La prostitution, je devais y rester trois semaines, un mois. Au bout de 22 ans, j’y étais toujours. Et toujours avec les mêmes problèmes financiers. Une chose est sûre, on finit rui- née. Ce qui m’a fait plonger, je ne sais pas : une dépression, la peur du porte-monnaie vide… on y entre, on ne se rend pas compte.
Je parle en mon nom mais aussi au nom des jeunes femmes dans les salons et sur les trottoirs. Pendant 22 ans, j’ai vécu des agressions et des viols répétés. Quand on y est, on n’est pas consciente de la gravité de ce que l’on vit. La seule chose qui compte, c’est l’argent. Un jour après l’autre. On fait semblant d’aller bien, on montre quelque chose de soi qui n’est pas réel. Tout devient du mauvais théâtre, la vie avec les enfants, les amis, les clients. C’est violent.
Il y a 22 ans, si la prévention avait existé, ces 22 ans n’auraient pas eu lieu. S’il y avait eu une loi, en 1988, pour interdire l’achat de service sexuel, ces 22 années n’auraient pas existé pour moi. 22 années de gâchis, que je ne pourrai jamais reconstruire. 22 années marquées « sans emploi ». Sans emploi et sans existence. Aujourd’hui, je demande aux éluEs de mettre en place une politique de prévention pour que les jeunes ne tombent pas là-dedans ; mais aussi des aides pour pouvoir en sortir et une formation des psys pour libérer la parole des femmes.
Des clients prédateurs
Le client est coupable. Il sait ce qu’il achète ; il consomme.
Un homme qui achète une fellation dans une cave doit être condamné. Je demande que tout soit fait – et c’est urgent – pour protéger ces jeunes filles. Les clients, ils mentent, ils s’inventent un monde. La prostitution, c’est un gigantesque mensonge ; la prostituée ment, le client ment. L’ouvrier devient patron, le mari célibataire. On a envie de leur dire que ce sont des abrutis mais on est obligée de leur faire des compliments. De devoir supporter ces types, ça me prenait aux tripes. J’aurais pu en tuer un. Je me voyais avec un couteau.
Tous repartent frustrés. La prostitution, c’est une frustration généralisée. Ils viennent chercher ce qu’ils ne pourront jamais trouver ; ce qui n’existe pas. Pour certains, c’est une forme d’addiction : il me les faut toutes
, en payant ou pas, peu importe. Ça peut être une petite bonne femme de 55 ans, je me souviens d’une dans un bar qui travaillait plus que nous qui étions jeunes. Ça peut être une femme de 150 kilos. Ils ont le pouvoir d’humilier. Les clients sont tous des prédateurs.
Une santé détruite
Dans la prostitution, j’ai eu énormément de problèmes de santé. En 1990, j’ai fait un ulcère à l’estomac, grave, j’ai même été dans le coma. En 1995, j’ai eu de gros problèmes de vue. Je sentais que je dépérissais. Je prenais des médicaments. J’avais des aigreurs d’estomac à hurler, j’avalais des verres d’huile pour me calmer. Et la fatigue ! Les dernières années, j’aurais dormi vingt heures sur vingt quatre si j’avais pu. J’étais incapable de définir ce que j’avais : épuisement mental, douleurs… Pendant des années, j’ai cherché des causes médicales. Les médecins m’ont détecté une maladie orpheline. Et à un moment, j’ai même cru que j’avais un cancer.
Quand j’ai pris la décision d’arrêter la prostitution, je ne tenais plus debout. J’étais arrivée à un tel point de fatigue que j’avais l’impression d’être en train de mourir. Et j’avais tout le temps faim : une fringale ingérable, incontrôlable. Quand je sortais de mon salon de massage, je voyais trouble. Je mettais des lunettes de soleil et je les gardais jusque dans mon lit !
Et puis j’ai arrêté. Et j’ai mis des mois à réaliser. Je ne suis plus fatiguée. Je n’ai plus de douleurs à l’estomac, je n’ai plus envie de dormir. J’ai l’impression que mes yeux se sont rouverts tout grands. Avant, j’avais une masse qui pesait sur mes paupières. C’est un soulagement immense : comme si quelque chose en moi revivait. Et je n’ai plus aucune gêne avec ma maladie orpheline, au point que je commence même à la mettre en doute. Je pense que c’est moi qui ai créé tout ça. Mes yeux qui voyaient trouble, je pense que c’est parce que je ne voulais plus voir le monde.
Avant, je me levais courbée ; c’est fini. Je me surprends tous les jours. Je n’arrivais même plus à me laver ; je n’avais plus de plaisir à rien. Faire le plein, les courses, tout était devenu surhumain. Infranchissable. Même mettre une paire de chaussures. Mon corps était épuisé, mon cerveau encore plus. Moi qui avais perdu toute énergie, je me retrouve. Je suis redevenue la femme que je n’étais plus. Maintenant, je fais des rapprochements. Je comprends que mon corps tirait le signal d’alarme. Mon médecin ne comprenait pas. En fait je me suis autodétruite. Si j’avais continué, je serais morte.
C’est un processus subtil ; parce qu’il y avait aussi des douleurs qui avaient disparu et qui se réveillent. En 1996, j’avais eu un bras cassé dans un accident et j’en avais gardé une grave arthrose. Cette arthrose, je ne la sentais jamais. Pour se prostituer, il faut anesthé- sier son corps. Et j’avais anesthésié les douleurs réelles. On s’anesthésie tellement qu’on finit par s’endormir. C’est le début d’une mort.
Arrêter, mais comment ?
Pour m’en sortir, il m’a fallu des rencontres. Et puis il y a eu cette fatigue, ce ras le bol, ce burn out.
J’ai publié un livre [1] et cela m’a permis de rencontrer beaucoup de gens. Certains étaient pour la prostitution, d’autres contre. J’ai pris tous ces mots et j’ai réfléchi. Je me suis posé la question : le conseillerais-tu à une autre femme ? La réponse était évidente. C’était non.
Au moment où j’ai écrit ce livre [Où Rosen défend l’idée d’un cadre légal pour la prostitution « volontaire », ndlr] j’étais entourée de gens qui me disaient : tu n’emmerdes personne
. C’est sûr, c’est moi que j’emmerdais ! Maintenant, je me rends compte que les gens qu’on fréquente, dans ce contexte, tirent tous plus ou moins profit de notre prostitution : clients, commerçants… donc, ils nous confortent dans notre situation.
J’ai passé des nuits entières à réfléchir, à analyser. Et j’ai vécu tant de choses dans mon corps ! Dans la prostitution, on arrive à un stade où on ne pense plus. Est-ce parce que j’ai pris de la cortisone, mais j’ai été boostée, j’ai bien réfléchi et j’ai décidé d’arrêter tout : le traitement et la prostitution.
Quand je relis ce que j’ai pu écrire avant, je me choque toute seule. Mais j’étais où ? Maintenant, je sais que c’était une étape et qu’elle était indispensable à ma guérison. Mais je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Un jour, je me suis réveillée. Mais quand on se réveille, on a mal. Donc, on peut ne pas en avoir envie.
Des appels au secours permanents
Pendant toutes ces années, j’ai vu des psys, je suis allée aux Alcooliques Anonymes (je buvais pas mal). Mais je trouvais des excuses bidon, des faux problèmes parce que je ne pouvais pas dire que j’étais prostituée. En fait, je me rends compte maintenant que je lançais des appels au secours en permanence. Mais les réponses, les aides, on ne les obtient pas parce qu’on ne peut pas dire l’essentiel. Il n’y a personne pour les com- prendre, pour les déchiffrer.
Mes réflexions ont duré en tout une huitaine d’années. Il aurait fallu que je sois entendue par les bonnes personnes. Mais ce n’était pas possible, à cause du tabou.
Témoigner, et à visage découvert
Aujourd’hui, je témoigne à visage découvert. Pour désarmer l’ennemi. Mais avant…
Il fallait vivre avec l’idée : à un moment ou à un autre, mes enfants sauront.
C’était invivable.
Pour leur dire, j’ai utilisé les grands moyens : témoigner dans une émission de Jean-Luc Delarue sur les non-dits et les secrets de famille. J’avais accepté en me faisant violence mais il fallait que ma vie change. Je voulais me libérer, c’était trop lourd. J’ai donc prononcé ces mots, sur le plateau : je me prostitue
. Après, je me suis passé le DVD en boucle pour m’écouter le dire. Bon, personne ne m’a donné de médaille, le cap a été dur à passer. Mais mes enfants ont compris. Les grands s’en doutaient, d’ailleurs. Et moi je n’avais plus à avoir peur ; cette peur affreuse qu’ils l’apprennent de quelqu’un. Je m’étais libérée, je pouvais passer à autre chose, ouvrir des cadenas.
Mais j’avais pris des risques. J’ai des problèmes de retards de loyer, et j’ai été menacée d’expulsion par mon office de HLM. Des gens ont raconté que j’avais des activités de prostitution dans mon appartement, alors que je ne recevais jamais personne. C’est très dur à vivre. Je n’aurais jamais imaginé que les HLM allaient s’en servir pour tenter de me détruire. Tout est un combat. Et une personne du recouvrement à qui j’ai dit que j’avais été prostituée n’a rien trouvé d’autre à me répondre que : Mais alors, vous avez de l’argent ! Elle n’a rien compris. Si on avait de l’argent, on n’irait pas se prostituer. Aujourd’hui, je suis à la ramasse financièrement. Mais je n’y retournerai pas. C’est irréversible. Je réapprends à vivre. Je travaille, je suis contente de toucher un salaire. Je gagnais en deux jours ce que je gagne en deux semaines, je vis avec le minimum mais je suis en accord avec moi-même.