jamais être monnayés sans porter atteinte à la dignité humaine.

    Le féminisme, décidément, épouse des priorités bien différentes selon qu'il soit libéral ou anticapitaliste, tiers-mondiste ou antitotalitaire. Il devrait tout de même se garder de verser dans le puritanisme absolu ou, à l'inverse, dans la déraison feignant de confondre l'oppression avec un choix éclairé. A moins de perdre son sens émancipateur, qui est un peu son cœur.

    Caroline Fourest (Essayiste et journaliste)

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/28/refusons-le-puritarisme-et-la-deraison_3521320_3232.html

  • "L’égalité passe par la pénalisation du client" (Christine Delphy, Françoise Héritier, Yvette Roudy - Le Monde)

    La simple cohérence veut qu'après le droit de cuissage et le harcèlement sexuel (accès sexuel obtenu par le pouvoir), après le viol (obtenu par la force), ce séculaire droit masculin conféré par l'argent, l'achat d'acte sexuel, soit à son tour remis en cause.

    Dès les années 1980, les études du sociologue suédois Sven Axel Mansson débusquaient, dans la prostitution, un système fortement conservateur, un « espace homosocial libéré des exigences égalitaires des femmes » « l'ordre ancien est restitué ». En 2004, la seule enquête nationale jamais menée en France mettait au jour un imaginaire sexuel souvent fondé sur la domination, la violence et la chosification de l'autre.

    « REMETTRE LES FEMMES À LEUR PLACE »

    Manifestations sportives, signatures de contrats, fins de soirée arrosées… Au nom d'une idée – datée – de la virilité, le client achète le pouvoir d'imposer son bon plaisir à des femmes qui se voient ainsi retirer le droit, pourtant chèrement conquis, de lui dire non. En se dédouanant d'un billet, il exprime son appartenance à un monde masculin traditionnel qui entend « remettre les femmes à leur place ».

    Ce qui le caractérise, c'est l'indifférence morale. « Quand je mange un bifteck, je ne me demande pas si la vache a souffert », dit l'un d'entre eux, interrogé sur le risque d'exploiter une victime de la traite. « Tu n'as que ça ? », lance un autre à la tenancière d'un bar à hôtesses. Le huis clos prostitutionnel est le lieu emblématique du mépris, voire de la haine des femmes, qui s'expriment sur les forums des sites d'« escort » où les commentaires rivalisent de sexisme et de racisme.

    Ce qu'achète le client prostitueur, c'est le droit d'échapper aux règles et aux responsabilités qui fondent la vie en société. Dans la prostitution, il trouve le dernier espace qui le protège du devoir de répondre de ses actes : un territoire d'exception où les violences et humiliations qu'il exerce sont frappées de nullité, au prétexte qu'il a payé. Il est pourtant, comme le montrent toutes les enquêtes, le premier auteur des violences subies par les personnes prostituées : insultes, agressions, viols et même meurtres. Et les travaux actuels montrent qu'il est à la source d'atteintes graves à leur santé physique et psychologique.

    Ces mises au jour progressives n'empêchent pas ce consommateur de plus en plus décomplexé de faire son marché dans un vivier de femmes dont les parcours sont marqués par la précarité, les violences, les proxénètes et les réseaux. Faut-il rappeler que le protocole de Palerme (Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000) comme la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite de Varsovie (2005) demandent aux Etats de « décourager la demande » qui est à l'origine de la traite des êtres humains ? Ces textes invitent à adopter des mesures sociales, culturelles, éducatives, mais aussi législatives pour y parvenir.

    EXIGENCE DE COHÉRENCE

    Inévitablement, les résistances sont nombreuses. Pour s'opposer à la remise en cause de ce droit séculaire sont invoqués les risques de clandestinité (l'aveu même de la dangerosité du tête-à-tête avec le client !) ou encore le pragmatisme.

    Pénaliser les clients n'obéit pas à un goût pour la répression, mais à une exigence de cohérence. Comment se satisfaire du statu quo ? Des personnes prostituées considérées comme des délinquantes, des clients comme des innocents, des étrangères exposées à la menace de l'expulsion quand il faudrait les protéger des réseaux qui les exploitent…

    Comment avancer dans la prévention de la prostitution et la création d'alternatives si aucune sanction ne vient responsabiliser ceux qui en sont les moteurs ? A quoi bon multiplier les incantations sur la lutte contre les violences ou l'égalité entre les filles et les garçons, si le droit de les fouler au pied reste préservé dans la prostitution ?

    Seule une politique courageuse pourrait faire reculer cet archaïsme indigne de nos démocraties et libérer la sexualité, non seulement de l'ordre moral et de la violence, mais aussi du carcan du marché. Cette révolution culturelle permettrait de mesurer enfin la volonté des hommes de considérer les femmes comme des égales, de leur reconnaître des désirs, le même droit qu'eux au plaisir et une place à égalité dans la société.

    Christine Delphy (Sociologue)
    Françoise Héritier (Anthropologue)
    Yvette Roudy (Ancienne ministre des droits des femmes)

    Cette tribune est également signée par:

    Olympia Alberti, écrivaine ; Eva Darlan, comédienne, écrivaine ; Claudine Legardinier, auteure, en collaboration avec Saïd Bouamama, du livre " Les Clients de la prostitution, l'enquête " (Presses de la Renaissance, 2006) ; Florence Montreynaud, historienne ; Coline Serreau, cinéaste

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/28/l-egalite-passe-par-la-penalisation-du-client_3521324_3232.html

  • "Halte à l'esclavage sexuel ! Mettons à l'abri les victimes" (Taslima Nasreen - Le Monde)

    Pour moi, comme pour la plupart des féministes, la prostitution, c'est-à-dire l'esclavage sexuel, doit disparaître. Etonnamment, cette affirmation et mon soutien apporté à la loi qui en Suède pénalise les clients m'ont valu des critiques nombreuses et enflammées, notamment de libres-penseurs, d'athées, de laïques, d'humanistes et de rationalistes.

    Ces réactions, qui se drapent dans le choix et la liberté de la prostitution, m'oppressent. Je me demande combien de personnes, parmi ceux qui assurent que des femmes se prostituent par choix, encourageraient leurs filles bien-aimées à se prostituer. Les prostituées elles-mêmes ne le souhaitent pas à leurs filles. Elles rêvent désespérément de pouvoir les scolariser, pour qu'elles aient une éducation et un métier correct.

    SE NOURRIR ET NOURRIR LEURS ENFANTS

    Des chercheurs qui ont travaillé sur le sujet montrent que, pour la plupart des prostituées, cela n'a pas été un choix. Elles n'ont pas décidé de devenir prostituée plutôt que médecin, ingénieure ou avocate. Leur « choix » » est plus généralement celui de trouver suffisamment d'argent pour se nourrir et nourrir leurs enfants.

    Quand on les interroge, ces femmes répondent dans une proportion constante d'environ 90 % qu'elles souhaitent sortir immédiatement de la prostitution, mais cette décision ne leur appartient pas : elle appartient à leur proxénète, à leur mari, au propriétaire de leur logement, à leurs addictions, au ventre de leurs enfants.

    Une étude menée auprès des femmes se livrant à la prostitution de rue à Toronto (Canada) a ainsi établi qu'elles étaient près de 90 % à vouloir en sortir, sans y parvenir. Selon des travaux conduits dans cinq pays, 92 % des femmes, des hommes et des transgenres qui se prostituent souhaitaient bénéficier sans délai d'une aide pour en sortir. Face à tous ces êtres qui veulent en sortir, comment affirmer que se maintenir dans la prostitution relève d'un choix ?

    Certes, un petit nombre de femmes disent se prostituer par choix, mais surtout dans un contexte public, orchestré par l'industrie du sexe. Je serais très curieuse de savoir en quoi elles aiment ces viols quotidiens. Qui les pousse à penser que c'est un bon moyen de gagner de l'argent ?

    Chaque jour, des pères vendent leurs petites filles à des maisons de prostitution. Chaque jour, des petits amis, des maris, des voisins, des connaissances vendent des jeunes femmes à des maisons de prostitution. Chaque jour, des filles et des femmes pauvres tombent sous la coupe de réseaux d'exploitation sexuelle. Je me suis rendue dans des bordels, en Inde et en Suède. Dans le pays riche comme dans le pays en développement, j'y ai vu des êtres livrés à un sort terrible.

    DÉNONCER LES VIOLENCES

    Voilà pourquoi je soutiens la proposition de loi portée par Najat Vallaud-Belkacem visant à pénaliser les clients de la prostitution, tout comme j'ai soutenu la loi qui, en Suède, porte ses fruits en dissuadant le consommateur (la prostitution y a diminué de moitié), mais aussi en autorisant les prostituées à dénoncer les violences qui leur sont faites.

    Il est faux de dire que la pénalisation des clients conduira les prostituées à quitter la rue pour travailler depuis Internet et à s'exposer à des violences accrues. La violence de la prostitution n'a lieu ni sur Internet ni dans la rue, elle est dans le lit. Grâce à cette loi, une prostituée peut prendre un client, le laisser assumer ce risque, mais le dénoncer si elle change d'avis. Enfin un choix, un vrai, que ce type de législation offre aux victimes d'exploitation sexuelle.

    Traduit de l'anglais par Julie Marcot

    Taslima Nasreen (Ecrivain)

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/28/halte-a-l-esclavage-sexuel_3521323_3232.html

  • L’égalité passe par la pénalisation du client (Le Monde)

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    LE MONDE | 28.11.2013 à 09h19 • Mis à jour le 28.11.2013 à 10h09 |

    Christine Delphy (Sociologue), Françoise Héritier (Anthropologue) et Yvette Roudy (Ancienne ministre des droits des femmes)

    La simple cohérence veut qu'après le droit de cuissage et le harcèlement sexuel (accès sexuel obtenu par le pouvoir), après le viol (obtenu par la force), ce séculaire droit masculin conféré par l'argent, l'achat d'acte sexuel, soit à son tour remis en cause.

    Dès les années 1980, les études du sociologue suédois Sven Axel Mansson débusquaient, dans la prostitution, un système fortement conservateur, un « espace homosocial libéré des exigences égalitaires des femmes » « l'ordre ancien est restitué ». En 2004, la seule enquête nationale jamais menée en France mettait au jour un imaginaire sexuel souvent fondé sur la domination, la violence et la chosification de l'autre.

    « REMETTRE LES FEMMES À LEUR PLACE »

    Manifestations sportives, signatures de contrats, fins de soirée arrosées… Au nom d'une idée – datée – de la virilité, le client achète le pouvoir d'imposer son bon plaisir à des femmes qui se voient ainsi retirer le droit, pourtant chèrement conquis, de lui dire non. En se dédouanant d'un billet, il exprime son appartenance à un monde masculin traditionnel qui entend « remettre les femmes à leur place ».

    Ce qui le caractérise, c'est l'indifférence morale. « Quand je mange un bifteck, je ne me demande pas si la vache a souffert », dit l'un d'entre eux, interrogé sur le risque d'exploiter une victime de la traite. « Tu n'as que ça ? », lance un autre à la tenancière d'un bar à hôtesses. Le huis clos prostitutionnel est le lieu emblématique du mépris, voire de la haine des femmes, qui s'expriment sur les forums des sites d'« escort » où les commentaires rivalisent de sexisme et de racisme.

    Ce qu'achète le client prostitueur, c'est le droit d'échapper aux règles et aux responsabilités qui fondent la vie en société. Dans la prostitution, il trouve le dernier espace qui le protège du devoir de répondre de ses actes : un territoire d'exception où les violences et humiliations qu'il exerce sont frappées de nullité, au prétexte qu'il a payé. Il est pourtant, comme le montrent toutes les enquêtes, le premier auteur des violences subies par les personnes prostituées : insultes, agressions, viols et même meurtres. Et les travaux actuels montrent qu'il est à la source d'atteintes graves à leur santé physique et psychologique.

    Ces mises au jour progressives n'empêchent pas ce consommateur de plus en plus décomplexé de faire son marché dans un vivier de femmes dont les parcours sont marqués par la précarité, les violences, les proxénètes et les réseaux. Faut-il rappeler que le protocole de Palerme (Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000) comme la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite de Varsovie (2005) demandent aux Etats de « décourager la demande » qui est à l'origine de la traite des êtres humains ? Ces textes invitent à adopter des mesures sociales, culturelles, éducatives, mais aussi législatives pour y parvenir.

    EXIGENCE DE COHÉRENCE

    Inévitablement, les résistances sont nombreuses. Pour s'opposer à la remise en cause de ce droit séculaire sont invoqués les risques de clandestinité (l'aveu même de la dangerosité du tête-à-tête avec le client !) ou encore le pragmatisme.

    Pénaliser les clients n'obéit pas à un goût pour la répression, mais à une exigence de cohérence. Comment se satisfaire du statu quo ? Des personnes prostituées considérées comme des délinquantes, des clients comme des innocents, des étrangères exposées à la menace de l'expulsion quand il faudrait les protéger des réseaux qui les exploitent…

    Comment avancer dans la prévention de la prostitution et la création d'alternatives si aucune sanction ne vient responsabiliser ceux qui en sont les moteurs ? A quoi bon multiplier les incantations sur la lutte contre les violences ou l'égalité entre les filles et les garçons, si le droit de les fouler au pied reste préservé dans la prostitution ?

    Seule une politique courageuse pourrait faire reculer cet archaïsme indigne de nos démocraties et libérer la sexualité, non seulement de l'ordre moral et de la violence, mais aussi du carcan du marché. Cette révolution culturelle permettrait de mesurer enfin la volonté des hommes de considérer les femmes comme des égales, de leur reconnaître des désirs, le même droit qu'eux au plaisir et une place à égalité dans la société.

     Cette tribune est également signée par

    Olympia Alberti, écrivaine ; Eva Darlan, comédienne, écrivaine ; Claudine Legardinier, auteure, en collaboration avec Saïd Bouamama, du livre " Les Clients de la prostitution, l'enquête " (Presses de la Renaissance, 2006) ; Florence Montreynaud, historienne ; Coline Serreau, cinéaste.

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/28/l-egalite-passe-par-la-penalisation-du-client_3521324_3232.html?xtmc=le_monde_violence_femmes&xtcr=2

  • De la violence comme « divertissement » (Gary Francione)

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    Grand Theft Auto 5, jeu interactif consistant à participer à toutes sortes de violences cybernétiques contre les humains, y compris l’homicide, la torture et le viol (ou peut-être s’agit-il « juste » de cannibalisme), mais également contre les non-humains, est apparemment devenu le produit de divertissement qui s’est vendu le plus rapidement de tous les temps.
     
    Quand j’ai émis un commentaire critique sur Facebook, toute une horde de joueurs est devenue furieuse à la simple suggestion que ce type de « jeux » nous encourageait à devenir insensibles à la violence. Ils insistaient sur le fait qu’on arrive à séparer le « jeu » de la réalité.
     
    Les images violentes qui sont pour nous synonymes de « divertissement » pourraient ne pas pousser directement les gens à agir de façon différente, mais elles provoquent, sans aucun doute, un durcissement de la société ; elles déforment notre perception morale. Elles transforment ces images violentes en quelque chose qui ne nous repousse plus. Et cela est incontestablement significatif.
     
    Vous voulez savoir pourquoi tant de « bonnes » personnes aux Etats-Unis ne se sont pas opposées à l’esclavage lié à la race ? Une des raisons en est qu’elles étaient entourées de nombreuses autres personnes qui soutenaient cette institution et considéraient « normal » le fait de posséder des Africains. Elles étaient insensibles à la violence de l’esclavage parce que cette violence les entourait. Elle ne les repoussait pas car elle faisait partie de la réalité morale qu’ils percevaient. Lorsque nous sommes cernés par une culture de violence et que nous nous y complaisons, nous devenons pareillement insensibles à la violence. Refuser de l’admettre est plus qu’absurde. Et c’est pour cela qu’au lieu de nous interposer et de venir en aide lorsque survient un incident violent dans la rue, nous restons là à ne rien faire, tout en filmant l’événement sur nos Smartphones.
     
    Il y a des années, feu la féministe Andrea Dworkin affirmait que la pornographie violente engendrait des agressions sexuelles contre les femmes. Qu’elle ait raison ou non à propos d’un quelconque lien causal n’est pas le sujet. Même si le fait d’érotiser la violence contre les femmes ne peut être mis directement en relation avec l’agression sexuelle d’une femme précise, ce type de « divertissement » nous rend nécessairement, en tant que société, plus insensibles à la violence envers les femmes. Et c’est peut-être cela qui cause l’épidémie de violence contre les femmes qui existe de nos jours.
     
    Alors, pouvons-nous séparer dans un sens le « divertissement » de la réalité ? Bien sûr. Mais pouvons-nous nier pour autant que le fait de considérer comme un « divertissement » l’imagerie violente impliquant des humains et des non-humains nous rend moralement insensibles ? Non, nous ne le pouvons pas. Et cela met la bonne foi à rude épreuve que de prétendre le contraire.
     
    Je suis d’accord avec ceux qui disent que nos divertissements ont toujours été violents. Mais il est absurde d’affirmer qu’il n’y a pas de différence qualitative entre le Dracula de Bela Lugosi et des films comme Saw et Hostel, ou encore les jeux vidéo comprenant une violence extrême et « participative » contre des humains et des animaux.
     
    Une des choses qui motivait l’opposition à la guerre du Viêt-Nam était les images d’enfants brûlés par le napalm. Après le Viêt-Nam, les reporters étaient « enfouis » pour éviter qu’ils continuent à diffuser ce genre d’images. Mais cela n’a plus d’importance de toute façon. Nous avons tellement l’habitude de voir des choses qui font que le napalm ressemble à une vraie partie de plaisir, que l’image d’un enfant en train d’en souffrir vraiment pourrait nous déranger, mais ne possède plus la force émotionnelle qu’elle avait à une époque et n’arrive plus à nous donner envie d’élever nos voix pour protester durablement.
     
    Comprenez bien que je ne suis pas en train de soutenir la censure de films, de jeux vidéo ou de toute autre chose par le gouvernement. Les gouvernements ont de mauvais antécédents en la matière. Et je ne conteste pas que nous soyons en mesure, à un certain niveau, de séparer le « divertissement » de la réalité, en ce que ceux qui trouvent la violence divertissante ne s’engagent pas tous dans la violence.
     
    En revanche, je suis pour le fait de nous demander pourquoi nous trouvons que les images d’extrême violence contre les humains et les non-humains ne sont pas repoussantes, et pourquoi nous les considérons, en effet, divertissantes.
     
    ****
     
    Si vous n’êtes pas végan, devenez-le s’il vous plaît. Le véganisme est une question de non-violence. C’est d’abord une question de non-violence envers les autres êtres sentients. Mais c’est aussi une question de non-violence envers la terre et envers vous-même.
     
    Et ne vous faites jamais avoir par cette idée insensée que nous devrions soutenir l’« exploitation heureuse » afin que les gens deviennent végans. C’est le contraire : l’industrie tout entière de l’ « exploitation heureuse » n’a qu’un seul but : faire en sorte que le public soit encore plus à l’aise avec l’exploitation animale.


    Gary L. Francione
    Professeur, Rutgers University
    ©2013 Gary L. Francione
     
  • "Le désir des hommes livré à l'industrie du prêt-à-jouir", Nancy Huston (Le Monde)

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    LE MONDE | 10.11.2013 à 20h40 • Mis à jour le 11.11.2013 à 15h14 | Par Nancy Huston (Romancière et essayiste)

    "Tous deux s'accrochaient à un fantasme plutôt que l'un à l'autre, cherchaient non à s'offrir les secrets de leur corps mais à sucer du plaisir des fissures de leur esprit. Où qu'ils se tournaient, ils se trouvaient empêtrés dans les vrilles de la honte ; tous les gros mots de leur vocabulaire se moquaient de ce qu'ils faisaient. » Personne, peut-être, ce dernier siècle, n'a réfléchi à la sexualité avec plus d'acuité que l'auteur américain James Baldwin (1924-1987). Pas sur la sexualité des Noirs ou celle des gays (bien qu'il fût lui-même, selon ses propres termes, « un nègre et un pédé »), non, sur la sexualité en général qui, comme à peu près tout dans le monde contemporain, tend à devenir une industrie capitaliste dominée par des hommes blancs.

    Le débat autour de la pénalisation éventuelle des clients des prostituées et les réactions ineptes à ce projet (genre « Manifeste des 343 salauds ») pourraient nous inciter à relire ce grand écrivain, notamment son roman Un autre pays (Gallimard, 1996) ou son essai consacré à Gide, La Prison mâle (paru dans Personne ne sait mon nom, Gallimard, 1998). « Quand les hommes n'arrivent plus à aimer les femmes, dit Baldwin à la fin de ce dernier essai, ils cessent aussi de s'aimer, de se respecter et de se faire confiance entre eux, ce qui rend leur isolement complet. Rien n'est plus dangereux que cet isolement-là, car les hommes commettront n'importe quel crime plutôt que de l'endurer. » Comme ce serait utile, pour ne pas dire merveilleux, que de temps à autre, l'on cesse de parler du « problème féminin » et que les hommes s'intéressent à eux-mêmes en tant qu'ils sont singuliers.

    Baldwin sait que la prostitution est une fausse solution à un vrai problème. « Un temps, cela lui avait paru plus simple. Mais même le plaisir simple, acheté et payé, ne mettait pas longtemps à faillir – le plaisir, s'avérait-il, n'était pas simple. (…) Peu à peu, contre son gré, il fut forcé de se rendre compte qu'il avait couru les risques ni pour tester sa virilité ni pour rehausser son sens de la vie. Il s'était réfugié dans l'aventure du dehors pour éviter les heurts et la tension de l'aventure qui, dedans, avançait inexorablement. » L'on évite de regarder ce qui se passe à l'intérieur. L'on évite de parler du sens de la vie, des difficultés d'entente entre les sexes… L'on va au plus vite : aventure du dehors.

    En France, on a beau avoir décrété la mort de Dieu et séparé l'Etat de l'Eglise, les grandes questions auxquelles Dieu et l'Eglise étaient une tentative de réponse restent entières. Elles n'ont pas été dissoutes, au XVIIIe siècle, par l'orgasme rugissant des libertins du marquis de Sade éventrant des vierges, ni, au XIXe, par la poésie sombre et sidérante d'un Baudelaire, ni, au XXe, par l'expérience des limites d'un Georges Bataille ou l'holocauste consenti d'une Pauline Réage, ni, au XXIe, par l'universelle disponibilité de putes et d'images de putes que permet le Net.

    Aujourd'hui, on se trouve dans une situation hautement paradoxale qui, n'étaient-ce les dégâts qu'elle entraîne, confinerait au comique. Grâce à nos médias performants et omniprésents, on reçoit chaque jour d'innombrables messages sauvages primitifs antiques pour ne pas dire préhistoriques : l'homme est un guerrier déchaîné meurtrier musclé violent ; la femme est une chose à décorer, à maquiller, à habiller, à déshabiller, à protéger, à sauver, à frapper et à baiser. Les hommes se rentrent dedans, en politique, en économie, en sport, sur les champs de bataille, les femmes s'occupent indéfiniment d'être belles et/ou maternelles.

    Mais comme, selon notre idéologie officielle, il n'y a pas de différence des sexes qui vaille, comme la République, tel Tartuffe, refuse de percevoir le désarroi de ses citoyens face à la liberté, l'égalité et la fraternité de ses citoyennes, il n'est que minimalement tenu compte des problèmes sexuels dans l'éducation (familiale ou scolaire) que nous prodiguons aux enfants et adolescents mâles.

    Certes il est souhaitable que les garçons aient une connaissance solide de l'anatomie féminine, de la menstruation, de la contraception… Mais qu'en est-il de leurs propres troubles troublants ? L'effet de la montée des hormones n'est pas le même chez le garçon que chez la fille. Qu'est-ce qu'avoir un corps masculin désirant, bandant, frémissant, vulnérable, bouleversé ? Que faire des fantasmes qui tourmentent ? Peut-on se donner soi-même du plaisir hors culpabilité… et hors vulgarité ? Que faire de l'amour, de la jalousie, de l'impuissance, de la dépression post-coïtale ? Que faire des passions et peurs que suscite la sexualité masculine naissante, souvent totalement obsédante ?

    Eh bien, répondent avec un bel ensemble les parents, enseignants et écrivains français : rien, puisqu'il n'y a pas de différence. Ce qui – la curiosité étant intense et les hormones puissantes – laisse le champ libre au prêt-à-jouir, la jungle envahissante de ce qui va vite et se vend bien, oui, l'équivalent rigoureux du fast-food : le fast-sex de la pornographie.

    Liberté sexuelle ? Tout juste le contraire. L'Eglise stigmatisait la sexualité, parlait de parties honteuses ; la pornographie massivement consommée jour après jour est liée aux mêmes opprobres, hontes et interdits. Elle est un monde de pure contrainte. Liberté d'expression ? Loin de là. Qui s'exprime et qu'est-ce qui s'exprime là-dedans ? La seule chose libre dans la pornographie, comme dans les McDo, ou les poulaillers sans fenêtres, ou les maïs transgéniques, c'est le marché.

    Il est bien possible que la sexualité ne puisse pas être « libérée ». Sa fonction primordiale étant la reproduction de l'espèce, elle est très littéralement une question de vie et de mort. D'où la violence parfois extrême de la jalousie sexuelle (surtout masculine). Que la fonction reproductrice puisse être désactivée, nous allouant de longues et belles années de pratiques sexuelles stériles, ne suffit pas pour bannir les affects qui l'accompagnent depuis la nuit des temps pour des raisons de survie. Sans quoi, le monde entier eût suivi le lénifiant conseil des hippies des années 1960 : « Faites l'amour, pas la guerre. »

    James Baldwin encore, dont le héros déambule dans les rues de New York : « Il n'arrivait pas à se débarrasser du sentiment qu'une sorte de peste faisait rage, même si, officiellement, on le niait tant en public qu'en privé. Même les jeunes semblaient atteints – et à vrai dire plus gravement que les autres. Les garçons en blue-jean couraient ensemble, osant à peine se faire confiance et cependant unis, tout comme leurs aînés, dans une puérile méfiance des filles. Leur démarche même, sorte de balancement anti-érotique actionné par les genoux, était une parodie tant de la locomotion que de la virilité. Ils semblaient reculer devant tout contact avec leurs organes sexuels – que soulignaient pourtant leurs habits de façon flamboyante et paradoxale. Ils semblaient – mais était-ce vrai ? et comment cela s'était-il produit ? – à l'aise avec la brutalité, habitués à l'indifférence, terrorisés par l'affection humaine. De façon bien étrange, ils semblaient ne pas s'en estimer dignes. »

    L'angoisse de vivre et de chercher un sens à la vie demeure. Prostitution et pornographie cristallisent, en ceux – et bien sûr en celles, moins nombreuses – qui les consomment, le non-contact, le non-partage, l'impersonnalisation de leur propre corps. Il faut lire James Baldwin, Rainer Maria Rilke, Tarjei Vesaas. Etudier les nus en peinture. Sauver ce qui, de l'humain, peut l'être. Tenter d'arrêter les dégâts… non pas contre les hommes, mais avec eux.

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/11/10/le-desir-des-hommes-livre-a-l-industrie-du-pret-a-jouir-par-nancy-houston_3511441_3232.html?xtmc=elisabeth_levy&xtcr=4

  • La citation du jour : Albert Caraco

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    "Nous raisonnons et cependant les peuples multiplient, nous raisonnons et cependant les enfants naissent, nous raisonnons et cependant un avenir horrible se prépare, nos maîtres continuent de gouverner au jour le jour, ils prêchent la morale et la morale n’ayant d’autre but que de multiplier les hommes, les conséquences les effrayent, mais ils refusent de toucher aux causes.

    Famille, travail, patrie ont plus de pouvoir que jamais, la régularité des mœurs dépasse tout ce que l’on imagine et l’on s’étonne de trouver trois milliards où l’on croyait en avoir laissé deux, l’on sera bientôt quatre et cinq et six, l’on boira l’eau des mers, l’on soupera d’algues bouillies et l’on écoutera les sermons de morale.

    Des gouvernants et de leurs gouvernés l’on se demande lesquels seraient les plus stupides ?"

    Albert Carcaco, Semainier de l'an 1969

  • Rosen : "Je me suis autodétruite. Si j'avais continué, je serais morte".

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    Rosen a longtemps défendu l’idée d’un statut et cru en la nécessité de rouvrir des maisons closes.

    Aujourd’hui, elle se bat aux côtés du Mouvement du Nid pour la pénalisation des « clients ».

    Elle raconte son long cheminement et revient sur l’arme de destruction qu’est la prostitution, en particulier sur le plan de la santé.

    Retrouvez tous nos témoignages ici et le Tour de France de l’Abolition.

    La prostitution, je devais y rester trois semaines, un mois. Au bout de 22 ans, j’y étais toujours. Et toujours avec les mêmes problèmes financiers. Une chose est sûre, on finit rui- née. Ce qui m’a fait plonger, je ne sais pas : une dépression, la peur du porte-monnaie vide… on y entre, on ne se rend pas compte.

    Je parle en mon nom mais aussi au nom des jeunes femmes dans les salons et sur les trottoirs. Pendant 22 ans, j’ai vécu des agressions et des viols répétés. Quand on y est, on n’est pas consciente de la gravité de ce que l’on vit. La seule chose qui compte, c’est l’argent. Un jour après l’autre. On fait semblant d’aller bien, on montre quelque chose de soi qui n’est pas réel. Tout devient du mauvais théâtre, la vie avec les enfants, les amis, les clients. C’est violent.

    Il y a 22 ans, si la prévention avait existé, ces 22 ans n’auraient pas eu lieu. S’il y avait eu une loi, en 1988, pour interdire l’achat de service sexuel, ces 22 années n’auraient pas existé pour moi. 22 années de gâchis, que je ne pourrai jamais reconstruire. 22 années marquées « sans emploi ». Sans emploi et sans existence. Aujourd’hui, je demande aux éluEs de mettre en place une politique de prévention pour que les jeunes ne tombent pas là-dedans ; mais aussi des aides pour pouvoir en sortir et une formation des psys pour libérer la parole des femmes.

    Des clients prédateurs

    Le client est coupable. Il sait ce qu’il achète ; il consomme.

    Un homme qui achète une fellation dans une cave doit être condamné. Je demande que tout soit fait – et c’est urgent – pour protéger ces jeunes filles. Les clients, ils mentent, ils s’inventent un monde. La prostitution, c’est un gigantesque mensonge ; la prostituée ment, le client ment. L’ouvrier devient patron, le mari célibataire. On a envie de leur dire que ce sont des abrutis mais on est obligée de leur faire des compliments. De devoir supporter ces types, ça me prenait aux tripes. J’aurais pu en tuer un. Je me voyais avec un couteau.

    Tous repartent frustrés. La prostitution, c’est une frustration généralisée. Ils viennent chercher ce qu’ils ne pourront jamais trouver ; ce qui n’existe pas. Pour certains, c’est une forme d’addiction : il me les faut toutes, en payant ou pas, peu importe. Ça peut être une petite bonne femme de 55 ans, je me souviens d’une dans un bar qui travaillait plus que nous qui étions jeunes. Ça peut être une femme de 150 kilos. Ils ont le pouvoir d’humilier. Les clients sont tous des prédateurs.

    Une santé détruite

    Dans la prostitution, j’ai eu énormément de problèmes de santé. En 1990, j’ai fait un ulcère à l’estomac, grave, j’ai même été dans le coma. En 1995, j’ai eu de gros problèmes de vue. Je sentais que je dépérissais. Je prenais des médicaments. J’avais des aigreurs d’estomac à hurler, j’avalais des verres d’huile pour me calmer. Et la fatigue ! Les dernières années, j’aurais dormi vingt heures sur vingt quatre si j’avais pu. J’étais incapable de définir ce que j’avais : épuisement mental, douleurs… Pendant des années, j’ai cherché des causes médicales. Les médecins m’ont détecté une maladie orpheline. Et à un moment, j’ai même cru que j’avais un cancer.

    Quand j’ai pris la décision d’arrêter la prostitution, je ne tenais plus debout. J’étais arrivée à un tel point de fatigue que j’avais l’impression d’être en train de mourir. Et j’avais tout le temps faim : une fringale ingérable, incontrôlable. Quand je sortais de mon salon de massage, je voyais trouble. Je mettais des lunettes de soleil et je les gardais jusque dans mon lit !

    Et puis j’ai arrêté. Et j’ai mis des mois à réaliser. Je ne suis plus fatiguée. Je n’ai plus de douleurs à l’estomac, je n’ai plus envie de dormir. J’ai l’impression que mes yeux se sont rouverts tout grands. Avant, j’avais une masse qui pesait sur mes paupières. C’est un soulagement immense : comme si quelque chose en moi revivait. Et je n’ai plus aucune gêne avec ma maladie orpheline, au point que je commence même à la mettre en doute. Je pense que c’est moi qui ai créé tout ça. Mes yeux qui voyaient trouble, je pense que c’est parce que je ne voulais plus voir le monde.

    Avant, je me levais courbée ; c’est fini. Je me surprends tous les jours. Je n’arrivais même plus à me laver ; je n’avais plus de plaisir à rien. Faire le plein, les courses, tout était devenu surhumain. Infranchissable. Même mettre une paire de chaussures. Mon corps était épuisé, mon cerveau encore plus. Moi qui avais perdu toute énergie, je me retrouve. Je suis redevenue la femme que je n’étais plus. Maintenant, je fais des rapprochements. Je comprends que mon corps tirait le signal d’alarme. Mon médecin ne comprenait pas. En fait je me suis autodétruite. Si j’avais continué, je serais morte.

    C’est un processus subtil ; parce qu’il y avait aussi des douleurs qui avaient disparu et qui se réveillent. En 1996, j’avais eu un bras cassé dans un accident et j’en avais gardé une grave arthrose. Cette arthrose, je ne la sentais jamais. Pour se prostituer, il faut anesthé- sier son corps. Et j’avais anesthésié les douleurs réelles. On s’anesthésie tellement qu’on finit par s’endormir. C’est le début d’une mort.

    Arrêter, mais comment ?

    Pour m’en sortir, il m’a fallu des rencontres. Et puis il y a eu cette fatigue, ce ras le bol, ce burn out.

    J’ai publié un livre [1] et cela m’a permis de rencontrer beaucoup de gens. Certains étaient pour la prostitution, d’autres contre. J’ai pris tous ces mots et j’ai réfléchi. Je me suis posé la question : le conseillerais-tu à une autre femme ? La réponse était évidente. C’était non.

    Au moment où j’ai écrit ce livre [Où Rosen défend l’idée d’un cadre légal pour la prostitution « volontaire », ndlr] j’étais entourée de gens qui me disaient : tu n’emmerdes personne. C’est sûr, c’est moi que j’emmerdais ! Maintenant, je me rends compte que les gens qu’on fréquente, dans ce contexte, tirent tous plus ou moins profit de notre prostitution : clients, commerçants… donc, ils nous confortent dans notre situation.

    J’ai passé des nuits entières à réfléchir, à analyser. Et j’ai vécu tant de choses dans mon corps ! Dans la prostitution, on arrive à un stade où on ne pense plus. Est-ce parce que j’ai pris de la cortisone, mais j’ai été boostée, j’ai bien réfléchi et j’ai décidé d’arrêter tout : le traitement et la prostitution.

    Quand je relis ce que j’ai pu écrire avant, je me choque toute seule. Mais j’étais où ? Maintenant, je sais que c’était une étape et qu’elle était indispensable à ma guérison. Mais je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Un jour, je me suis réveillée. Mais quand on se réveille, on a mal. Donc, on peut ne pas en avoir envie.

    Des appels au secours permanents

    Pendant toutes ces années, j’ai vu des psys, je suis allée aux Alcooliques Anonymes (je buvais pas mal). Mais je trouvais des excuses bidon, des faux problèmes parce que je ne pouvais pas dire que j’étais prostituée. En fait, je me rends compte maintenant que je lançais des appels au secours en permanence. Mais les réponses, les aides, on ne les obtient pas parce qu’on ne peut pas dire l’essentiel. Il n’y a personne pour les com- prendre, pour les déchiffrer.

    Mes réflexions ont duré en tout une huitaine d’années. Il aurait fallu que je sois entendue par les bonnes personnes. Mais ce n’était pas possible, à cause du tabou.

    Témoigner, et à visage découvert

    Aujourd’hui, je témoigne à visage découvert. Pour désarmer l’ennemi. Mais avant…
    Il fallait vivre avec l’idée : à un moment ou à un autre, mes enfants sauront. C’était invivable.

    Pour leur dire, j’ai utilisé les grands moyens : témoigner dans une émission de Jean-Luc Delarue sur les non-dits et les secrets de famille. J’avais accepté en me faisant violence mais il fallait que ma vie change. Je voulais me libérer, c’était trop lourd. J’ai donc prononcé ces mots, sur le plateau : je me prostitue. Après, je me suis passé le DVD en boucle pour m’écouter le dire. Bon, personne ne m’a donné de médaille, le cap a été dur à passer. Mais mes enfants ont compris. Les grands s’en doutaient, d’ailleurs. Et moi je n’avais plus à avoir peur ; cette peur affreuse qu’ils l’apprennent de quelqu’un. Je m’étais libérée, je pouvais passer à autre chose, ouvrir des cadenas.

    Mais j’avais pris des risques. J’ai des problèmes de retards de loyer, et j’ai été menacée d’expulsion par mon office de HLM. Des gens ont raconté que j’avais des activités de prostitution dans mon appartement, alors que je ne recevais jamais personne. C’est très dur à vivre. Je n’aurais jamais imaginé que les HLM allaient s’en servir pour tenter de me détruire. Tout est un combat. Et une personne du recouvrement à qui j’ai dit que j’avais été prostituée n’a rien trouvé d’autre à me répondre que : Mais alors, vous avez de l’argent ! Elle n’a rien compris. Si on avait de l’argent, on n’irait pas se prostituer. Aujourd’hui, je suis à la ramasse financièrement. Mais je n’y retournerai pas. C’est irréversible. Je réapprends à vivre. Je travaille, je suis contente de toucher un salaire. Je gagnais en deux jours ce que je gagne en deux semaines, je vis avec le minimum mais je suis en accord avec moi-même.

    Publié dans Prostitution et Société numéro 176.

    [1] Rosen, une prostituée témoigne. Pour une prostitution choisie, non subie, éd Bordessoules, 2009.

  • Des hommes féministes répondent aux "343 salauds"

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    En réponse au manifeste des « 343 salauds », des hommes partisans de la prostitution, Zéromacho a diffusé le texte (ci-dessous) « 1 881 hommes contre la prostitution », et en quelques heures le nombre de signataires de notre manifeste est passé à 1 928 !

    « En réponse à cette pétition, explique la dépêche de l’AFP, le collectif Zéromacho, qui revendique 1.881 hommes "engagés contre le système prostitueur", dénonce dans un communiqué des "ringards (qui) s'amusent à défendre une cause machiste perdue". »

    À l’approche du vote de la loi contre le système prostitueur à l’Assemblée nationale, le débat public s’est enflammé.

    Voici une revue de presse et de tweets dressée par Christine Le Doaré :


    Ci-dessous, quelques articles citant Zéromacho :

    http://www.femmeactuelle.fr/actu/news-actu/343-salauds-la-petition-provoc-pour-la-prostitution-16231

    http://www.humanite.fr/fil-rouge/tribune-343-salauds--343-reacs-sexistes-et-machistes-laurence-cohen--pcf

    (en anglais) http://www.abc.net.au/news/2013-10-31/french-prostitutes-prostitution-hookers-france-girls-whores/5059494

    et aussi un excellent texte sur le modèle suédois :

    http://www.slate.fr/tribune/78774/abolition-prostitution-suede-modele

    Vous trouverez bien d’autres liens sur le site http://www.abolition2012.fr/ , collectif groupant 55 associations engagées contre le système prostitueur et dont Zéromacho fait partie.

    Si vous avez besoin d’arguments dans les débats avec votre entourage, nous vous invitons à consulter l’argumentaire mis au point par Zéromacho, sur la page http://zeromacho.wordpress.com/textes/

    Cordialement,

    L’équipe de Zéromacho

    ***

    Communiqué de presse   30 octobre 2013

    Zéromacho, des hommes contre la prostitution et pour l’égalité femmes-hommes

    1 881 hommes contre la prostitution

    Des ringards s’amusent à défendre une cause machiste perdue.

    Dans le débat en cours sur l’abolition du système prostitueur, quelques hommes médiatisés ont l’indécence de singer le courageux combat des femmes pour le droit d'avorter (1971) en lançant une pétition intitulée « Les 343 salauds ».

    Qu'est-ce qui les pousse à faire de l’humour à propos de l'esclavage de millions de femmes, d'hommes et d'enfants ?

    Dans le sous-titre « Touche pas à ma pute ! », décalque ignoble du combat anti-raciste (1985), l’adjectif possessif traduit leur mépris pour les femmes dans la prostitution.

    Cette pétition réac prétend que la volonté d'abolir la prostitution serait « une guerre faite contre les hommes ».

    C’est tout le contraire : nous, Zéromachos, hommes engagés contre le système prostitueur, affirmons que le combat pour l'abolition de la prostitution est avant tout un combat pour l'Égalité.

    Cette lutte progressiste, à la suite de femmes courageuses et aussi d'hommes tels Zola, Hugo ou Jaurès, nous libère d'un diktat qui a amené des générations d’hommes à se comporter en « salauds ».

    Que certains se revendiquent encore de ce machisme ne les honore pas. Ils perpétuent ainsi des comportements dégradants et archaïques.

    Nous, Zéromachos, voulons un autre avenir ; nous exprimons notre désir de liberté et de plaisir sexuel pour les hommes et aussi pour les femmes, oubliées de la « libération sexuelle ».

    Aussi disons-nous à ces quelques hommes : « Vous voulez retourner à l’époque de l’esclavage ?  Pas nous ! »

    Car, avec des femmes et des hommes lucides, nous travaillons à l’avènement d’un monde sans esclavage, sans viol, sans prostitution.

    Pour que celle-ci disparaisse, il faudra du temps.

    À condition que les « salauds » pétitionnaires comprennent l’analyse de Françoise Héritier : « Dire que les femmes ont le droit de se vendre, c'est masquer que les hommes ont le droit de les acheter. »

    Nous répondrons aux « 343 salauds » par un spot vidéo qui montrera la violence des « clients » prostitueurs.

    Il sera mis en ligne le 7 novembre à minuit.

    Responsables : Gérard Biard, Patric Jean et Frédéric Robert

    Facebook : @Zéromacho  Twitter @Zeromacho