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GHOST DOG - Blog végan abolitionniste, féministe universaliste, iconoclaste - Page 138

  • France Culture, "Les vendredis de la philosophie" : Logiques de l'abattoir

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    Emission du vendredi 8 février 2008

    Logiques de l’abattoir

    Par François Noudelmann

    Réalisation : Clotilde Pivin

    « Le principe commun, c’est la capacité de faire tout ce qu’on veut aux plus faibles, qu’ils soient des animaux, des Juifs, des femmes, des esclaves… »

    « Ce que nous faisons aux animaux, et que la société accepte, cela nous donne de mauvaises habitudes, de vouloir exploiter les faibles. Malheureusement, quand des humains se retrouvent en position de faiblesse, des réfugiés, des minorités, des persécutés, on les appelle des animaux, et on les traite comme des animaux. »

    (Charles PATTERSON, traduit en direct à la radio)

    ***

    Dans une nouvelle d'Isaac Bashevis Singer, un personnage fait l'oraison funèbre d'une souris morte par ces mots : « Tous ces philosophes, les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu'un comme toi ? Ils se sont persuadé que l'homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n'auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis; pour les animaux, c'est un éternel Treblinka. »

    Une telle comparaison qui met en équivalence l'extermination des Juifs d'Europe et le traitement réservé aux animaux est évidemment scandaleuse si elle cherche à instrumentaliser la Shoah pour nous sensibiliser à la cause animale. Cependant elle peut avoir une fonction éclairante si elle dévoile une archéologie de la violence où les techniques industrielles de mise à mort se retrouvent appliquées à des animaux puis à des groupes humains selon une rationalité commune. Le débat historique et philosophique est donc ouvert pour comprendre comment la métaphysique occidentale et sa séparation fondatrice entre l'humain et l'animal a pu construire une logique de l'abattoir.
     

    Invités :

    Florence Burgat.  Directrice de recherche à l’INRA

    Elisabeth de Fontenay.  maître de conférences à l'université de Paris 1

    Frédéric Gros.  professeur à l'université de Paris 12

    Charles Patterson.  docteur de l'université Columbia
     

    Des livres à découvrir :

    Florence Burgat

    Liberté et inquiétude de la vie animale

    Kimé - 14 janvier 2006

    La question de l'animal occupe une place singulière dans la philosophie occidentale moderne. L'animal y est certes présent, mais à un titre bien particulier. Il désigne l'être privé de tous les attributs qui sont censés caractériser l'humain : l'âme, la raison, la conscience, le langage, le monde... Cette approche privative a notamment conduit à une lecture mécaniste de la vie animale. S'opposant à cette conception, les approches phénoménologiques ont ruiné les fondements philosophiques du mécanisme, mais aussi du vitalisme. C'est en effet en partant de l'animal comme « corporéité animée », et en considérant son comportement comme la manifestation de la vie en lui - d'une vie qui n'est ni l'arrière-plan ni la cause des phénomènes vitaux - qu'un tout autre regard s'est mis en place. La reconnaissance de la liberté et de l'inquiétude, du fait du mouvement spontané, de la perception et de l'émotion, distingue la vie animale de la vie végétale, et permet d'y voir l'émergence d'une condition existentielle.

    - 4e de couverture –

     
    Elisabeth de Fontenay

    Quand un animal te regarde

    Gallimard-Jeunesse Giboulées - Octobre 2006


    Quand il arrive qu'un animal me regarde, je me trouble parce que je ne sais pas du tout ce qui se passe dans sa tête. Et même, au fond, j'en viens à me demander comment il est possible que tant de bêtes existent sur la terre, dans l'air et dans l'eau : les unes si proches, les autres si différentes des hommes. Seuls les peintres, peut-être, ont su transmettre ce mystère. Une autre question me tourmente : qui nous a donné le droit de disposer des animaux comme de choses ? Ils éprouvent des émotions, ils ressentent du bien-être et de la douleur, ils n'ignorent pas l'angoisse. Cette sensibilité nous crée des devoirs envers eux, car un être humain digne de ce nom doit veiller sur plus faible que soi.

    - 4ème de couverture -

     
    Frédéric Gros

    Etats de violence : essai sur la fin de la guerre

    Gallimard - 5 janvier 2006

    La philosophie occidentale a longtemps pensé la guerre comme une mise en forme spécifique du chaos des forces. Elle l'a définie, dans une formulation fameuse, comme « conflit armé, public et juste », soutenu par une tension éthique (défense de l'honneur, courage, sens du sacrifice), un objectif politique (donner consistance à un État) et un cadre juridique (fonder le droit, défendre une juste cause, définir des règles de combat). Cette construction spéculative n'eut pas d'influence directe sur la réalité des carnages, elle n'en constitua pas moins un horizon régulateur qui servit à définir en Occident un droit de la guerre, des conventions internationales et un imaginaire spécifique. Or ce concept de guerre, stabilisé par des siècles de réflexion philosophique, échoue aujourd'hui à penser les nouvelles formes de violence : attentats terroristes, factions armées sillonnant des pays ravagés, envoi de missiles intelligents pour des conflits à « zéro mort ».

    La guerre et la paix tendent à disparaître, laissant place à l'intervention et à la sécurité. L'humanité serait entrée, depuis peu, dans ce que Frédéric Gros, par provision, appelle l'âge des « états de violence » : la fin de la guerre, ce n'est pas la fin des violences, mais leur reconfiguration selon des économies inédites.

    Les états de violence transforment le rapport à la mort, ils imposent toujours plus la logique d'une destruction unilatérale de civils démunis, brisant un rapport ancestral d'égalité et d'échange. La guerre visait à défendre ou accroître une Cité, un Empire, un État ; voici que les états de violence s'adressent à la seule fragilité de l'individu, ramené à sa condition vulnérable de vivant. La guerre, enfin, avait été constituée comme violence justifiée ; les états de violence offrent, à travers leur médiatisation, le spectacle du malheur nu, le scandale de victimes dont la souffrance exhibée décourage d'avance toute reprise critique.

    Cette radicale transformation exige de la philosophie qu'elle pense le présent, marque des ruptures, inspire de nouvelles vigilances, invente de nouvelles espérances.

    - Présentation de l'éditeur -

     
    Charles Patterson

    Un éternel Treblinka : des abattoirs aux camps de la mort

    Calmann-Lévy - 3 janvier 2008

    La souffrance des animaux, leur sensibilité d'êtres vivants, est un des plus vieux tabous de l'homme. Dans ce livre iconoclaste - que certains considéreront même comme scandaleux -, mais courageux et novateur, l'historien américain Charles Patterson s'intéresse au douloureux rapport entre l'homme et l'animal depuis la création du monde.

    Il soutient la thèse selon laquelle l'oppression des animaux sert de modèle à toute forme d'oppression et la « bestialisation » de l'opprimé est une étape obligée sur le chemin de son anéantissement. Après avoir décrit l'adoption du travail à la chaîne dans les abattoirs de Chicago, il note que Henry Ford s'en inspira pour la fabrication de ses automobiles. Ce dernier, antisémite virulent et gros contributeur au parti nazi dans les années 30, fut même remercié par Hitler dans Mein Kampf. Quelques années plus tard, on devait retrouver cette organisation du «travail» dans les camps d'extermination nazis, où des méthodes étrangement similaires furent mises en oeuvre pour tétaniser les victimes, leur faire perdre leurs repères et découper en tâches simples et répétitives le meurtre de masse de façon à banaliser le geste des assassins.

    Un tel rapprochement est lui-même tabou, étant entendu une fois pour toutes que la Shoah est unique. Pourtant, l'auteur yiddish et prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer (qui a écrit, dans une nouvelle dont le titre de ce livre est tiré, « pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ») fut le premier à oser la comparaison entre le sort réservé aux animaux d'élevage et celui que les hommes ont fait subir à leurs semblables pendant la Shoah.

    S'inspirant de son combat, Patterson dénonce la façon dont l'homme s'est imposé comme « l'espèce des seigneurs », s'arrogeant le droit d'exterminer ou de réduire à l'esclavage les autres espèces, et conclut son essai par un hommage aux défenseurs de la cause animale, dont Isaac Bashevis Singer lui-même.

    - 4e de couverture -

    http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/vendredis/fiche.php?diffusion_id=59149

  • Gary Francione : you're the best !

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    Le site de Gary Francione : http://www.abolitionistapproach.com/fr/

    Interview

    For the english version click here

    VEGAN REVOLUTION : Gary Francione, pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous êtes devenu l'un des principaux penseurs des droits des animaux ?

    GARY FRANCIONE : Je suis professeur de droit à la Rutgers University School of Law, qui est une université publique de l'Etat du New Jersey, aux USA. J'ai été avocat et professeur de droit pendant plus de 20 ans, et j'ai commencé en 1984 à enseigner au sujet du droit des animaux et de la loi. J'ai également representé un certain nombre d'organisations et de défenseurs des animaux aux Etats-Unis lors de différents procès.

    Je suis l'auteur de plusieurs ouvrages concernant les droits des animaux, dont Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog? (2000) [Introduction aux droits des animaux : votre enfant ou le chien?], Animals, Property, and the Law (1995) [Les animaux, la propriété et la loi], Rain Without Thunder: The Ideology of the Animal Rights Movement (1996) [La pluie sans le tonnerre : l'idéologie du mouvement des droits des animaux], et Vivisection and Dissection in the Classroom: A Guide to Conscientious Objection (with Anna E. Charlton) (1992) [Vivisection et dissection en classe : un guide pour l'objection de conscience].

    Au milieu des années 1990, j'ai développé la théorie suivante, que le mouvement de protection animale ne parviendrait jamais à protéger de manière significative les animaux non-humains pour la raison qu’ils ont le statut légal de propriété.

    J'ai défendu le point de vue que les « droits des animaux » signifiaient que nous devions accorder au moins un droit aux animaux : celui de ne pas être traités comme notre propriété. Si nous leur reconnaissons ce droit-là, nous tendrions alors vers l'abolition et non pas la régulation de l'exploitation animale.

    J'ai mis en avant le fait que se dire en faveur du droit des animaux nécessite d’abord d'être végan.

    J'ai également été très franc dans ma critique concernant le fait que le mouvement pour les droits des animaux aux Etats-Unis emploie une idéologie très réactionnaire, utilisant souvent le sexisme et d'autres moyens critiquables afin de promouvoir le message.

    J'ai par exemple critiqué l'utilisation d'une imagerie et de messages sexistes par PETA, utilisation renforçant l'oppression des femmes et erronée en tant que moyen d’obtenir la justice pour les animaux. Tant que nous ferons des femmes des objets, nous continuerons à faire des animaux non-humains des objets aussi.

    VEGAN REVOLUTION : Il y a en France une grande confusion entre le mot « végan » et celui de « végétalien ». Certaines personnes considèrent le terme de « végétalien » comme la simple traduction du terme « végan », mais cela est souvent un prétexte pour mettre de côté certains principes (comme le refus du cuir, le refus des produits testés sur les animaux, le refus de l'élevage des animaux, etc.)

    Le dictionnaire français explique le terme de « végétalisme » comme un régime alimentaire, pas comme une éthique. Pouvez-vous nous dire comment vous définissez le terme de « véganisme » ?

    GARY FRANCIONE : Je définis le véganisme comme le fait de ne consommer aucun produit animal. Cela signifie ne pas manger de viande, de produits laitiers et plus généralement tout produit dérivé issu des animaux, mais aussi ne pas porter de fourrure, de cuir, de soie ou de laine, ne pas acheter ou utiliser de produits contenant des ingrédients issus des animaux ou ayant été testés sur les animaux.

    Le véganisme est le principe de l'abolition appliqué à la vie de l'individu.

    J'ai vu que beaucoup d'avocats de la cause animale étaient végétariens, et que peu étaient végans. Beaucoup de ces personnes pensent qu'il est acceptable de consommer des produits laitiers.

    Les animaux utilisés pour la production de produits laitiers et d'œufs sont gardés en vie plus longtemps que les animaux utilisés pour la viande. Ils sont traités cependant tout aussi mal, si ce n'est pire que les « animaux à viande », et finissent dans les mêmes abattoirs.

    Il y a probablement plus de souffrance dans un verre de lait que dans 500 grammes de steak. Le véganisme aide à réduire la souffrance animale d'une manière significative. Chaque personne qui devient végane amène une réduction de la demande de produits issus des animaux.

    Si l'on est d'accord que les droits des animaux signifient l'abolition, alors le véganisme est le seul choix moralement viable que l'on peut faire. De la même manière qu'une personne qui possède des esclaves ne peut pas s'affirmer comme abolitionniste de manière conséquente, une personne qui consomme des produits issus des animaux ne peut pas assumer de manière conséquente le fait d'être un avocat des droits des animaux.

    La chose la plus importante que nous pouvons faire en tant qu'individus est de devenir des abolitionnistes dans nos vies personnelles, devenir des végans, qui ne consomment aucun produit issu des animaux.

    VEGAN REVOLUTION : Dans nos sociétés, les animaux sont considérés comme des marchandises. Pouvez-vous nous donner votre point de vue à ce sujet, et nous dire dans quelle mesure cette absence de considération est le thème principal de la lutte pour la libération animale ?

    GARY FRANCIONE : Oui. Un des points principaux de ma théorie est que tant que les animaux seront considérés comme des propriétés, il ne leur sera jamais accordé aucune justice et nous sacrifierons leurs intérêts dès lors qu'il en résultera des bénéfices pour nous-mêmes. C'est pourquoi nous devons travailler à l'abolition de leur statut de propriété.

    De nombreux partisans des animaux croient que si l'on améliore la protection animale, cela mènera tôt ou tard à l'abolition de l'exploitation animale. Or il n'y a aucune preuve historique d’une telle conséquence. La protection animale existe en Occident depuis presque deux siècles, or nous utilisons plus d'animaux que jamais dans l'histoire humaine, et de manière de plus en plus terrible.

    La protection animale fait peu pour soulager la souffrance animale, elle sert surtout à rendre les humains plus à l'aise par rapport à l'exploitation animale.

    VEGAN REVOLUTION : Le mouvement de défense des animaux a de plus en plus mis de côté le projet d'une société végane, au profit d'un réformisme plus ou moins actif et revendicateur. Cela vous semble-t-il juste?

    GARY FRANCIONE : Non, je ne pense pas. Je pense que la chose la plus importante que nous puissions faire pour changer les choses est de devenir végan et de promouvoir le véganisme.

    Il n'y aura jamais aucun changement significatif pour les animaux tant qu'il n'y aura pas une base politique claire en faveur de l'abolition.

    La réforme ne fait rien d'autre que « dissimuler » l'exploitation animale. Dans la mesure où les défenseurs des animaux doivent viser à une réforme du système, ils doivent se concentrer sur la prohibition, et non sur la régulation.

    Il y a par exemple dans de nombreux pays, y compris la France, d'horribles cirques itinérants où les animaux en cage sont traînés de ville en ville pendant tout l'été et vivent de terribles existences. Je chercherais à favoriser une loi interdisant totalement ces cirques. Je pense qu'une loi exigeant que les animaux de ces cirques soient utilisés « humainement » n'est pas une bonne idée.

    Parce que les animaux sont des propriétés, une loi exigeant qu'ils soient traités « humainement » n'a aucun sens.

    VEGAN REVOLUTION : Pensez-vous qu'une union principielle soit possible entre les végétariens et les végans afin de contribuer à la défense des animaux ou la libération animale ?

    GARY FRANCIONE : Si vous me demandez si je pense que les défenseurs des droits des animaux partisans de l'abolition ont un socle commun avec les réformistes de la protection animale, je vous réponds : non.

    Je considère les premiers et les seconds comme fondamentalement opposés, comme l’étaient ceux qui voulaient réguler l'esclavage humain afin de l' « humaniser », face à ceux qui voulaient l’abolir.

    VEGAN REVOLUTION : Il y a en France une marche pour la fierté « végétarienne » et « végétalienne » (Veggie Pride) (en anglais le terme vegan est utilisé sur leur site). Pensez-vous que le principe soit correct, ou que le végétarisme et le végétalisme doivent être rejetés au profit du véganisme comme éthique supérieure sur les plans théorique et pratique ?

    GARY FRANCIONE : Dans la mesure où le terme de « végétalien » ne signifie pas « végan », l'effort doit être porté en direction du véganisme.

    Il n'y a simplement aucune logique à distinguer la viande des produits laitiers. Dire qu'il est « mieux » de consommer des produits laitiers que de manger de la viande n'a aucun sens.

    Les végans doivent essayer d'éduquer les végétariens afin de les amener au véganisme. Encore une fois, je ne vois pas de différence entre manger de la viande et consommer des produits laitiers.

    VEGAN REVOLUTION : Dans un souci d'efficacité, certains groupes défendant les animaux ont décidé d'utiliser des procédés correspondant à la culture hégémonique. La marche de la Veggie Pride utilise ainsi des affiches suggestives, voire explicitement sexuelles. PETA n'hésite pas à mettre en avant des femmes correspondant aux critères des fantasmes masculins (poitrines surdimensionnées, femmes en bikinis se battant dans la boue, etc.)

    Si le véganisme est une nouvelle éthique, pensez-vous qu'il soit correct d'utiliser par pragmatisme certains procédés comme celui de mettre en avant des stars, ou d’utiliser les femmes de manière sexiste ?

    GARY FRANCIONE : Absolument pas. Je ne pense pas que cela soit moralement approprié ou efficace en pratique.

    Le problème est que nous avons une culture hiérarchique dans laquelle les hommes blancs riches sont situés en haut de la pyramide. Tous les autres sont plus bas, et les animaux non-humains sont, eux, tout en bas. Le problème a donc pour nom patriarcat et hiérarchie. Dans la mesure où, pour faire passer un message, l’on a recours à l'exploitation des femmes (ou de n'importe qui d'autre), on utilise précisément le même mécanisme que l’on est censé combattre pour les animaux. Ainsi de telles pratiques renforcent-elles la hiérarchie au lieu de l’amenuiser.

    Des groupes comme PETA se sont engagés dans ces choses grotesques il y a plus de dix ans maintenant, et qu'est-ce que cela a donné ?

    Ils ont utilisé des femmes nues dans des campagnes contre la fourrure, par exemple. Est-ce que cela a réduit la consommation de fourrure ? Non. Cette industrie est plus forte que jamais.

    Si nous voulons créer les conditions d’un changement significatif en faveur des non-humains, nous devrons abandonner le modèle patriarcal et hiérarchique qui façonne actuellement notre culture.

    Je dois ajouter que je pense également qu'il est important de rejeter la violence de manière générale. Certains partisans des animaux sont favorables à des actions violentes pour les défendre.

    Je ne suis pas d'accord. Selon moi, la position en faveur du droit des animaux signifie le rejet ultime de la violence. C'est l'affirmation ultime de la vie. Je comprends notre mouvement comme la progression logique du mouvement pour la paix, qui vise à en finir avec les guerres inter-humaines.

    Le mouvement des droits des animaux recherche idéalement à aller plus loin sur ce chemin et à en terminer une fois pour toutes avec le conflit entre humains et non-humains.

    VEGAN REVOLUTION : Nous avons en France une tradition d'intellectuels qui interviennent souvent dans la vie sociale. Camus et Sartre en sont les exemples les plus célèbres, mais on peut en coter d’autres.

    Quel est pour vous le rôle des intellectuels favorables au véganisme ? Pensez-vous que les gens végans ont besoin de ces intellectuels qui, parfois, sont déifiés ?

    GARY FRANCIONE : Eh bien, regardons ce que ce statut a fait pour Sartre, il est mort comme l'une des personnes les plus méprisées de France !

    Il vaut mieux ne jamais donner à personne un « statut déifié ». Si des intellectuels ont des idées intéressantes, on devrait les écouter. Mais nous devrions écouter toute personne qui a des idées intéressantes, que ces personnes soient ou non dans les universités, qu'elles soient ou non des auteurs.

    VEGAN REVOLUTION : Que pensez-vous des « animaux de compagnie » ?

    GARY FRANCIONE : Nous vivons avec cinq chiens. Nous les avons adoptés dans un refuge où ils auraient été tués. Un autre vient de la rue.

    J'aime nos compagnons canins, mais s'il ne restait que deux chiens sur la planète et si cela dépendait de moi, si l’on devait ou non en faire un élevage pour faire plus d' « animaux de compagnie », ma réponse serait « NON ! »

    Nous ne devrions pas agir de manière à ce que des animaux domestiques, autrement dit domestiqués, viennent au monde. Et cela bien sûr inclut aussi les chiens, les chats, etc.

    Nous devrions prendre soin de ceux qui sont là puisqu'ils ne peuvent pas prendre soin d'eux-mêmes. C'est en cela que consiste le fait d'être un animal « domestique ». Mais nous ne devrions pas amener plus d'animaux domestiques à naître.

    VEGAN REVOLUTION : Pensez-vous que chaque végan doive pratique l'adoption dans des refuges, ou que cela reste un choix personnel ? Pensez-vous que les végans pratiquant l'adoption doivent totalement refuser les forums sur internet traitant des « animaux domestiques » ou au contraire intervenir systématiquement afin de promouvoir le droit des animaux, notamment et en particulier leur droit de vivre dans leur propre environnement, indépendamment des êtres humains ?

    GARY FRANCIONE : Les animaux domestiques ne peuvent pas vivre indépendamment des humains. C'est là que réside le problème. Ils dépendent de nous.

    Si je laisse mes chiens vivre comme ils l'entendent, ils n'en seraient pas capables.

    Je ne pense pas que le véganisme signifie nécessairement adopter des non-humains en détresse, mais je pense que tout partisan des droits des animaux devrait essayer de s'occuper au moins de quelques non-humains qui ont besoin d'un foyer. Nous devrions encourager la castration et la stérilisation afin d'éviter la multiplications d’animaux domestiques donc dépendants des humains.

    Beaucoup de gens pensent qu'il est mal de castrer ou de stériliser parce qu'il est « naturel » pour les animaux domestiques d'avoir des bébés. Mais les animaux domestiques ne sont eux-mêmes pas « naturels ». Ce sont des créatures qui ont été créées par la manipulation, afin d'être dépendants de nous…

    VEGAN REVOLUTION : Vous prônez une société rejetant la hiérarchie et le patriarcat. Que pensez-vous de la thèse voulant qu'au début de l'histoire humaine, la période appelée « matriarcat » ait été caractérisée par le véganisme ?

    Pensez-vous qu'il soit intéressant d'étudier par exemple le jaïnisme, qui rejette à la fois les castes et le fait de tuer des vies, en tant que produit des anciennes sociétés ayant existé avant le patriarcat et la division du travail ?

    GARY FRANCIONE : Nous ne savons pas grand-chose au sujet des sociétés matriarcales parce que l'histoire a été écrite par des hommes qui ont systématiquement dévalué tout ce qui touchait les femmes.

    J'ai entendu des universitaires féministes dire que les sociétés matriarcales étaient moins violentes, mais je ne sais pas si des preuves historiques existent quant au fait de savoir si ces sociétés étaient véganes ou non.

    Mon point de vue est plus théorique. Le problème est la violence et la hiérarchie. Et je pense que cela est intimement lié à la tendance patriarcale à traiter les autres exclusivement comme un moyen pour des fins.

    Si nous quittons le terrain du patriarcat et rejetons la violence comme moyen de résoudre les conflits, ainsi que le principe de hiérarchie et e le fait de traiter les autres seulement comme des moyens, cela ne peut qu'améliorer l'acceptation du véganisme.

    Je suis très intéressé par le jaïnisme, mais il est important que souligner que le jaïnisme, comme je le comprends, n’épouse pas le véganisme puisqu’il valide la consommation de produits laitiers.

    VEGAN REVOLUTION : Pensez-vous que le véganisme soit apparu uniquement grâce au développement de la production, ou au contraire qu'il s'agit d'une idée éthique qui aurait pu se développer à n'importe quelle période de l’histoire ?

    GARY FRANCIONE : Il est clair que l'agriculture utilisant des animaux est un désastre écologique, et je m'attends à ce que de simples questions touchant aux ressources (utilisation inefficiente des terres, pollution des eaux, érosion des sols, etc.) amènent une baisse de la consommation de produits d'origine animale.

    D'un autre côté, toute cette histoire d'ingénierie génétique laisse présager des tentatives de développer de nouveaux types d'animaux consommant moins de ressources.

    Tout cela est donc difficile à dire. Je pense vraiment que si les partisans des animaux qui ont adhéré au véganisme unissaient leurs forces dans une campagne internationale d'éducation massive et soutenue au sujet des questions morales impliquées dans le véganisme (de même que les questions de santé et environnementales), nous commencerions à construire une base politique qui aboutirait à amener des changements significatifs en direction de l'abolition.

    Hélas, la plupart des défenseurs des animaux s’en tiennent à une vision réformiste des choses.

    Cependant, si nous visons l’abolition, le meilleur moyen de le faire actuellement est de devenir végan et d'éduquer au sujet du véganisme toute personne avec laquelle nous entrons en contact.

    Beaucoup de gens vivent avec des animaux de compagnie, comme les chiens et les chats. Ils aiment ces non-humains, et ils reconnaissent qu'ils ont des sentiments, des émotions, qu'ils sont des créatures intelligentes.

    J'ai parlé à ces gens autant que je le pouvais et j'ai essayé de mettre en avant la « schizophrénie morale » voulant qu'ils aiment leurs chiens et chats mais plantent leurs fourchettes dans des vaches, des cochons et des poulets - et il n'y a aucune différence radicale entre ces animaux.Je pense que les propriétaires d' « animaux de compagnie » constituent des interlocuteurs de choix sur la question du véganisme. Lorsqu’on les amène à réfléchir à ce que signifie être végan dans son alimentation, ils commencent à se poser des questions sur le fait d'utiliser des produits contenant des éléments d'origine animale, ou celui de porter de la laine, etc.

    VEGAN REVOLUTION : Merci pour l'interview.

    http://veganrevolution.free.fr/documents/itwfrancionefrancais.html

  • Les premiers treehuggers étaient indiens : les Bishnoïs, histoire d’un sacrifice

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    Les premiers écologistes par conviction et philosophie vivaient dans le Rajasthan, au nord-ouest du sous-continent indien, dans la région de la ville bleue de Jodhpur. Les Vishnoïs, ou Bishnoïs selon les transcriptions du sanskrit, étaient les premiers treehuggers à embrasser les arbres au péril de leur vie.

    A la fin du XVe siècle, un gourou philosophe du nom de Jamdeshwar (ou Jambha, ou Jambaji), voulut quitter sa caste de chasseurs pour édicter ses propres préceptes de vie. C’est ainsi qu’il convainquit les habitants de la région, quelques villages, de respecter 29 principes, dont l’obligation de protéger les animaux et les arbres. Beaucoup d’Indiens étaient déjà végétariens par nécessité économique, eux le devinrent par choix.

    Les Bishnoïs refusent de s’agglomérer en gros village et encore moins en ville, afin de pouvoir conserver leur qualité de vie. Le nom de Bishnoïs découle du nombre des principes qu’ils respectent : vingt (bis) et neuf (noïs). Toute déviance par rapport à ces normes fut dès lors prévenue par un contrôle social non hiérarchique, et punie de bannissement à vie.

    La non-violence fait en revanche partie des principes intangibles. En 1730, le maharadja de Jodhpur envoya ses soldats aménager une clairière. Voilà qui impliquait de couper le khmer, arbre typique du Rajasthan… et de passer sur le corps des Bishnoös ! En réalité, une discussion s’engagea tout d’abord avec les riverains, mais cela n’avait rien d’une consultation en vue d’un agenda 21.

    Les femmes opposèrent un refus formel, mais les soldats sortirent les sabres de leurs fourreaux et les scies de leurs étuis. Une petite vieille décida alors de protéger un arbre en l’entourant de ses bras, un peu comme sur la photo en haut à droite de notre bien-aimé site ecopolit.eu, et toutes les personnes du village l’imitèrent en embrassant les arbres qui ne demandaient pas mieux que cet inattendu câlin.

    1730, date mémorable et effroyable massacre de 363 victimes. Les tristes fifres du raja n’étaient pas de grands sentimentaux, et ils tranchèrent l’épineux dilemme dans le vif, en coupant pêle-mêle arbres, bras, jambes et têtes qui s’opposaient à leurs funestes desseins. Depuis, personne dans la région n’osa plus toucher à une tige des khezri majestueux, et les arbres, éparses, demeurent, tout comme les gazelles, les renards gris, les daims, les oiseaux, les lézards, les mangoustes et les cervipares.

    Et il n’y a pas de passe-droit. En 1998, une star du cinéma indien (le sirupeux Bollywood) eut le caprice de vouloir abattre un animal pour son repas, déclanchant des émeutes et des grèves de la faim retentissantes. Depuis, et à leur corps défendant, les Bishnoïs jouissent d’une célébrité mondiale dont ils se passeraient bien. La venue des touristes leur est en fait assez indifférente, eux qui ne vivent que de millet, de moutarde et de sésame, décidant au moment de la mousson quelle culture sera la plus adaptée, selon des méthodes ancestrales et éprouvées.

    Alors, même s’il est impossible de devenir un Bishnoï pratiquant à part entière - car il s’agit d’une caste à part où l’endogamie est absolue -, tous les amoureux de l’écologie politique peuvent sans danger adopter leur religion inoffensive et, armés de ces beaux préceptes un rien masochistes, partir à la conquête du monde.

    http://ecopolit.eu/2007/08/15/les-premiers-treehuggers-etaient-indiens-les-bishnois-histoire-dun-sacrifice/

    Link: Bishnois - Wegbereiter des Friedens

    Link: Eco Dharma/Anglais - documentaire comprenant les images magnifiques et émouvantes

    Link: Paving the Way for Peace : Living Philosophies of Bishnois and Jains

    http://www.evana.org/index.php?id=31852&lang=fr

  • "Féminisme pro-sexe" = antiféminisme pro-porno

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    L’érotisation de la violence et de la subordination

    QUELQUES ÉLÉMENTS D’HISTOIRE

     

    par Sheila Jeffreys, professeure de science politique

    Un peu d’histoire est parfois utile pour comprendre les courants sociaux contemporains.

    Voici une entrevue réalisée en décembre 1986 par Claudie Lesselier avec l’historienne et professeure de science politique américaine, Sheila Jeffreys. Cette entrevue met en lumière certaines conséquences négatives de la "révolution sexuelle" sur les femmes qu’elle prétendait libérer. Elle met également en perspective certains courants sociaux actuels, par exemple, le courant queer qui a récupéré d’une certaine manière cette "révolution sexuelle". Enfin, elle explique que la gauche, en situant l’exploitation sexuelle dans le cadre de la liberté d’expression, porte la responsabilité de l’échec relatif de la lutte contre différentes formes de cette exploitation (pornographie, prostitution, violence). Aujourd’hui comme il y a 20 ans, une partie de cette gauche accuse systématiquement de censure et de puritanisme les féministes qui refusent de participer à l’érotisation de la subordination des femmes et de la violence. (Sisyphe)

    ENTREVUE

    Claudie Lesselier - Dans quelles circonstances as-tu fait les recherches qui ont permis l’écriture de The Spinster And Her Enemies (1) ?

    Sheila Jeffreys - Je militais dans les campagnes contre la pornographie, à Londres, des années 1975 à 1978, et à cette étape-là j’ai décidé de faire une recherche sur les violences sexuelles contre les petites filles, car à ce moment là peu de choses avaient été faites, c’était une question relativement nouvelle. J’ai décidé, donc, de faire une recherche sur ces violences à notre époque, et une amie m’a invitée à Bradford et m’a fait obtenir une bourse. Or je ne suis pas sociologue, mais historienne, et ce n’était pas mon domaine privilégié. Mais je suis allée dans une bibliothèque, à Londres, la Fawcet Library, où se trouvent les documents des campagnes menées par les femmes à la fin du XIXe siècle, en particulier contre les Contagious Disease Acts. C’était une année après le début de ma recherche. Quand j’ai commencé à étudier ces documents, j’ai découvert, à mon complet étonnement, qu’il y avait eu une campagne pendant cinquante ans contre la violence sexuelle à l’égard des petites filles, de 1870 à 1920 environ, et je me suis finalement spécialisée dans l’histoire de cette période.

    Les féministes du XIXe siècle et la sexualité

    Lorsque je faisais ma maîtrise en histoire contemporaine, je n’avais aucune idée qu’une telle campagne avait existé, aucun livre n’en parlait, les historiens qui écrivent sur le mouvement des femmes à la fin du XIXe siècle ne mentionnent jamais les campagnes à propos de la sexualité, même les féministes qui compilent des anthologies ne les mentionnent pas, et je trouve que cela est très significatif. Ce qu’on nous avait enseigné, c’était que les militantes féministes de cette époque étaient prudes, anti-sexe, mais quand j’ai pris connaissance de leur argumentation au sujet de la violence sexuelle contre les enfants, je me suis rendu compte qu’elle était semblable à celle que les féministes développent aujourd’hui. J’étais folle de joie et totalement stupéfaite de toutes ces découvertes…

    Mais après avoir découvert ces immenses campagnes pour élever l’âge du consentement, obtenir une législation sur l’inceste, etc., ma question était alors de comprendre pourquoi tout cela s’était arrêté dans les années vingt, et pourquoi il y avait eu cinquante ans de silence jusqu’à ce que les féministes de la deuxième vague soulèvent à nouveau ces questions. Donc, de l’étude de ces mouvements contre les violences sexuelles à l’égard des petites filles, je suis passée à la question de savoir quelle était la pensée féministe de l’époque sur la sexualité. Il fallait comprendre cela pour vraiment comprendre leur travail contre les violences sexuelles, et ce n’était pas très aisé.

    J’ai trouvé le travail d’Elisabeth Wolstenholme Elmy et de Frances Swiney, dont je parle dans le deuxième chapitre de mon livre, et dont les historiens n’avaient pas parlé. J’ai découvert qu’elles avaient eu une analyse théorique de la sexualité. Il me fallait ensuite expliquer la disparition de cette théorie, ainsi que celle de ces campagnes contre la violence sexuelle. J’ai commencé à me pencher sur le développement de la sexologie, la « science du sexe » comme ils disent, au début du XXe siècle, sur l’œuvre de Havelock Ellis et des autres. Une fois de plus j’ai été très étonnée. Je n’avais absolument aucune idée de ce que ces hommes disaient, particulièrement dans les années vingt, car à cette époque les sexologues étaient beaucoup plus clairs qu’ils ne le sont aujourd’hui, par exemple ceux qui écrivaient sur la frigidité, qui fut inventée comme maladie dans les années vingt. Ils étaient incroyablement clairs, comme Stekel, un des psychanalystes freudiens que je mentionne dans mon livre, qui disait que pour une femme, être amenée au plaisir sexuel par un homme, c’était reconnaître qu’elle était conquise, que ce plaisir sexuel soumet les femmes non seulement dans leur sexualité mais dans l’ensemble de leur vie. C’était si incroyablement clair que je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les historiennes féministes n’avaient pas davantage tenu compte de tous ces documents.

    Les "réformateurs sexuels" socialistes et le ressac antiféministe

    La première partie de mon livre The Spinster And Her Enemies traite des idées des militantes féministes, qui avaient une analyse très cohérente de la sexualité, voyant l’assujettissement sexuel des femmes comme la base de la domination masculine, et cela à travers notamment une étude des campagnes contre les violences sexuelles à l’égard des petites filles.

    La seconde partie traite du « backlash » contre les féministes, qui est l’œuvre des « réformateurs sexuels » qui ont systématiquement sapé les idées féministes dans le domaine de la sexualité. Dans chacune de leurs œuvres, ils attaquaient très violemment les féministes comme des « haïsseuses d’hommes », des célibataires, des lesbiennes, toutes les catégories de femmes qui les effrayaient, et c’est très clair que leurs écrits sur les femmes et sur la sexualité étaient une réaction directe contre ce que disaient les féministes.

    C.L. - Peut-on comparer ce « backlash » avec ce qui se passe aujourd’hui et, d’autre part n’y a-t-il pas eu aussi des causes internes à la crise du premier mouvement féministe ?

    S.J. - À la fin de la première vague du mouvement féministe il y a eu évidemment la Première Guerre mondiale, et c’est très différent de ce qui se passe maintenant. La colère incroyable des féministes contre la violence sexuelle n’a pas été ressentie et exprimée avec la même intensité après la guerre, y compris par les mêmes femmes, le niveau de colère n’est plus le même et je crois qu’il faut admettre que la Première Guerre mondiale a interrompu le mouvement et influencé la forme qu’il a prise ensuite. Mais à part cela, je pense que l’impact des « réformateurs sexuels » fut énorme et c’est quelque chose qui n’a pas été suffisamment pris en considération.

    Nous devons comprendre - et je pense que c’est une des choses les plus difficiles pour les féministes en général - que la gauche a eu un impact énorme sur le déclin du féminisme à cette époque. Les « réformateurs sexuels » se considéraient eux-mêmes comme des socialistes, il y avait eu une complète communauté d’intérêts entre eux et ceux qui se considéraient comme les plus progressistes à gauche. La critique du féminisme, la tentative de le détruire, sont venues des mêmes gens et des mêmes sources. Je sais que c’est une question embarrassante aujourd’hui pour beaucoup de féministes qui veulent éviter une telle analyse de l’histoire de la gauche - mais je pense qu’une chose qui doit être écrite, c’est une histoire du lien entre anti-féminisme et socialisme depuis plus d’un siècle, en termes de l’ensemble du mouvement et de la théorie socialiste, pas seulement en ce qui concerne les syndicats ou le Parti travailliste, une démonstration non seulement de la façon dont ils ont ignoré les femmes mais dont ils ont été directement anti-féministes.

    Sado-masochisme et autres avatars libertaires

    Nous voyons aujourd’hui le même type de divergence d’intérêts autour de la sexualité. La gauche soutient les « réformateurs sexuels » et la tradition sexologique s’enthousiasme pour l’œuvre d’Havelock Ellis et autres sexologues, qui étaient incroyablement anti-femmes et anti-féministes. Ces théories, qui considèrent la sexologie comme une tradition libératrice, dans l’intérêt des femmes, de tous les gens, et de la révolution socialiste, viennent surtout des auteurs homosexuels de gauche, comme Jeffrey Weeks dans ce pays.

    Cette tradition sexologique est prise en main par la « gauche libertaire » qui travaille à promouvoir, aux USA et en Grande-Bretagne, les joies de l’érotisation de la domination et de l’assujettissement. Ce sont par exemple aux USA les lesbiennes qui se nomment « lesbiennes sadomasochistes » et ici les mêmes tendances qui soutiennent le S/M, les relations Butch-femme et l’érotisation de la domination et de la soumission sous toutes leurs formes. Gayle Rubin, qui défend activement tout cela, tient à se situer dans ce qu’elle appelle la « tradition pro-sexe » d’Havelock Ellis, qu’elle oppose à ce qu’elle appelle les « avatars sexuels » du féminisme radical à cette époque et, aujourd’hui, analysés comme faisant partie de la « tradition anti-sexe ».

    « Tradition pro-sexe » contre « tradition anti-sexe », pour elle les choses sont très claires. Ainsi la « gauche libertaire » s’attaque aux femmes comme Andrea Dworkin et aux militantes féministes contre la pornographie comme étant « anti-sexe », « censurantes », ne comprenant pas que l’intérêt sexuel des femmes serait d’avoir davantage d’orgasmes, d’érotiser leur propre subordination, de prendre plaisir à leur oppression, dans la pornographie, la prostitution et toutes les autres formes de subordination érotisée.

    Cela décrit très bien selon moi la tradition des « réformateurs sexuels » et des sexologues depuis un siècle : ce sont eux qui érotisent la subordination des femmes, les entraînent, les forment et les encouragent à prendre plaisir à leur propre subordination. Ce n’est que très récemment que nous avons été incitées à prendre plaisir à la pornographie - la représentation de cette subordination - mais au début du siècle on a appris aux femmes à prendre plaisir à un état évident de soumission dans l’hétérosexualité. L’affirmation « pro-sexe » de la « gauche libertaire » c’est en fait l’érotisation de la subordination.

    Et actuellement à gauche tout le monde semble se placer dans cette perspective.

    Prenons par exemple Sheila Rowbotham, une historienne féministe anglaise, hétérosexuelle, qui a fait beaucoup de bon travail au début du mouvement ici, en montrant que « le personnel est politique » et comment l’oppression commence dans nos vies personnelles, dans nos lits et dans nos cuisines… Maintenant, au contraire, elle dit que la sexualité est tout à fait séparée.

    Dans un article écrit pour la Journée internationale des femmes en 1984, intitulé « Passion Off its Piedestal », elle écrit que les féministes, particulièrement les lesbiennes féministes, et aussi les hétéros, ont désespérément combattu pour des relations égalitaires dans la sexualité et que ce n’est en fait pas possible parce que « le désir n’est pas démocrate ». Elle écrit que, lorsque les hommes et les femmes ont essayé d’avoir des relations égalitaires, la passion et le désir ont disparu, citant une thérapeute américaine qui fait de la thérapie avec des hommes et des femmes pour qui le désir a disparu parce qu’ils avaient essayé d’avoir des rapports égalitaires.

    Le sexe comme rapport de domination "inévitable"

    La conclusion de Sheila Rowbotham est que, puisque « le désir n’est pas démocrate », nous devons accepter que le désir ait à voir avec l’humiliation, l’extase, la cruauté, sauter du haut d’une falaise, la violence. Elle dit que le désir c’est ça, et qu’il faut accepter ça, sinon on perd l’excitation sexuelle. Et c’est important, car elle a été une féministe connue et représentative du courant dominant de la gauche, mais elle n’est pas la seule : des socialistes-féministes hétéros, des lesbiennesféministes, aujourd’hui aux USA et en Grande-Bretagne, disent la même chose.

    Ce qu’on nous apprend, en fait, c’est que le sexe est inévitablement un rapport de domination et de soumission, de soumission des femmes et de domination des hommes bien sûr, cela ne peut guère être autrement ! Les sexologues ont toujours su que le plaisir sexuel des femmes dans la soumission et la reddition n’était pas seulement le problème de ce qui se passait au lit, mais affectait leur capacité d’être forte, de combattre, de défier les décisions des hommes dans l’ensemble de leur vie et non seulement avec cet homme-là.

    Et cela est encouragé maintenant dans des magazines comme MS et Cosmopolita aux USA ; il y a eu un article dans Cosmopolitan l’année dernière qui disait que maintenant les femmes avaient obtenu l’égalité, salaire égal, droit à l’emploi, mais qu’elles ne devaient pas oublier que dans la sexualité elles veulent être pourchassées et se rendre - et si les femmes se rendent dans la sexualité elles se rendent ailleurs aussi, c’est très clair.

    L’article de MS Magazine en juin dernier - et c’est supposé être un magazine féministe - disait que les femmes ne doivent pas s’inquiéter à propos du fait qu’elles doivent se rendre pour éprouver du plaisir dans la sexualité car il n’y a pas de honte à avoir, ce n’est pas à l’homme qu’elles se rendent, mais à la Nature avec un N majuscule et à elles-mêmes. C’est ce que pourraient dire aussi les lesbiennes S/M, qu’elles ne se rendent pas à quelqu’un mais à elles-mêmes et à leurs amantes. C’est toujours les femmes qui doivent se rendre, MS Magazine ne dit pas que les hommes doivent en faire autant, vis-à-vis d’eux mêmes, de la Nature ou de quoi que ce soit… Telle est maintenant la forme de sexualité qui est acceptée par celles qui se nomment féministes, des deux côtés de l’Atlantique, principalement des socialistes-féministes, mais aussi des féministes libérales. Les féministes radicales tentent de poursuivre le combat.

    C.L. : Peux-tu en opposition à cela développer tes analyses sur la construction de la sexualité historiquement et aujourd’hui ?

    S.J. : La manière dont j’appréhende la sexualité est assez semblable à celle des féministes de la fin du XIXe siècle, qui ont perçu beaucoup de choses sur l’oppression sexuelle, l’appropriation du corps des femmes par les hommes comme base du patriarcat, du pouvoir des hommes. Je considère en effet que l’oppression sexuelle et la possession du corps des femmes est absolument fondamentale pour la suprématie masculine. Nous avons bien sûr à faire une analyse plus complexe, car un problème auquel nos sœurs à la fin du XIXe siècle n’étaient pas confrontées est le fait que, depuis cent ans, nous avons été formées à prendre goût à notre oppression, à y prendre plaisir. À la fin du XIXe siècle, les militantes féministes en général ne voyaient pas de plaisir dans les relations sexuelles avec les hommes ; si elles en avaient, elles considéraient que le coït était quelque chose à subir, pas quelque chose d’agréable, elles étaient très conscientes de la domination et de la soumission qui y étaient impliquées, que c’était une relation de pouvoir. C’est pour cela que, par exemple, elles ont pu faire totalement cause commune avec les prostituées, car elles reconnaissaient que les prostituées avaient aussi à se soumettre à quelque chose qu’elles n’aimaient pas, qui était une forme d’exploitation, un rapport de domination et d’assujettissement.

    Maintenant que c’est beaucoup plus compliqué, car les femmes hétérosexuelles ont été formées à jouir de leur oppression, à y prendre ce qu’on appelle du « plaisir » – je voudrais trouver un autre mot pour décrire cela. Maintenant c’est devenu plus difficile pour le mouvement féministe de faire cause commune avec les prostituées, car les prostituées soulèvent le voile, montrent trop clairement ce qu’est vraiment l’hétérosexualité, les femmes hétérosexuelles qui ont été éduquées à jouir de leur oppression ne peuvent pas supporter de voir trop clairement ce qui se passe là, c’est embarrassant, difficile. Aujourd’hui on a davantage de séparation entre les prostituées et les femmes hétérosexuelles dans le féminisme. Le problème central est à mon avis cet entraînement à trouver du plaisir sexuel positif dans notre propre dégradation.

    Je voudrais dire quelque chose sur la campagne contre la violence sexuelle masculine dans le mouvement féministe contemporain : je pense que ce qui se passe c’est que les campagnes massives contre la pornographie, le viol, les violences sexuelles contre les petites filles, qui ont été menées dans les années soixante-dix aux USA et en Grande-Bretagne, ont eu beaucoup de succès et ont rendu très claire la relation de pouvoir et d’exploitation qui se passe dans ces domaines. En réponse à cela, on a connu une violente réaction de la gauche, qui véritablement haïssait les campagnes féministes contre la violence masculine, et cette réaction a consisté, chaque fois que les féministes soulevaient un problème, ou plutôt transformaient quelque chose en problème, dans le fait de dire que ce n’était pas un problème mais quelque chose de bien : par exemple les féministes ont analysé les abus sexuels contre les enfants comme un problème, la gauche, spécialement les homos, ont soutenu la pédophilie, c’est-à-dire que l’abus sexuel contre les enfants a été redéfini par la gauche libertaire comme la « sexualité intergénérationnelle ». L’abus sexuel est devenu pédophilie. D’autres exemples : face à l’analyse féministe de la division sexuelle des rôles, la gauche soutient le transsexualisme, qui est une stéréotypisation évidente des rôles sexuels ; face aux campagnes féministes contre le viol, la gauche soutient le sadomasochisme et les fantasmes sadomasochistes ; face aux campagnes féministes contre la pornographie, la gauche soutient l’érotisme… Tout ce que les féministes ont fait a été confronté à une réaction de la gauche pour le miner.

    Il faut cependant penser davantage en termes de pourquoi les lesbiennes et les féministes elles-mêmes ont eu des difficultés, et pourquoi la force de ces campagnes est retombée car, ces dernières années, ce n’est pas seulement à cause de l’impact de la réaction de gauche, mais aussi parce que nous avons fait très peu d’analyses de notre propre sexualité, de la façon dont elle a été construite autour du sadomasochisme. Les questions des fantasmes sexuels, de l’érotique lesbienne ont donc été soulevées par la gauche libertaire. Et il y a eu un minage terrible de l’énergie féministe. Beaucoup de ces lesbiennes qui étaient descendues dans la rue et militaient activement contre le viol et les violences sexuelles il y a quelques années ne peuvent plus le faire maintenant car elles se sentent impliquées, elles ont été contraintes à penser qu’une part de leur sexualité était construite autour du plaisir pris à leur propre dégradation, même si elles ne le disent pas en ces termes, que peut-être le masochisme était quelque chose de bien…

    Et cela a terriblement miné la lutte, car comment par exemple combattre la pornographie, si on est encouragées à croire que la pornographie est une chose merveilleuse et que les lesbiennes doivent en faire pour elles-mêmes ? Il y eut une lettre dans MS Magazine l’année dernière où une lesbienne écrivait qu’elle s’opposait à la pornographie masculine sadomasochiste à propos des femmes, mais que la pornographie lesbienne sadomasochiste était tout à fait différente ; elle ne pouvait pourtant pas expliquer en quoi consistait cette différence… Le problème, c’est qu’il n’y a précisément pas de différence.

    Quand je présente des montages-diapos sur la pornographie lesbienne, je demande si telle image a été produite par un homme ou une femme, et personne ne connaît la réponse, parce que l’optique et les valeurs sont les mêmes… Ainsi la création de la pornographie lesbienne et l’encouragement des lesbiennes à y prendre plaisir ont détruit les campagnes contre la pornographie. On ne peut pas continuer… Il me semble donc que la prochaine étape de la lutte doit être de réellement et sérieusement prendre en considération notre propre sexualité et ce qui se passe dans nos têtes. Nous sommes maintenant face à une campagne massive, financée par les producteurs de pornographie, pour encourager les femmes à utiliser des prostituées lesbiennes (cela arrive déjà aux USA) à téléphoner à des « sex-lines » lesbiennes, à regarder des strip-teases lesbiens, à consommer de la pornographie lesbienne ; les lesbiennes sont encouragées à participer à l’industrie du sexe et à utiliser des lesbiennes dans la prostitution et la pornographie. Et c’est une défaite totale de notre tentative de transformer la construction de la sexualité et de protéger les femmes de la violence sexuelle.

    C.L. : Dans le domaine de la recherche, sur quoi travailles-tu maintenant ?

    S.J. : Je travaille à un livre intitulé Anti-climax : Women’s Experiences of the Sexual Revolution, 1945-1985, une sorte de second volume qui prolonge mon premier livre. Je veux étudier cette prétendue « révolution sexuelle » des années soixante-dix et ses valeurs ; je vais reprendre toute l’histoire de la « réforme sexuelle », de la sexologie et du mouvement pour la liberté sexuelle jusqu’aujourd’hui et étudier les erreurs d’analyse que le mouvement féministe contemporain a faites sur la sexualité sous l’influence de ce « mouvement pour la liberté sexuelle ». Il me semble qu’au début du mouvement féministe il y avait une contradiction aiguë : les sexologues, nous le comprenons maintenant, ont travaillé à promouvoir le supposé « plaisir sexuel » pour les femmes dans la relation avec les hommes, et en particulier l’orgasme, parce qu’ils pensaient que cela subordonnerait les femmes non seulement dans cette relation sexuelle mais dans leur vie entière. Or les féministes, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, ont choisi comme but ultime du féminisme plus d’orgasmes pour les femmes avec les hommes. Il y a là un problème évident puisque ces orgasmes avec les hommes sont supposés nous subordonner, comment peuvent-ils devenir le but principal des féministes ?

    Ce que je suggère, c’est que les féministes ont largement adopté les arguments de sexologues et de réformateurs sexuels, à cette époque, par exemple des femmes comme Betty Dodson, qui a écrit Liberating masturbation, accepte tout simplement tous les vieux arguments de la sexologie… Quand les féministes ont commencé à lutter contre la violence sexuelle, les deux choses se sont développées en parallèle : le mouvement pour érotiser les femmes dans l’hétérosexualité était un courant important dans le féminisme, même si je pense que cela voulait dire érotiser la subordination des femmes ; et parallèlement se développaient les campagnes contre la pornographie et la violence sexuelle masculine. Aucune connexion n’avait été effectuée entre la violence sexuelle dont il était question dans ces campagnes et nos sexualités personnelles.

    Cette connexion a commencé à apparaître seulement récemment, quand on a vu la divergence complète de ces deux tendances : nous assistons à l’érotisation de la dégradation, de la dépendance, de la prostitution, et les campagnes contre la violence sexuelle masculine arrivent à un terme. Je dois donc chercher comment tout cela s’est passé ; il y a actuellement peu de travail féministe à propos de la « révolution sexuelle » des années soixante. Et ce retour en arrière donne des résultats surprenants…

    Quand j’étais moi-même une jeune « hippie » à la fin des années soixante, je n’avais absolument pas la moindre idée que cette « liberté sexuelle » qui se développait autour de moi c’était la haine des femmes et la haine de la sexualité, et que c’est cela qui était en jeu à l’époque. Ce que je veux donc faire, c’est réétudier les magazines contre-culturels de cette époque, qui montrent la haine des femmes la plus horrifiante, et la haine du sexe, toujours associé à la défécation, à la pénétration des femmes, à la haine et au mépris des femmes âgées – et nous savons que les femmes âgées sont une cible de viol notamment pour les jeunes garçons. Les valeurs de ce soi-disant « mouvement de libération sexuelle » étaient basées sur la haine des femmes et une terreur absolue de la sexualité, toutes les valeurs de la gauche libertaire maintenant.

    C’est clair quand on regarde l’œuvre de quelqu’un comme Jeffrey Weeks, qui est un défenseur du sexe domination/soumission qu’il appelle « heavy duty sex » et qu’il oppose à ce qu’il appelle la sexualité « bambi », que pratiquent certains autres homos (affection, caresses, etc.) et il méprise totalement l’idée que la sexualité puisse être liée à l’affection, à l’amour, à la douceur, à la tendresse… Il y a eu un numéro spécial de Gay News il y a quelques années sur ce sujet où il dit clairement qu’il a abandonné les idées de la libération homosexuelle et du féminisme qui cherchaient à créer d’autres valeurs et une égalité dans la sexualité. Ces valeurs sont aussi abandonnées par le féminisme qui méprise ce qu’il nomme « vanilla sex » ou « anti-sex » : n’est-ce pas intéressant que parler d’égalité dans la sexualité soit nommé anti-sexe ? Cela montre que pour la gauche libertaire le sexe est seulement la relation domination-assujettissement, ils n’ont pas de modèle alternatif et ne peuvent en imaginer d’autres.

    C.L. : Quelle peut donc être l’alternative à cette campagne et à ces modèles ?

    S.J. : Il y a un certain nombre de lesbiennes à Londres, je ne suis certes pas la seule, qui savent qu’un moyen de s’en sortir est de faire des réunions régulières de réflexion et de recherche sur la sexualité et la construction sociale de notre sexualité et d’avancer à partir de là. Par exemple on a fait des montages-diapos sur la pornographie et l’érotique lesbiennes ; je fais des débats sur la construction de la sexualité des femmes et des lesbiennes autour du masochisme : comment on peut faire avec ça, se changer nous-mêmes et avancer, qu’est-ce que pourrait être aujourd’hui une sexualité lesbienne positive ? Je pense que c’est actuellement un travail décisif, car nous savons que chez un très grand nombre de lesbiennes il y a de la culpabilité, de l’anxiété, de la peur, associées à la façon dont elles voient que leur propre sexualité est construite. C’est un immense secret que les lesbiennes n’ont pas encore discuté entre elles, cette façon dont leur sexualité et leur vie émotionnelle ont été construites autour du sadomasochisme. Je pense que c’est la grande barrière que nous avons à briser et je pense qu’après cela nous pourrons aller de l’avant. Pour l’instant, ce sont les libertaires et les S/M qui disent être les seuls à parler de la sexualité, mais dans un certain cadre, et en fait ils ne parlent que de techniques et d’emploi du matériel… Donc il nous faut traverser cette barrière, briser ce tabou qui est ce qui se passe dans nos têtes sur la sexualité, et parler ensemble. C’est dur… Il y a quelques années à Londres s’est tenue la « Conference on lesbian sex and sexual practice ». Il y a eu huit cents lesbiennes à cette conférence. Un des problèmes a été le fait qu’on se connaît les unes les autres, et que c’est difficile d’être avec d’autres femmes dans un atelier et de dire des choses telles que « quand je suis au lit avec une amante je fantasme sur le fait d’être avec une autre personne… », le fait d’avoir des fantasmes de ce type est difficile à dire, surtout en présence d’une autre femme qui peut être son amante… Mais cet immense domaine de secret doit être traversé, car c’est là que nous sommes piégées, et ce sont les hommes qui nous y piègent, vraiment.

    Interview réalisée en décembre 1986 par Claudie Lesselier. Transcription et traduction C. Lesselier et Caroline Kunstenaar. Bulletin de l’ARCL, n° 5, juin 1987.

    (1) Sheila Jeffreys. The Spinster And Her Enemies, Feminism and Sexuality. 1880-1930, Pandora Press, Londres, 1985.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 17 avril 2004.

    Sheila Jeffreys, professeure de science politique

    Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1063 -

  • Derrida : " 'Il faut bien manger' ou le calcul du sujet" (II)

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    Mais je ne saisis pas encore si tu laisses ou non une place à la question qui ? Si tu lui reconnais une pertinence, ou si au contraire tu ne veux pas la poser, si tu veux passer ici à côté de toute question.

    Ce par quoi je me trouve non pas installé, mais inquiété, commandé aussi, c’est la nécessité de repérer, partout où on répond à la question « qui ? », non seulement en termes de sujet mais aussi de Dasein, des oppositions conceptuelles qui n’ont pas encore été suffisamment interrogées, y compris par Heidegger. J’y faisais allusion tout à l’heure et c’est ce que j’ai tenté dans toutes mes références à Heidegger.

    On ne pourra refondre, sinon refonder de façon rigoureuse un discours sur le « sujet », sur ce qui tiendra la place (ou remplacera la place) du sujet (du droit, de la morale, de la politique, autant de catégories soumises à la même turbulence) qu’à travers l’expérience d’une déconstruction dont il faut rappeler une fois de plus à ceux qui ne veulent pas lire qu’elle n’est ni négative, ni nihiliste, pas même d’un nihilisme pieux, comme j’ai entendu dire.

    Un concept (c’est-à-dire aussi une expérience) de la responsabilité est à ce prix. Nous n’avons pas fini de le payer. Je parle d’une responsabilité qui ne soit pas sourde aux injonctions de la pensée. Comme tu l’as dit un jour, il y a du devoir dans la déconstruction. Cela doit être ainsi, s’il y en a, du devoir, s’il doit y en avoir. Le sujet, s’il doit y en avoir, vient après.

    Après : non qu’il faille attendre la fin si improbable d’une déconstruction pour prendre des responsabilités ! Mais pour décrire l’origine, le sens ou le statut de ces responsabilités, le concept de sujet reste encore problématique. Ce qui me gêne, ce n’est pas qu’il soit inadéquat: sans doute ne peut-il ou ne doit-il y avoir aucun concept adéquat à ce qu’on appelle la responsabilité. Celle-ci porte en elle, et doit le faire, une démesure essentielle. Elle ne se règle ni sur le principe de raison ni sur une comptabilité quelconque.

    Je dirais de façon un peu abrupte que le sujet est aussi un principe de calculabilité - dans le politique (et jusque dans le concept actuel de la démocratie, qui est moins clair, homogène, donné qu’on ne croit ou fait semblant de le croire, qui demande sans doute à être repensé, radicalisé, comme une chose de l’avenir), dans le droit (et je dirais des droits de l’homme ce que je viens de dire de la démocratie) et dans la morale. Il faut du calcul et je n’ai jamais eu contre le calcul, tu le sais, la réticence condescendante, la hauteur « heideggérienne ».

    Mais le calcul est le calcul. Et si je parle si souvent de l’incalculable ou de l’indécidable, ce n’est pas par simple goût du jeu ou pour neutraliser la décision, au contraire: je crois qu’il n’y a ni responsabilité ni décision éthico-politique qui ne doive traverser l’épreuve de l’incalculable ou de l’indécidable. Il n’y aurait autrement que calcul, programme, causalité, au mieux « impératif hypothétique ».

    C’est donc plutôt une certaine fermeture — saturée ou suturée — de l’identité à soi, une structure encore trop étroite de l’identification à soi qui confère aujourd’hui au concept de sujet son effet dogmatique. A une distance qu’il ne faut jamais négliger, quelque chose d’analogue se produit peut-être, me semble-t-il, pour le concept de Dasein. Malgré tout ce qu’il ouvre et donne à penser, à questionner, à redistribuer, ce concept occupe encore une place analogue à celle du sujet transcendantal. Et il se détermine, dans Sein und Zeit, à partir d’oppositions encore insuffisamment interrogées, me semble-t-il. On retrouve ici la question de l’homme. À l’homme seul - et c’est en somme sa définition pour Heidegger - est reconnue la possibilité pour le «qui» indéterminé de devenir-sujet ou, plus originairement, de devenir Dasein et Dasein jeté (geworfen) dans le monde. Cela par opposition à toute autre forme de rapport à soi, par exemple ce qu’on appelle le vivant en général, notion encore très obscure, pour les raisons mêmes dont nous parlons. Tant qu’on n’a pas déconstruit ces oppositions - et elles sont fortes, subtiles, parfois très implicites - on reconstitue sous le nom de sujet, voire sous le nom de Dasein, une identité illégitimement délimitée. Illégitimement, mais souvent au nom du droit, justement ! d’un certain droit, car c’est pour arrêter un certain droit, un certain calcul juridico-politique qu’on interrompt ainsi le questionnement. La déconstruction en appelle donc à un autre droit ou plutôt se laisse appeler par lui, un droit plus exigeant encore, prescrivant, autrement, plus de responsabilité.

    Il ne s’agit donc pas d’opposer à cette énorme multiplicité de discours traditionnels sur l’homme, l’animal, la plante ou la pierre, un autre discours sur les mêmes « choses », mais d’analyser sans fin et dans ses intérêts toute la machinerie conceptuelle qui a permis de parler de « sujet » jusqu’ici. Et l’analyse est toujours plus et autre chose qu’une analyse. Elle transforme - ou traduit une transformation en cours. La traduction est transformatrice. Cela explique la nervosité ou la crispation de ceux qui veulent maintenir tous ces thèmes, tous ces « mots » (1’« homme », le « sujet », etc.) à l’abri de toute question et manipulent le soupçon éthico-politique à l’endroit de la déconstruction.

    Si nous voulons encore parler du sujet - juridique, éthique, politique, psychologique, etc. —, et de ce qui en fait communiquer la sémantique avec celle du sujet de la proposition (distingué des qualités, des attributs ou encore, comme la substance, des phénomènes, etc.) ou avec le thème ou la thèse (le sujet d’un discours ou d’un livre), il faut d’abord soumettre à l’épreuve des questions les prédicats essentiels dont tous ces sujets sont le sujet. Ils sont nombreux et divers selon le type ou l’ordre des sujets, mais tous ordonnés autour de l’étant-présent: présence à soi — ce qui implique donc une certaine interprétation de la temporalité —, identité à soi, positionnalité, propriété, personnalité, ego, conscience, volonté, intentionnalité, liberté, humanité, etc.

    Il faut questionner cette autorité de l’étant-présent, mais la question elle-même n’est ni le premier ni le dernier mot, j’ai tenté de le montrer dans De l’esprit, par exemple, mais aussi partout où j’ai parlé du « oui, oui », du « Viens » ou de l’affirmation qui ne s’adresse pas d’abord à du sujet. Cet au-delà ou cette veille de la question est tout sauf précritique. Au-delà même de la critique, elle situe une responsabilité aussi irréductible que rebelle à la catégorie traditionnelle de « sujet ». C’est ce qui conduit à reconnaître les processus de la différance, de la trace, de l’itérabilité, de l’ex-appropriation, etc. Ils sont à l’œuvre partout, c’est-à-dire bien au-delà de l’humanité. Un discours ainsi restructuré peut tenter de situer autrement la question de ce qu’est, peut être, doit être un sujet humain, une morale, un droit, une politique du sujet humain.

    Cette tâche reste à venir, très loin devant nous. Elle passe – notamment - par la grande question phénoméno-ontologique du comme tel, de l’apparaître comme tel dont on pense qu’en dernière analyse il distingue ledit sujet humain ou le Dasein de toute autre forme de rapport à soi ou à l’autre comme tel. L’expérience ou l’ouverture du comme tel onto-phénoménologique n’est peut-être pas seulement ce dont seraient privés la pierre ou l’animal, c’est aussi ce à quoi on ne peut ni ne doit soumettre l’autre en général, le « qui » de l’autre qui ne pourrait jamais apparaître absolument comme telqu’en disparaissant comme autre. Les grandes questions du sujet, comme questions du droit, de l’éthique et de la politique reconduisent toujours en ce lieu.

    Si l’on revient à cette sémantique du jeter ou du «subjectile» qui institue le concept de sujet, on doit remarquer que la Geworfenheit(l’être-jeté) du Dasein, avant même d’être subjectivité, ne caractérise pas simplement un état, un fait, l’être-jeté dans le monde à la naissance. Elle peut aussi décrire une manière d’être jeté, livré, exposé à l’appel (Ruf). Rappelle-toi l’analyse du Gewissenet du Schuldigsein originaire. Heidegger démontre en particulier ce qu’a d’insuffisant, du point de vue anthropologico-ontologique, aussi bien l’image (Bild) du tribunal kantien que le recours à des facultés psychiques ou à des actes personnels pour décrire l’appel et la « conscience morale ». Mais la traduction reste équivoque. Gewissen n’est pas encore la « conscience morale » qu’elle rend possible, pas plus que le Schuldigseinn’est une culpabilité: plutôt la possibilité d’être coupable, la passibilité ou l’imputabilité. Je serais tenté de mettre en rapport cet appel avec ce que Heidegger dit de façon énigmatique et elliptique de la « voix de l’ami », de 1’« entente » de cette voix, que tout Dasein « porte en lui ».

    J’y reviens ailleurs, dans un texte à paraître, Mais je remarque déjà ceci: le «qui» de l’amitié, la voix de l’ami ainsi décrite appartient donc à la structure existentiale du Dasein. Ce n’est pas une passion ou un affect parmi d’autres. Le «qui» de l’amitié précède toute détermination subjectale, comme l’appel (Ruf) qui provoque ou convoque la «conscience» et ouvre donc la responsabilité. C’est à l’ouverture indéfinie de cette question que je serais tenté de te lire dans La Communauté désœuvrée, ou de lire La Communautéinavouable ou encore ces quelques lignes de L’amitiéde Blanchot : « Et lorsque nous nous posons la question : “Qui fut le sujet de cette expérience ?”, cette question fait peut-être déjà réponse, si, à celui même qui l’a conduite, c’est sous cette forme interrogative qu’elle s’est affirmée en lui, en substituant au “Je” fermé et unique l’ouverture d’un “Qui ?” sans réponse ; non que cela signifie qu’il lui ait fallu seulement se demander: “Quel est ce moi que je suis ?”, mais bien plus radicalement se ressaisir sans relâche, non plus comme “Je” mais comme un “Qui ?”, l’être inconnu et glissant d’un “Qui ?” indéfini. »

    L’origine de l’appel qui ne vient de nulle part, dont l’origine en tout cas n’est pas encore un « sujet » divin ou humain, institue une responsabilité qui se trouve à la racine de toutes les responsabilités ultérieures (morale, juridique, politique), de tout impératif catégorique. Dire de cette responsabilité, et même de cette amitié, qu’elle n’est pas «humaine», pas plus que « divine », ce n’est pas la dire simplement inhumaine. Cela dit, peut-être est-il plus « digne » de l’humanité d’en maintenir une certaine inhumanité, la rigueur d’une certaine inhumanité. De toute façon, le choix ne nous est pas laissé par cette loi-là. Quelque chose de cet appel de l’autre doit rester non réappropriable, non subjectivable, d’une certaine manière non identifiable, supposition sans suppôt, pour rester de l’autre, appel singulierà la réponse ou à la responsabilité. C’est pourquoi la détermination du «Qui» singulier, en tout cas sa détermination en sujet, reste toujours problématique. Et doit le rester. Ce devoir n’est pas seulement un impératif théorique.

    Dans ce sens, en effet, la détermination de « qui » est problématique. Mais en un autre sens, le « qui ? » interrogatif — celui que j’ai employé pour formuler ma question — n’est-il pas déterminant ? Je veux dire qu’il prédétermine — comme toute question prédétermine le régime de sa réponse - la réponse de quelqu’un, de quelque un. C’est un répondant qui est prédéterminé, c’est-à-dire aussi, appelé. Je retrouverais ainsi, me semble-t-il, quelque chose du fil conducteur de ta réponse. Mais je constate alors que d’un même geste, ou du moins dans ce même entretien, tu tiens à l’écart, sous méfiance, la question « qui ? », et tu valides de plus en plus le « qui ? ». Tu le valides, en supprimant ce qui, a priori, restreindrait la question à l’humanité.

    Oui, ce qui la restreindrait à une grammaire réglée non seulement par un langage dit occidental mais par ce qu’on croit être l’humanité même du langage.

    Je fais une remarque incidente. Dans le cours de Heidegger auquel tu te réfères à propos de l’animal, il y a tout de même quelque chose d’étrange, si mon souvenir est exact : vers la fin de l’analyse de l’animal, Heidegger attribue à celui-ci une tristesse, une tristesse liée à son « manque de monde ». Par cette seule indication, est-ce que Heidegger ne contredit pas une partie de ce qu’il a dit auparavant ? Comment la tristesse serait-elle simplement non humaine ? Ou bien, comment une telle tristesse ne témoignerait-elle pas malgré tout d’un rapport à un monde ?

    Le discours heideggérien sur l’animal est violent et embarrassé, parfois contradictoire. Heidegger ne dit pas simplement « l’animal est pauvre en monde (weltarm) », car à la différence de la pierre, il a un monde. Il dit : l’animal aun monde sur le mode du ne-pas-avoir. Mais ce ne-pas-avoir n’est pas non plus à ses yeux une indigence, le manqued’un monde qui serait humain. Alors pourquoi cette détermination négative ? D’où vient-elle ? Il n’y a pas de catégorie d’existence originale pour l’animal: il n’est évidemment pas Dasein (l’être ne peut apparaître, être ni être interrogé comme tel (als) pour l’animal) ni vorhanden ni zuhanden. Sa simple existence introduit un principe de désordre ou de limitation dans la conceptualité de Sein und Zeit.

    Pour revenir à ta remarque, peut-être l’animal est-il triste, peut-être paraît-il triste parce qu’il a un monde, certes, au sens où Heidegger parle d’un monde comme monde de l’esprit, et parce qu’il y a une ouverture de ce monde pour lui, mais une ouverture sans ouverture, un avoir (le monde) sans l’avoir. D’où l’impression de tristesse – pour l’homme ou par rapport à l’homme, dans la société de l’homme. D’une tristesse déterminée dans sa phénoménologie, comme si l’animal restait un homme enveloppé, souffrant, privé de ne pas avoir accès au monde de l’homme qu’il pressent pourtant, ni à la vérité, à la parole, à la mort, à l’être de l’étant comme tel. Heidegger a beau se défendre de cette interprétation anthropo-téléologique, elle me paraît réclamée par ce qu’il y a de plus aigu en sa description de l’avoir-sur-le-mode-du-ne-pas-avoir-un-monde.

    Essayons, dans cette logique, quelques questions. Par exemple, l’animal entend-il cet appel dont nous parlions plus haut, à l’origine de la responsabilité ? L’animal répond-il ? Questionne-t-il ? Et surtout l’appel que le Daseinentend peut-il, en son origine, venir à l’animal ou venir de l’animal ? Y a-t-il une venue de l’animal ? La voix de l’ami peut-elle être celle d’un animal ? Y a-t-il de l’amitié possible pour l’animal, entre animaux ? Comme Aristote, Heidegger dirait: non. A-t-on une responsabilité à l’égard du vivant en général ? La réponse est toujours non, et la question est formée, posée de telle façon que la réponse soit nécessairement « non » dans tout le discours canonisé ou hégémonique des métaphysiques ou des religions occidentales, y compris dans les formes les plus originales qu’il peut prendre aujourd’hui, par exemple chez Heidegger ou Levinas.

    Je ne rappelle pas cela pour aller au secours d’un végétarianisme, de l’écologisme ou des sociétés protectrices des animaux — ce que je pourrais aussi vouloir faire, et nous accéderions ainsi au centre du sujet. Je voudrais surtout mettre en lumière, en suivant cette nécessité, la structure sacrificielledes discours auxquels je suis en train de me référer. Je ne sais pas si « structure sacrificielle » est l’expression la plus juste. Il s’agit en tout cas de reconnaître une place laissée libre, dans la structure même de ces discours qui sont aussi des « cultures », pour une mise à mort non criminelle: avec ingestion, incorporation ou introjection du cadavre. Opération réelle, mais aussi symbolique quand le cadavre est « animal » (et à qui fera-t-on croire que nos cultures sont carnivores parce que les protéines animales seraient irremplaçables ?), opération symbolique quand le cadavre est « humain ». Mais le « symbolique » est très difficile, en vérité impossible à délimiter dans ce cas, d’où l’énormité de la tâche, sa démesure essentielle, une certaine anomie ou monstruosité de ce dont il faut ici répondre, ou devantquoi (qui ? quoi ?) il faut répondre.

    En nous en tenant à des possibilités typiques originales, prenons les choses d’un autre côté : non plus celui de Heidegger, mais celui de Levinas pour qui la subjectivité, dont il parle beaucoup d’une manière insolite, nouvelle et forte, se constitue d’abord comme celle de l’otage. Ainsi repensé, celui-ci serait livré à l’autre dans l’ouverture sainte de l’éthique, à l’origine de la sainteté même. Le sujet est responsable de l’autre avant de l’être de lui-même comme « moi ». Cette responsabilité de l’autre, pour l’autre, lui advient par exemple (mais ce n’est plus un exemple parmi d’autres) dans le « Tu ne tueras point ». Tu ne tueras point ton prochain. Toutes les conséquences s’enchaînent, et doivent le faire de façon continue: tu ne le feras pas souffrir, ce qui est parfois pire que la mort, tu ne lui feras pas du mal, tu ne le mangeras pas, pas même un petit peu, etc. L’autre, le prochain, l’ami (Nietzsche essaie de dissocier ces deux valeurs dans Zarathoustra, mais laissons, j’essaierai d’y revenir ailleurs), est sans doute dans l’éloignement infini de la transcendance.

    Mais le « Tu ne tueras point » s’adresse à lui et le suppose. Il se destine à cela même qu’il institue, l’autre comme homme. C’est de lui que le sujet est d’abord l’otage. Le « Tu ne tueras point » - avec toute sa conséquence, qui est sans limite — n’a jamais été entendu dans la tradition judéo-chrétienne, ni apparemment par Levinas, comme un « tu ne mettras pas à mort le vivant en général ». Il a pris sens dans des cultures religieuses pour lesquelles le sacrifice carnivore est essentiel, comme l’être-chair. L’autre, tel qu’il se laisse penser selon l’impératif de la transcendance éthique, c’est bien l’autre homme: l’homme comme l’autre, l’autre comme homme. Humanisme de l’autre homme, c’est un titre dans lequel Levinas suspend justement la hiérarchie de l’attribut et du sujet. Mais l’autre-homme est le sujet.

    Des discours aussi originaux que ceux de Heidegger et de Levinas bouleversent, certes, un certain humanisme traditionnel. Ce sont néanmoins des humanismes profonds, et tous les deux le sont, malgré les différences qui les séparent, en tant qu’ils ne sacrifient pas le sacrifice. Le sujet (au sens de Levinas) et le Dasein sont des «hommes» dans un monde où le sacrifice est possible et où il n’est pas interdit d’attenter à la vie en général, seulement à la vie de l’homme, de l’autre prochain, de l’autre comme Dasein. Heidegger ne le dit pas ainsi. Mais ce qu’il place à l’origine de la conscience morale (ou plutôt du Gewissen) est évidemment refusé à l’animal. Pas plus que le Dasein, le Mitseinn’est accordé, si on peut dire, au vivant en général. Mais seulement à cet être-pour-la-mort qui fait aussi du Dasein autre chose, plus et mieux qu’un vivant.

    Si justifiée qu’elle soit d’un certain point de vue, la critique obstinée du vitalisme ou des philosophies de la vie par Heidegger, mais aussi de toute prise en considération de la vie dans la structure du Dasein, n’est pas sans rapport avec ce que j’appelle ici la « structure sacrificielle ». Celle-ci me paraît (c’est en tout cas pour l’instant une hypothèse que j’essaie d’articuler avec ce que j’ai appelé ailleurs la structure « phallogocentrique ») définir le contour invisible de toutes ces pensées, quel que soit l’écart marqué par celle de Levinas au regard de l’ontologie (au nom de ce qu’il appelle métaphysique) ou par celle de Heidegger au regard de la métaphysique onto-théologique. En allant ici beaucoup trop vite, j’essaierais de relier la question du « qui » à la question du « sacrifice ».

    [Il ne s’agirait pas seulement de rappeler la structure phallogocentrique du concept de sujet, du moins en son schème dominant. Je voudrais un jour démontrer que ce scheme implique la virilité— Carnivore. Je parlerais d’un carno-phallogocentrismesi ce n’était là une sorte de tautologie ou plutôt d’hétéro-tautologie comme synthèse a priori, tu pourrais traduire par « idéalisme spéculatif », «devenir-sujet de la substance», «savoir absolu» passant par le « vendredi saint spéculatif »: il suffit de prendre au sérieux l’intériorisation idéalisante du phallus et la nécessité de son passage par la bouche, qu’il s’agisse des mots ou des choses, des phrases, du pain ou du vin quotidien, de la langue, des lèvres ou du sein de l’autre.

    On va protester : il y a (reconnus depuis peu, tu le sais bien) des sujets éthiques, juridiques, politiques, des citoyens à part (presque) entière qui sont aussi des femmes et/ou des végétariens ! Mais cela n’est admis dans le concept, et en droit, que depuis peu et justement au moment où le concept de sujet entre en déconstruction. Est-ce fortuit ? Et ce que j’appelle ici schèmeou image, ce qui lie le concept à l’intuition, installe la figure virile au centre déterminant du sujet. L’autorité et l’autonomie (car même si celle-ci se soumet à la loi, cet assujettissement est liberté) sont, par ce schème, plutôt accordées à l’homme (homo et vir) qu’à la femme, et plutôt à la femme qu’à l’animal. Et bien entendu à l’adulte plutôt qu’à l’enfant. La force virile du mâle adulte, père, mari ou frère (le canon de l’amitié, je le montrerai ailleurs, privilégie le schème fraternel) appartient au schème qui domine le concept de sujet. Celui-ci ne se veut pas seulement maître et possesseur actif de la nature. Dans nos cultures, il accepte le sacrifice et mange de la chair.

    Comme nous n’avons pas beaucoup de temps ni de place, et au risque de faire hurler (là, on sait à peu près qui), je te demande : dans nos contrées, qui aurait quelque chance de devenir un chef d’État, et d’accéder ainsi « à la tête », en se déclarant publiquement, et donc exemplairement, végétarien ? Le chef doit être mangeur de chair (en vue d’être d’ailleurs lui-même « symboliquement » — voir plus haut — mangé). Pour ne rien dire du célibat, de l’homosexualité, et même de la féminité (qui n’est admise pour l’instant, et si rarement, à la tête de quoi que ce soit, et surtout de l’État, que si elle se laisse traduire dans un schème viril et héroïque. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la « condition féminine », notamment du point de vue du droit, s’est détériorée du XIVe au XIXe siècle en Europe, atteignant le pire au moment où le code napoléonien inscrivait dans le droit positif le concept de sujet dont nous parlons.).

    En répondant à ces questions, tu n’auras pas seulement un schème du dominant, du dénominateur commun du dominant, aujourd’hui encore, dans l’ordre du politique ou de l’Etat, du droit ou de la morale, tu auras le schème dominant de la subjectivité même. C’est le même. Si maintenant la limite entre le vivant et le non-vivant paraît aussi peu sûre, du moins comme limite oppositionnelle, que celle de 1’« homme » et de 1’« animal », et si dans l’expérience (symbolique ou réelle) du « manger-parler-intérioriser », la frontière éthique ne passe plus rigoureusement entre le « tu ne tueras point » (l’homme, ton prochain) et le «tu ne mettras pas à mort le vivant en général», mais entre plusieurs modes, infiniment différents, de la conception-appropriation-assimilation de l’autre, alors, quant au « Bien » de toutes les morales, la question reviendra à déterminer la meilleure manière, la plus respectueuse et la plus reconnaissante, la plus donnante aussi de se rapporter à l’autre et de rapporter l’autre à soi.

    Pour tout ce qui se passe au bord des orifices (de l’oralité mais aussi de l’oreille, de l’œil - et de tous les « sens » en général) la métonymie du « bien manger » serait toujours la règle. La question n’est plus de savoir s’il est « bon » ou « bien » de « manger » l’autre, et quel autre. On le mange de toute façon et on se laisse manger par lui. Les cultures dites non anthropophagiques pratiquent l’anthropophagie symbolique et construisent même leur socius le plus élevé, voire la sublimité de leur morale, de leur politique et de leur droit, sur cette anthropophagie. Les végétariens eux aussi mangent de l’animal et même de l’homme. Ils pratiquent un autre mode de dénégation.

    La question morale n’est donc pas, n’a jamais été: faut-il manger ou ne pas manger, manger ceci et non cela, du vivant ou du non-vivant, de l’homme ou de l’animal, mais puisqu’il faut bien manger de toute façon et que c’est bien, et que c’est bon, et qu’il n’y a pas d’autre définition du bien, comment faut-il bien manger ? Et qu’est-ce que cela implique ? Qu’est-ce que manger ? Comment régler cette métonymie de l’introjection ? Et en quoi la formulation même de ces questions dans le langage donne-t-elle encore à manger ? En quoi la question, si tu veux, est-elle encore carnivore ? La question infiniment métonymique au sujet du « il faut bien manger » ne doit pas être nourrissante seulement pour moi, pour un moi, qui alors mangerait mal, elle doit être partagée, comme tu le dirais peut-être, et non seulement dans la langue.

    « Il faut bien manger » ne veut pas d’abord dire prendre et comprendre en soi, mais apprendre et donner à manger, apprendre-à-donner-à-manger-à-l’autre. On ne mange jamais tout seul, voilà la règle du « il faut bien manger ». C’est une loi de l’hospitalité infinie. Et toutes les différences, les ruptures, les guerres (on peut même dire les guerres de religion) ont ce « bien manger » pour enjeu. Aujourd’hui plus que jamais. Il faut bien manger, voilà une maxime dont il suffirait de faire varier les modalités et les contenus. À l’infini. Elle dit la loi, le besoin oule désir (je n’ai jamais cru à la radicalité de cette distinction parfois utile), l’orexis, la faim et la soif (« il faut », « il faut bien »), le respect de l’autre au moment même où, en en faisant l’expérience (je parle ici du « manger » métonymique comme du concept même de l’expérience), on doit commencer à s’identifier à lui, à l’assimiler, l’intérioriser, le comprendre idéalement (ce qu’on ne peut jamais faire absolument sans s’adresser à l’autre et sans limiter absolument la compréhension même, l’appropriation identifiante), lui parler dans des mots qui passent aussi dans la bouche, l’oreille et la vue, respecter la loi qui est à la fois une voix et un tribunal (elle s’entend, elle est en nous qui sommes devant elle).

    Le raffinement sublime dans le respect de l’autre est aussi une manière de « bien Manger » ou de « le Bien manger ». Le Bien se mange aussi. Il faut le bien manger.] Je ne sais pas, à ce point, qui est « qui » ni davantage ce que veut dire « sacrifice » ; pour déterminer ce dernier mot, je retiens seulement cet indice: le besoin, le désir, l’autorisation, la justification de la mise à mort, la mort donnée comme dénégation du meurtre. La mise à mort de l’animal, dit cette dénégation, ne serait pas un meurtre. Et je relierais cette « dénégation » à l’institution violente du «qui» comme sujet. Inutile de le souligner, cette question du sujet et du « qui » vivant est au centre des inquiétudes les plus pressantes des sociétés modernes, qu’il s’agisse de la naissance ou de la mort, de l’axiomatique à l’œuvre dans le traitement du sperme ou de l’ovule, des mères porteuses, du génie génétique, de ladite bioéthique ou biopolitique (quel doit être le rôle de l’État dans la détermination ou la protection d’un sujet vivant ?), dans la critériologie accréditée pour la détermination, voire la provocation « euthanasique » de la mort (comment justifier la référence dominante à la conscience, au vouloir, au cortex ?), dans le prélèvement et la greffe d’organes, etc. (je rappelle au passage que la question de la greffe en général a toujours été — et thématiquement dès le commencement — essentielle à la déconstruction du phallogocentrisme).

    Revenons un peu en arrière : par rapport à qui, à quel autre, le sujet est-il d’abord jeté (geworfen) ou exposé comme otage ? Qui est le « prochain » dans la proximité même de la transcendance, celle de Heidegger ou celle de Levinas ? Ces deux pensées de la transcendance sont aussi différentes qu’on voudra, aussi différentes ou semblables que l’être et l’autre, mais elles me paraissent fidèles au même schème. Ce qui reste à venir ou ce qui reste enfoui dans une mémoire presque inaccessible, c’est la pensée d’une responsabilité qui ne s’arrête pas encore à cette détermination du prochain, au schème dominant de cette détermination. On pourrait, si on le voulait, montrer que les inquiétudes ou les questions que je formule ici ne concernent pas seulement les métaphysiques, les onto-théologies et certaines pensées qui prétendent les excéder, mais l’ethnologie des espaces religieux dans lesquels ces pensées se sont « présentées ».

    J’avais essayé de suggérer, notamment dans De l’esprit, que malgré tant de dénégations, Heidegger était un penseur judéo-chrétien. (Toutefois une «ethnologie» ou une sociologie des religions ne serait à la mesure de ces problèmes que si elle n’était plus elle-même dominée, comme science régionale, par la conceptualité héritée de ces métaphysiques ou onto-théologies. Une telle ethnologie aurait en particulier à séjourner auprès de l’histoire si complexe de la culture hindouiste qui représente peut-être la confirmation la plus subtile et la plus décisive de ce schème. Est-ce qu’elle n’oppose pas, justement, la hiérarchie politique - ou l’exercice du pouvoir - à la hiérarchie religieuse, celle-ci s’interdisant, celle-là s’accordant, voire s’imposant la nourriture carnée ? Pour en rester au plus sommaire, on peut penser à la hiérarchie des varna, sinon des castes, et à la distinction entre les prêtres Brahmanes, qui sont devenus végétariens et les guerriers Ksatriyas qui ne le sont pas)...

    Je te coupe, parce que je voudrais pouvoir encore, dans le temps qui nous reste, te poser quelques questions. Celle-ci d’abord: dans le déplacement, que tu juges nécessaire, de l’homme à l’animal - pour m’exprimer très vite et grossièrement — qu’arrive-t-il au langage ?

    L’idée selon laquelle l’homme est le seul être parlant, dans sa forme traditionnelle ou dans sa forme heideggérienne, me paraît à la fois indéplaçable et hautement problématique. Bien entendu, si on définit le langage de telle sorte qu’il soit réservé à ce qu’on appelle l’homme, que dire ? Mais si on réinscrit le langage dans un réseau de possibilités qui ne l’entourent pas seulement mais le marquent irréductiblement de l’intérieur, tout change. Je pense en particulier à la marque en général, à la trace, à l’itérabilité, à la différance, autant de possibilités ou de nécessités sans lesquelles il n’y aurait pas de langage et qui ne sont pas seulement humaines.

    Il ne s’agit pas d’effacer les ruptures et les hétérogénéités. Je conteste seulement qu’elles donnent lieu à une seule limite oppositionnelle, linéaire, indivisible, à une opposition binaire entre l’humain et l’infrahumain. Et ce que j’avance ici doit permettre de rendre compte du savoir scientifique sur la complexité des « langages animaux », le codage génétique, toutes les formes de marquage à l’intérieur desquelles le langage dit humain, si original qu’il soit, ne permet pas de « couper », une seule fois, là où l’on voudrait couper en général. Tu sais que, malgré l’apparence, je parle ici de problèmes très « concrets » et très « actuels » : l’éthique et la politique du vivant. On sait moins que jamais où couper — et à la naissance et à la mort. Et cela veut dire aussi qu’on ne sait jamais, on n’a jamais su comment découper un sujet. Moins que jamais aujourd’hui. Si nous en avions le temps et la place, j’aurais aimé parler ici du Sida, événement que l’on pourrait dire historial dans l’époque de la subjectivité si on faisait encore crédit à l’historialité, à l’époqualité et à la subjectivité.

    Deuxième question: puisque, dans la logique que tu as déployée, tu réserves, pour dans très longtemps la possibilité d’en revenir ou d’en venir enfin à interroger le sujet de la responsabilité éthique, juridique, politique, etc., que dire de cette ou de ces responsabilités maintenant? Ne pourrait-on en parler qu’au titre d’une « morale par provision » ? Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Et j’y joindrais la question de ce qui est peut-être aujourd’hui reconnu comme « la » question, ou comme « la » figure de la responsabilité, celle d’Auschwitz. Là où un consensus à peu près général reconnaît une responsabilité absolue, et appelle à être responsable pour que cela ne se reproduise pas, dis-tu la même chose — par provision ou non —, ou dis-tu qu’il faut différer la réponse à cette question ?

    Je ne souscrirais pas à l’expression de «morale par provision». La responsabilité la plus exigeante commande au moins de ne pas se fier aveuglément aux axiomes dont nous venons de parler. Ils limitent encore le concept de responsabilité dans des frontières dont ils ne permettent pas de répondre et ils constituent, eux, en schèmes provisoires, les modèles mêmes de la morale et du droit traditionnels. Mais pour ce surcroît de responsabilité qu’appelle ou qui appelle le geste déconstructeur dont je parle, aucune attente n’est possible ni légitime.

    L’explication déconstructive avec les prescriptions provisoires peut demander la patience infatigable du re-commencement, mais l’affirmation qui motive la déconstruction est inconditionnelle, impérative et immédiate - en un sens qui n’est pas nécessairement ou seulement kantien et même si cette affirmation, parce qu’elle est double, comme j’ai tenté de le montrer, reste sans cesse menacée. C’est pourquoi elle ne laisse aucun répit, aucun repos. Elle peut toujours déranger, du moins, le rythme institué de toutes les pauses (et le sujet est une pause, une stance, l’arrêt stabilisateur, la thèse ou plutôt l’hypothèse dont on aura toujours besoin), elle peut toujours troubler les samedis, les dimanches... et les vendredis... je te laisse compléter cette phrase monothéiste, c’est un peu fatigant.

    Penserais-tu, ainsi, que le silence de Heidegger sur les camps — ce silence quasiment total, à la différence de ce que fut son silence relatif sur son propre nazisme —, penserais-tu que ce silence aurait pu relever d’une telle « explication déconstructive », différente mais comparable, et qu’il aurait tenté de mener en silence, sans arriver à s’en expliquer ? (Je pourrais poser cette question à propos d’autres, de Bataille par exemple, mais restons-en à Heidegger pour aujourd’hui.)

    Oui et non. Le surcroît de responsabilité dont je viens de parler n’autorisera jamais aucun silence. Je répète: la responsabilité est excessive ou n’est pas une responsabilité. Une responsabilité limitée, mesurée, calculable, rationnellement distribuable, c’est déjà le devenir-droit de la morale ; c’est parfois aussi le rêve de toutes les bonnes consciences, dans la meilleure hypothèse, des petits ou des grands inquisiteurs dans la pire hypothèse. Je suppose, j’espère que tu n’attends pas de moi que je dise seulement « Je condamne Auschwitz » ou « Je condamne tout silence sur Auschwitz ».

    S’agissant de cette dernière phrase ou de ses équivalents, je trouve un peu indécente, voire obscène, la mécanique des procès improvisés contre tous ceux qu’on croit pouvoir accuser de n’avoir pas nommé ou pensé « Auschwitz ». Compulsion au discours sentencieux, exploitation stratégique, éloquence de la dénonciation: tout cela serait moins grave si on commençait par dire rigoureusement ce qu’on nomme « Auschwitz » et ce qu’on en pense, si on en pense quelque chose. Quel est ici le référent ? Fait-on un usage métonymique de ce nom propre ? Si oui, qu’est-ce qui le règle ? Pourquoi ce nom plutôt que celui d’un autre camp, d’autres exterminations de masse, etc. (et qui a répondu sérieusement à ces questions) ? Si non, pourquoi cette restriction oublieuse et tout aussi grave ? Si on admet - et cette concession me paraît lisible partout - que la chose reste impensable, qu’on n’a pas encore de discours à sa mesure, si on reconnaît qu’on n’a rien à dire sur les victimes réelles d’Auschwitz, celles-là même qu’on s’autorise pourtant à traiter par métonymie ou à nommer via negativa, alors qu’on cesse de diagnostiquer les prétendus silences, de faire avouer les « résistances » ou les «impensés» de tous les autres à la cantonade.

    Bien sûr, le silence sur Auschwitz ne sera jamais justifiable, mais non davantage qu’on en parle de façon aussi instrumentale et pour n’en rien dire, n’en rien dire qui n’aille de soi, trivialement, et ne serve d’abord à se donner bonne conscience, pour ne pas être le dernier à accuser, à donner des leçons, à prendre des positions ou à parader. Quant à ce que tu appelles le fameux « silence » de Heidegger, je crois que pour l’interpréter ou pour le juger - ce qui ne revient pas toujours au même —, il faudrait au moins tenir compte, et ce n’est pas facile à circonscrire et cela demanderait plus de temps et de place, de ce que nous avons dit jusqu’ici du sujet, de l’homme, de l’animal mais aussi du sacrifice. C’est-à-dire de tant d’autres choses. Condition nécessaire, qui appellerait déjà de longs discours. Quant à aller au-delà de cette condition nécessaire mais insuffisante, je préfère que nous attendions, disons, un autre moment, l’occasion d'une autre discussion : un autre rythme et une autre forme.

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    Entretien avec Jean-Luc Nancy paru dans Cahiers Confrontation, 20, hiver 1989 : « Après le sujet qui vient. » La notice de présentation précisait : « Jacques Derrida n avait pu rédiger à temps un texte pour Topoi [Revue de langue anglaise dans laquelle cet entretien a été publié d’abord, en octobre 1988 : « Who is coming after the subject ? », Dordrecht et Boston, Reidel.] Il avait proposé la formule d’un entretien. Celui-ci, néanmoins, avait eu lieu trop tard pour pouvoir être transcrit et traduit intégralement dans Topoi, qui n’a pu en publier environ que la moitié. Il figure ici presque en entier (non sans l’abandon de certains développements dont les thèmes étaient pourtant annoncés dans Topoi : l’ensemble eût été à la fois trop long et parfois trop écarté du thème directeur). »

    Cf. Éperons, Parages, Préjugés [dans La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985], Ulysse Gramophone, De l’esprit. « Nombre de Oui » dans Psyché... et passim.

    Cf., par exemple, La voix et le phénomène (PUF, 1967, p. 94, n. 1). Cette longue note développe les implications de telle phrase de Husserl : « Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en disant : ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement “objectif”. C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut désigner métaphoriquement comme “flux”, quelque chose qui jaillit “maintenant”, en un point d’actualité, un point-source originaire, etc. Dans le vécu de l’actualité, nous avons le point-source originaire et une continuité de moments de retentissements. Pour tout cela, les noms nous font défaut. » La suite de la note décrit cet être-hors-de-soi du temps comme espacement, et je conclus ainsi: « Il n’y a pas de subjectivité constituante. Et il faut déconstruire jusqu’au concept de constitution. »

    Cf. « Forcener le subjectile », dans Artaud, Dessins et Portraits, Paris, Gallimard, 1986.

    Cf. De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, p. 27, 75 et Psyché, Galilée, 1987, p. 415.

    Paris, Aubier, 1988.

    Paris, Galilée, 1986.

    L’expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988.

    Cf. Sein und Zeit, Halle, Max Niemeyer, 1927, p. 271 et 163.

    Cf. « The Politics of Friendship », dans The Journal of Philosophy, N° 11, novembre 1988.

    Maurice Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 328.

    Hitler lui-même n’a pas donné sa pratique végétarienne en exemple. Cette fascinante exception peut d’ailleurs être intégrée à l’hypothèse que j’évoque ici. Un certain végétarianisme réactionnel et compulsif s’inscrit toujours, au titre de la dénégation, de l’inversion ou du refoulement, dans l’histoire du cannibalisme. Quelle est la limite entre coprophagie et la coprophilie notoire de Hitler ? (Helm Stierlin, Adolf Hitler, psychologie du groupe familial, trad. fr., Paris, P.U.F., 1975, p. 41.) Je renvoie ici aux précieuses indications de René Major (De l’élection, Paris, Aubier, 1986, p. 166, note 1).

    http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/derrida_manger.htm 

  • Derrida : " 'Il faut bien manger' ou le calcul du sujet" (I)

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    « IL FAUT BIEN MANGER » OU LE CALCUL DU SUJET
    Jacques Derrida
    Entretien avec Jean-Luc Nancy paru dans Cahiers Confrontation, 20, hiver 1989: «Après le sujet qui vient.»

    Dans la question qui introduit à cette discussion, on peut relever deux formules:

    1.  « Qui vient après le sujet ? », le  « qui » faisant déjà signe, peut-être, vers une grammaire qui ne serait plus assujettie au  « sujet ».

    2.  « Un discours, répandu dans une époque récente, conclut à sa simple liquidation. »

    (Termes de ta lettre d’invitation.)

    Or ne faut-il pas prendre une première précaution à l’égard de la doxa, qui commande en quelque sorte la formulation même de la question ? Cette précaution ne serait pas une critique. Il est sans doute nécessaire de se référer à une telle doxa ; ne serait-ce que pour l’analyser et éventuellement la disqualifier. La question  « Qui vient après le sujet ? » (cette fois je souligne  « après ») suppose que, pour une certaine opinion philosophique, aujourd’hui, dans sa configuration la plus visible, quelque chose nommé  « sujet » peut être identifié, comme pourrait être identifié son prétendu dépassement dans des pensées ou des discours identifiables.

    Cette  « opinion » est confuse. La confusion consiste au moins à mélanger grossièrement un grand nombre de stratégies discursives. Si au cours des vingt-cinq dernières années, en France, les plus notoires de ces stratégies ont en effet procédé à une sorte d’explication avec  « la question du sujet », aucune d’elles n’a cherché à  « liquider » quoi que ce soit (je ne sais d’ailleurs pas à quel concept philosophique peut correspondre ce mot, que je comprends mieux dans d’autres codes: finances, banditisme, terrorisme, criminalité civile ou politique; et on ne parle donc de  « liquidation » que dans la position de la loi, voire de la police). Le diagnostic de  « liquidation » dénonce en général une illusion et une faute, il accuse: on a voulu  « liquider », on a cru pouvoir le faire, nous ne laisserons pas faire. Le diagnostic implique donc une promesse: nous allons faire justice, nous allons sauver ou réhabiliter le sujet. Mot d’ordre, donc : retour au sujet, retour du sujet.

    Il faudrait d’ailleurs, soit dit par ellipse, se demander si la structure de tout sujet ne se constitue pas dans la possibilité de cette forme de répétition qu’on appelle retour, et si, plus sérieusement, elle n’est pas essentiellement devant la loi, le rapport à la loi et l’expérience même, s’il en est, de la loi, mais laissons. Prenons quelques exemples de cette confusion, en nous aidant de noms propres comme d’indices. Lacan a-t-il  « liquidé » le sujet ? Non. Le  « sujet » décentré dont il parle n’a sans doute pas les traits du sujet classique (et encore, faudrait voir de plus près...), il reste pourtant indispensable à l’économie de la théorie lacanienne. Il est aussi un corrélat de la loi.

    Mais Lacan est peut-être le seul à avoir tenu à garder le nom...

    Peut-être pas le seul, justement. Nous reparlerons plus tard de Philippe Lacoue-Labarthe, mais notons déjà que la théorie althussérienne, par exemple, ne cherche à discréditer une certaine autorité du sujet qu’en reconnaissant à l’instance du  « sujet » une place irréductible dans une théorie de l’idéologie, idéologie qui est aussi irréductible, mutatis mutandis, que l’illusion transcendantale dans la dialectique kantienne. Cette place est celle d’un sujet constitué par l’interpellation, par son être-interpellé (encore l’être-devant-la-loi, le sujet comme sujet assujetti à la loi et responsable devant elle).

    Sur le discours de Foucault, il y aurait des choses différenciées à dire selon les moments de son développement. Il s’agit peut-être là d’une histoire de la subjectivité qui, malgré certaines déclarations massives sur l’effacement de la figure de l’homme, n’a certainement pas consisté à  « liquider » Le Sujet. Et dans sa phase ultime, là encore, retour de la morale et d’un certain sujet éthique. Pour ces trois discours (Lacan, Althusser, Foucault), pour certaines des pensées qu’ils privilégient (Freud, Marx, Nietzsche), le sujet est peut-être réinterprété, resitué, réinscrit, il n’est certainement pas  « liquidé ». La question  « qui ? », notamment chez Nietzsche, y insiste avec d’autant plus de force. C’est aussi vrai de Heidegger, référence ou cible fondamentale de la doxa dont nous parlons. Le questionnement ontologique qui porte sur le subjectum dans ses formes cartésienne et post-cartésienne est tout sauf une liquidation.

    Cependant, pour Heidegger, l’époque qui se clôt comme époque de la métaphysique, qui clôt peut-être l’époqualité comme telle, c’est l’époque de la métaphysique de la subjectivité, et la fin de la philosophie, c’est la sortie de la métaphysique de la subjectivité...

    Mais cette  « sortie » n’est pas une sortie, elle ne se laisse pas assimiler à un passage au-delà, à une péremption, encore moins à une  « liquidation ».

    Non, mais je ne vois pas chez Heidegger, positivement ou affirmativement, quel fil serait encore à tirer de la thématique ou de la problématique du sujet alors que je peux le voir s’il s’agit de la vérité, s’il s’agit de la manifestation, s’il s’agit du phénomène...

    Oui. Mais deux choses. Le développement très sommaire que je viens de risquer répondait vite à ce qu’il peut y avoir de sommaire, justement, dans cette doxaqui ne se donne pas la peine d’analyser de près, de façon différentielle, les stratégies différenciées de tous ces traitements du  « sujet ». Nous aurions pu prendre des exemples plus proches de nous, mais laissons. L’effet doxique consiste à dire: tous ces philosophes croient avoir mis le sujet derrière eux...

    Donc, il s’agirait maintenant d’y revenir, et ça, c’est un mot d’ordre.

    C’est cet effet de mot d’ordre que je visais. Deuxième chose: ce que tu appelais le  « fil à tirer », chez Heidegger, suit peut-être, entre autres voies, celles d’une analogie (à traiter très prudemment) entre la fonction du Dasein dans Sein und Zeitet celle du sujet dans un dispositif ontologico-transcendantal, voire éthico-juridique. Le Dasein est irréductible à une subjectivité, certes, mais l’analytique existentiale conserve encore les traits formels de toute analytique transcendantale. Le Dasein et ce qui y répond à la question « qui ? » vient, en déplaçant certes beaucoup de choses, occuper la place du « sujet », du cogito ou du « Ich denke » classique. Il en garde certains traits essentiels (liberté, décision-résolue, pour reprendre cette vieille traduction, rapport ou présence à soi, « appel » (Ruf) vers la conscience morale, responsabilité, imputabilité ou culpabilité originaire (Schuldigsein), etc.). Et quels qu’aient été les mouvements de la pensée de Heidegger après  «  Sein und Zeit  » et  « après » l’analytique existentiale, ils n’ont rien laissé « derrière », rien « liquidé ».

    Tu vises donc, dans ma question, le  « venir après » comme induisant quelque chose de faux, ou de dangereux...

    Ta question se fait l’écho, pour des raisons stratégiques légitimes, d’un discours d’ « opinion » qu’il faut commencer, me semble-t-il, par critiquer ou déconstruire. Je n’accepterais pas d’entrer dans une discussion au cours de laquelle on supposerait savoir ce qu’est le sujet, ce  « personnage » dont il irait de soi qu’il est le même pour Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger, Lacan, Foucault, Althusser et quelques autres, qui tous s’entendraient à le  « liquider ». La discussion commencerait à m’intéresser au moment où, au-delà de la confusion intéressée de cette doxa, on en viendrait à une question plus sérieuse, plus nécessaire. Par exemple: si, à travers toutes ces stratégies différenciées, le  «  sujet  », sans avoir été  «  liquidé  », s’est trouvé réinterprété, déplacé, décentré, réinscrit, alors 1) qu’advient-il des problématiques qui semblaient présupposer une détermination classique du sujet (objectivité scientifique ou autre, éthique, droit, politique, etc.) et 2) qui ou qu’est-ce qui  «  répond  » à la question  «  qui  » ?

    Pour moi,  « qui » désignait une place, cette place  «  du sujet  » qui apparaît justement par sa déconstruction même. Quelle est la place que le Dasein, par exemple, vient occuper ?

    Pour élaborer cette question d’allure topologique ( «  Quelle est la place du sujet  ?  »), peut-être faut-il renoncer à l’impossible, c’est-à-dire à reconstituer ou à reconstruire ce qui aurait été déconstruit (et qui se serait d’ailleurs déconstruit  «  de lui-même  », offert depuis toujours à la déconstruction  «  de soi-même  », expression dans laquelle se concentre toute la difficulté) et plutôt se demander ceci: qu’est-ce que, dans une tradition qu’il faudrait identifier de façon rigoureuse (disons pour l’instant celle qui va de Descartes à Kant et à Husserl), on désigne sous le concept de sujet, de telle sorte qu’une fois certains prédicats déconstruits, l’unité du concept et du nom en soit radicalement affectée  ? Ces prédicats seraient par exemple la structure subjective comme être-jeté - ou posé-dessous - de la substance ou du substrat, de l’hypokeimenon, avec ses qualités de stance ou de stabilité, de présence permanente, de maintenance dans le rapport à soi, ce qui lie le  « sujet » à la conscience, à l’humanité, à l’histoire... et surtout à la loi, comme sujet assujetti à la loi, sujet soumis à la loi dans son autonomie même, à la loi éthique ou juridique, à la loi ou au pouvoir politique, à l’ordre (symbolique ou non)...

    Est-ce que tu proposes de reformuler la question en gardant, dans un usage positif, le nom de  «  sujet  » ?

    Pas nécessairement, je garde provisoirement le nom comme index dans la discussion mais je ne vois pas la nécessité de garder à tout prix le mot de sujet, surtout si le contexte et les conventions du discours risquent de réintroduire ce qui est justement en question.

    Je vois mal comment garder ce nom sans des malentendus énormes. Mais à la place du  «  sujet  », il y a quelque chose comme un lieu, un point de passage singulier. C’est comme l’écrivain pour Blanchot : lieu de passage, d’émission d’une voix qui capte la  «  rumeur  » et se détache d’elle, mais qui n’est pas un  «  auteur  » au sens classique. Ce lieu, comment le nommer ? La question  « qui ? » semble garder quelque chose du sujet, peut-être...

    Oui.

    Mais le  « quoi » ne convient pas mieux, par exemple le  « processus », le  « fonctionnement », le  « texte » ?

    Dans le cas du texte, je ne dirais pas un  «  quoi  »...

    Peux-tu préciser  ?

    Oui, un peu plus tard, ça peut attendre. Je supposais naïvement que nous devions éviter de parler du  «  sujet  » comme nous l’avons fait ou le ferions, toi ou moi, mais c’est idiot. Nous y ferons allusion plus tard. Oui, c’est idiot. D’ailleurs, on pourrait mettre en scène le sujet, soumettre en scène le sujet dans sa subjectivité comme l’idiot même (l’innocent, le propre, le vierge, l’originaire, le natif, le naïf, le grand commençant: aussi grand, érigé, autonome que soumis, etc.).

    Dans le texte ou l’écriture, tels du moins que j’ai essayé de les interroger, il y a, je ne dirai pas une place (et c’est toute une question, cette topologie d’une certaine non-place assignable, à la fois nécessaire et introuvable) mais une instance (sans stance, d’un  « sans » sans négativité) pour du  « qui », un  « qui » assiégé par la problématique de la trace et de la différance, de l’affirmation, de la signature et du nom dit propre, du jet (avant tout sujet, objet, projet) comme destinerrancedes envois. J’ai essayé d’élaborer cette problématique sur de nombreux exemples.

    Revenons un peu en arrière et repartons de la question  « qui ? » (je note d’abord, comme entre parenthèses, qu’il ne suffit peut-être pas de substituer un  « qui » très indéterminé à un  « sujet » trop lourdement chargé de déterminations métaphysiques pour opérer un déplacement décisif. Dans l’expression la  « questionqui ?” », l’accent pourrait aussi se porter plus tard sur le mot  « question ». Non seulement pour se demander qui pose la question ou au sujet de quise pose la question (autant de syntaxes qui décident déjà de la réponse), mais s’il y a du sujet, non, du  « qui » avant le pouvoir de questionner.

    Je ne sais pas encore qui peut se demander cela et comment. Mais on voit déjà s’ouvrir plusieurs possibilités : le  « qui  » peut être là avant et comme le pouvoir de questionner (c’est ainsi, finalement, que Heidegger identifie le Dasein et le choisit comme fil conducteur exemplaire dans la question de l’être) ou bien il peut être, et cela revient au même, ce qui est rendu possible par le pouvoir de questionner à son sujet (qui est qui ? qui est-ce ?). Mais il y a une autre possibilité, qui m’intéresserait davantage à ce point: elle déborde la question même, réinscrit celle-ci dans l’expérience d’une  « affirmation », d’un  « oui » ou d’un  «  en-gage  » (c’est le mot dont je me sers dans De l’esprit pour décrire la Zusage, cet acquiescement au langage, à la marque, que suppose la question la plus originaire), ce  « oui, oui » qui répond avant même de pouvoir former une question, qui est responsable sans autonomie, avant et en vue de toute autonomie possible du qui-sujet, etc.

    Le rapport à soi ne peut être, dans cette situation, que de différance, c’est-à-dire d’altérité ou de trace. Non seulement l’obligation ne s’y atténue pas mais elle y trouve au contraire sa seule possibilité, qui n’est ni subjective ni humaine. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit inhumaine ou sans sujet mais que c’est à partir de cette affirmation disloquée (donc sans  « fermeté » ni  « fermeture ») que quelque chose comme le sujet, l’homme ou qui que ce soit, peut prendre figure. Je ferme cette longue parenthèse.).

    Revenons en arrière. Que visons-nous à travers les déconstructions du  « sujet » en nous demandant ce qui, dans la structure du sujet classique, continue d’être requis par la question  « qui ? »

    À ce que nous venons de nommer (nom propre en exappropriation, signature ou affirmation sans fermeté, trace, différance de soi, destinerrance, etc.), j’ajouterai ce qui reste à la fois requis par la définition du sujet classique et par ces derniers motifs non classiques, à savoir une certaine responsabilité. La singularité du  « qui » n’est pas l’individualité d’une chose identique à elle-même, ce n’est pas un atome. Elle se disloque ou se divise en se rassemblant pour répondre à l’autre, dont l’appel précède en quelque sorte sa propre identification à soi, parce qu’à cet appel je ne peux que répondre, avoir déjà répondu, même si je crois y répondre  « non » (j’essaie d’expliquer ça ailleurs, notamment dans Ulysse Gramophone).

    Voilà sans doute le lien avec les grandes questions de la responsabilité éthique, juridique, politique autour desquelles s’est constituée la métaphysique de la subjectivité. Mais si l’on veut éviter de reconstituer trop vite le programme de cette métaphysique et d’en subir les contraintes subreptices, mieux vaut procéder plus lentement et ne pas se précipiter vers ces mots...

    Pour moi, le sujet est avant tout, comme chez Hegel,  «  ce qui peut retenir en soi sa propre contradiction  ». Dans la déconstruction de cette  « propriété », il me semble que le  «  ce qui  », le  «  quoi  » du  «  soi  », fait apparaître la place, et la question, d’un qui, qui ne serait plus  «  à soi  » de cette façon. Un qui n’ayant plus cette propriété, et pourtant, un qui. C’est sur  «  lui  » que j’interroge.

    Toujours à titre préliminaire, n’oublions pas les mises en garde de Nietzsche devant ce qui peut lier la métaphysique et la grammaire. Ces mises en garde doivent être ajustées, problématisées à leur tour mais elles restent nécessaires. Ce que nous cherchons à travers la  « question “qui ?” » ne relève peut-être plus de la grammaire, voire d’un pronom relatif ou interrogatif qui renvoie toujours à la fonction grammaticale de sujet. Comment se défaire de ce contrat entre la grammaire du sujet ou du substantif et l’ontologie de la substance ou du sujet ? La singularité différante que j’ai nommée ne répond peut-être même pas à la forme grammaticale  « qui » dans une phrase selon laquelle  « qui » est le sujet d’un verbe qui vient, lui, après le sujet, etc.

    D’autre part, si la pensée freudienne n’a pas été pour rien dans le décentrement du sujet dont on a beaucoup parlé ces dernières années, le  « moi » est-il le seul, dans les éléments de la topique ou dans la distribution des positions de l’inconscient, à répondre à la question  « qui ? »  ? Et si oui, quelles en seraient les conséquences  ? Dès lors, si la  « singularité » est un motif que nous retenons pour l’instant, il n’est pas sûr ni a priori nécessaire que  « singularité » se traduise par  «  qui  » ou reste un privilège du  «  qui  ». Au moment même où ils ont marqué, disons, de la méfiance pour la métaphysique substantialiste ou subjectiviste, Nietzsche et Heidegger, quelles que soient entre eux les différences les plus graves, ont continué à accréditer la question  « qui ? » et ont soustrait le  « qui » à la déconstruction du sujet. Mais nous pouvons encore nous demander jusqu’à quel point c’est légitime.

    Inversement, et pour multiplier encore les précautions préliminaires et ne pas négliger l’enchevêtrement essentiel de cette étrange histoire, comment oublier que même dans l’idéalisme transcendantal le plus caractérisé, celui de Husserl, même là où l’origine du monde est décrite après la réduction phénoménologique, comme conscience originaire dans la forme de l’ego, même dans une phénoménologie qui détermine l’être de l’étant comme objet en général pour un sujet en général, même dans cette grande philosophie du sujet transcendantal, les interminables analyses génétiques (dites passives) de l’ego, du temps et de l’alterego reconduisent à une zone pré-égologique et pré-subjective. Il y a donc là, au cœur de ce qui passe et se donne pour un idéalisme transcendantal, un horizon de questionnement qui n’est plus commandé par la forme égologique de la subjectivité ou de l’intersubjectivité.

    Dans la conjoncture philosophique française, le moment où une certaine hégémonie centrale du sujet se trouvait remise en question, dans les années soixante, ce fut aussi le moment où, la phénoménologie étant encore très présente, on commençait à s’intéresser à ces lieux du discours husserlien dans lesquels la forme égologique et plus généralement subjective de l’expérience transcendantale paraissait plus constituée que constituante, en somme aussi fondée que précaire. La question du temps et de l’autre se liait à celle de cette genèse transcendantale passive...

    C’est quand même en pénétrant dans la constitution busserlienne, en la « forçant », que tu as entamé ton propre travail...

    C’est à l’intérieur, si on peut dire (mais justement il y va d’une effraction de l’intérieur) du présent vivant, cette Urform de l’expérience transcendantale, que le sujet compose avec du non-sujet ou que l’egose trouve marqué, sans pouvoir en faire l’expérience originaire et présentative, par du non-ego et surtout de l’alterego. Lalter ego ne peut pas se présenter, devenir une présence originaire pour l’ego. Il y a seulement une apprésentation analogique de l’aller ego. Celui-ci ne peut jamais être donné  « en personne », il résiste au principe des principes de la phénoménologie, à savoir la donnée intuitive de la présence originaire. Cette dislocation du sujet absolu depuis l’autre et depuis le temps ne se produit pas, ne conduit pas au-delà de la phénoménologie, mais, sinon en elle, du moins sur son bord, sur la ligne même de sa possibilité.

    C’est au moment où l’on s’est intéressé à ces difficultés, de manière fort différente (Levinas, Tran-Duc-Thao, moi-même) que, suivant aussi d’autres trajets (Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger), dans les années cinquante-soixante, on a commencé à déplacer la centralité du sujet et à élaborer à son endroit ce discours du  « soupçon », comme certains disaient alors. Mais si certaines prémisses se trouvent  « dans » Husserl, je suis sûr qu’on pourrait en faire une démonstration analogue chez Descartes, Kant, Hegel. A propos de Descartes, on pourrait découvrir, par exemple dans la direction de ton travail (Ego Sum, Paris, 1979), des paradoxes, des apories, des fictions ou des affabulations analogues. Non pas identiques mais analogues. Cela aurait au moins la vertu de désimplifier, de  « déshomogénéiser » la référence à quelque chose comme le Sujet. Il n’y a jamais eu pour personne Le Sujet, voilà ce que je voulais commencer par dire. Le sujet est une fable, tu l’as très bien montré, et ce n’est pas cesser de le prendre au sérieux (il est le sérieux même) que de s’intéresser à ce qu’une telle fable suppose de parole et de fiction convenue...

    Tout ce que tu rappelles revient à souligner qu’il n’y a pas et qu’il n’y a jamais eu de présence-à-soi qui ne mette pas en jeu l’écart du soi que cette présence demande, en somme,  « Déconstruire », ici, revient à montrer cet écart au sein de la présence, et du même coup, cela empêche de séparer simplement une  « métaphysique du sujet » périmée, et une autre pensée, qui serait, d’un seul coup, ailleurs. Cependant, il s’est passé quelque chose, il y a une histoire et de la pensée du sujet, et de sa déconstruction. Ce que Heidegger détermine comme  « époque » de la subjectivité, cela a-t-il eu lieu, ou bien  « le sujet » a-t-il toujours été seulement effet de surface, retombée qu’on ne peut pas imputer aux penseurs ? Mais dans ce cas, de quoi parle Heidegger ?

    Enorme question. Je ne suis pas sûr de pouvoir l’aborder de front. A quelque degré que je puisse souscrire au discours heideggérien au sujet du sujet, j’ai toujours été un peu gêné par la délimitation heideggérienne de l’époque de la subjectivité. Ses questions sur l’insuffisance ontologique de la position cartésienne de la subjectivité me paraissent sans doute nécessaires mais insuffisantes, notamment dans ce qui lierait la subjectivité à la représentation, et le couple sujet-objet aux présuppositions du principe de raison dans sa formulation leibnizienne. J’ai essayé de l’expliquer ailleurs.

    La forclusion de Spinoza me paraît signifiante. Voilà un grand rationalisme qui ne s’appuie pas sur le principe de raison (en tant que celui-ci privilégie chez Leibniz et la cause finale et la représentation). Le substantialisme rationaliste de Spinoza critique radicalement et le finalisme et la détermination représentative (cartésienne) de l’idée ; ce n’est donc pas une métaphysique du cogito ou de la subjectivité absolue. L’enjeu de cette forclusion est d’autant plus grave et signifiant que l’époque de la subjectivité déterminée par Heidegger est aussi celle de la rationalité ou du rationalisme technoscientifique de la métaphysique moderne...

    Mais si la forclusion de Spinoza tient précisément à ce que Spinoza se sépare de ce qui domine ailleurs, cela ne confirme-t-il pas cette domination ?

    Ce n’est pas seulement le cas de Spinoza qui m’importe ici. Heidegger définit une hégémonie moderne du sujet de la représentation et du principe de raison. Or si sa délimitation opère par forclusion injustifiée, c’est l’interprétation de l’époque qui risque de devenir problématique. Tout alors le devient dans ce discours.

    Et je greffe une autre remarque en ce lieu. Nous parlions de la déhiscence, de la dislocation intrinsèque, de la différance, de la destinerrance, etc. Certains pourraient dire: mais justement, ce que nous appelons  « sujet », ce n’est pas l’origine absolue, la volonté pure, l’identité à soi ou la présence à soi d’une conscience mais bien cette non-coïncidence avec soi. Voilà une riposte à laquelle il nous faudrait revenir. De quel droit appeler cela sujet ? De quel droit, inversement, interdirait-on d’appeler cela  « sujet » ?

    Je pense à ceux qui voudraient reconstruire aujourd’hui un discours sur le sujet qui ne soit pas pré-déconstructif, sur un sujet qui n’ait plus la figure de la maîtrise de soi, de l’adéquation à soi, centre et origine du monde, etc., mais définirait plutôt le sujet comme l’expérience finie de la non-identité à soi, de l’interpellation indérivable en tant qu’elle vient de l’autre, de la trace de l’autre, avec les paradoxes ou les apories de l’être-devant-la-loi, etc. On retrouvera peut-être ce fil plus tard. Pour l’instant, puisque nous parlons de Heidegger, laisse-moi ajouter ceci. Je crois à la force et à la nécessité (donc aussi à une certaine irréversibilité) du geste par lequel Heidegger substitue un certain concept de Dasein à un concept de sujet encore trop marqué par les traits de l’étant vorhanden, donc par une interprétation du temps, et insuffisamment interrogé dans sa structure ontologique.

    Les conséquences de ce déplacement sont immenses. On n’en a sans doute pas encore pris toute la mesure. Pas question de les déployer ici en improvisant, mais je voulais seulement marquer ceci: le temps et l’espace de ce déplacement ouvraient un hiatus, marquaient une béance, ils laissaient fragiles ou rappelaient à leur fragilité ontologique essentielle les fondements éthiques, juridiques, politiques de la démocratie et de tous les discours qu’on peut opposer au national-socialisme sous toutes ses formes (les  « pires » ou celles que Heidegger et d’autres ont pu rêver de leur opposer).

    Ces fondements étaient et restent scellés pour l’essentiel dans une philosophie du sujet. On aperçoit très vite la question, qui pourrait être aussi la tâche: peut-on prendre en compte la nécessité de l’analytique existentiale dans ce qu’elle ébranle du  « sujet » et s’orienter vers une éthique, un droit, une politique (ces mots conviendront-ils encore ?) voire une  « autre » démocratie (sera-ce encore une démocratie ?), en tout cas vers un autre type de responsabilité qui garde contre ce que j’appelais très vite le  « pire » il y a un instant ? N’attends pas de moi une réponse à la dimension d’une formule. Je crois que nous sommes un certain nombre à ne travailler qu’à cela, à nous laisser travailler par cela, qui ne peut avoir lieu que lors d’un long et lent trajet. Cela ne dépend pas d’un décret spéculatif, encore moins d’une opinion. Peut-être même pas seulement de la discursivité philosophique.

    Cela dit, quelles que soient la force, la nécessité ou l’irréversibilité du geste heideggérien, le point de départ de l’analytique existentiale reste tributaire de cela même qu’il met en question. Tributaire en ceci, que j’isole du réseau de difficultés que j’y avais associées au début de De l’esprit(sur la question de la question, la technique, 1’animalité et l’époqualité) et qui se lie plus étroitement à l’axiomatique du sujet: le point de départ choisi, l’étant exemplaire pour une  « lecture » du sens de l’être, c’est l’étant que nous sommes, nous les êtres questionnants, nous qui, en tant qu’ouverts à la question de l’être et de l’être de l’étant que nous sommes, avons ce rapport de présence ou de proximité, ce rapport à soi, en tout cas, qui manque à tout ce qui n’est pas Dasein. Même si le Dasein n’est pas le sujet, ce point de départ (d’ailleurs assumé par Heidegger comme ontologico-phénoménologique) reste analogue, dans sa  « logique », à ce dont il hérite en entreprenant de le déconstruire; ce n’est pas une faute, c’est sans doute une phase indispensable, mais maintenant...

    Je voudrais te faire remarquer ceci: tout à l’heure, tu faisais tout pour écarter, pour disperser l’idée d’une problématique  « classique » du sujet. À présent, tu vises chez Heidegger ce qui resterait tributaire de la pensée ou de la position classique du sujet. Cela me paraît un peu contradictoire.

    Je n’ai pas dit : « il n’y a pas de problématique du sujet », mais : « elle ne se laisse pas réduire à l’homogénéité ». Cela ne doit pas interdire, au contraire, de chercher à définir, pourvu qu’on tienne compte des différences, certaines analogies ou ressources communes. Par exemple le point de départ dans une structure de rapport à soi comme tel et de réappropriationme paraît commun aussi bien à l’idéalisme transcendantal, à l’idéalisme spéculatif comme pensée de la subjectivité absolue, qu’à l’analytique existentiale qui en propose la déconstruction. Sein und Zeit concerne toujours les possibilités les plus propres du Daseindans son Eigentlichkeit, quelle que soit la singularité de cette  «  propriation  » qui n’est pas, en effet, une subjectivation.

    De plus, le point de départ de l’analytique existentiale dans le Daseinne privilégie pas seulement le rapport à soi, mais le pouvoir de questionner. Or j’ai essayé de montrer (De l’esprit, p. 147, n.l. sq.) ce que cela supposait et ce qui pouvait se passer, chez Heidegger même, quand ce privilège de la question se compliquait ou se déplaçait. Pour faire vite, je dirais que c’est dans le rapport au  « oui » ou à la Zusage présupposés par toute question qu’il faut chercher une nouvelle détermination (post-déconstructive) de la responsabilité du  « sujet ». Mais il m’a toujours semblé qu’il valait mieux, une fois ce chemin frayé, oublier un peu le mot. Non pas l’oublier, il est inoubliable, mais le ranger, l’assujettir aux lois d’un contexte qu’il ne domine plus depuis le centre. Autrement dit, ne plus en parler, mais l’écrire, écrire  « sur » lui, comme sur le  « subjectile » par exemple.

    En insistant sur le comme tel, je désigne de loin l’inévitable retour d’une distinction dogmatique entre le rapport à soi humain, c’est-à-dire d’un étant capable de conscience, de langage, d’un rapport à la mort comme telle, etc., et un rapport à soi non humain, incapable du comme tel phénoménologique - et c’est encore la question de l’animal qui revient. Jamais la distinction entre l’animal (qui n’a ou n’est pas un Dasein) et l’homme n’a été aussi radicale ni aussi rigoureuse, dans la tradition philosophique occidentale, que chez Heidegger. L’animal ne sera jamais ni sujet ni Dasein. Il n’a pas non plus d’inconscient (Freud) ni de rapport à l’autre comme autre, pas plus qu’il n’y a de visage animal (Levinas). C’est à partir du Dasein que Heidegger détermine l’humanité de l’homme.

    Pourquoi ai-je rarement parlé de  « sujet » ou de  « subjectivité », mais seulement, ici ou là, d’ « effet de subjectivité » ? Parce que le discours sur le sujet, là même où il reconnaît la différence, l’inadéquation, la déhiscence dans l’auto-affection, etc., continue à lier la subjectivité à l’homme. Même s’il reconnaît que 1’ « animal » est capable d’auto-affection (etc.), ce discours ne lui accorde évidemment pas la subjectivité - et ce concept reste alors marqué par toutes les présuppositions que je viens de rappeler. Il y va aussi, bien sûr, de la responsabilité, de la liberté, de la vérité, de l’éthique et du droit.

    La  « logique » de la trace ou de la différance détermine la réappropriation comme une ex-appropriation. La ré-appropriation produit nécessairement le contraire de ce qu’apparemment elle vise. L’exappropriation n’est pas le propre de l’homme. On peut en reconnaître les figures différentielles dès qu’il y a rapport à soi dans sa forme la plus  « élémentaire » (mais il n’y a pas d’élémentaire pour cette raison même).

    Dès lors que tu ne veux pas limiter une éventuelle  « subjectivité » à l’homme, pourquoi te limiter à l’animal ?

    On ne doit rien exclure. J’ai dit  « animal » par commodité et pour me servir d’un index aussi classique que dogmatique. La différence entre 1’ « animal » et le « végétal » reste aussi problématique. Bien entendu, le rapport à soi dans l’ex-appropriation est radicalement différent (et c’est pourquoi il s’agit d’une pensée de la différance, non de l’opposition) s’il s’agit de ce qu’on appelle le  « non-vivant », le  « végétal », l’ « animal », 1’ « homme » ou «  Dieu  ». La question revient toujours à la différence entre le vivant et le non-vivant. J’avais essayé de marquer la difficulté qu’elle présente aussi bien chez Hegel et chez Husserl, que chez Freud ou Heidegger...

    Pour ma part, en travaillant sur la liberté, j’ai été conduit à me demander si la répartition heideggérienne entre Dasein, d’un côté, et Vor- ou Zu-handensein de l’autre côté, ne reconstituait pas, pour le tout de l’étant, une espèce de distinction sujet-objet.

    Les catégories de Vorhandenheit et de Zuhandenheitsont aussi destinées à éviter celles d’objet (corrélat du sujet) et d’instrument. Le Dasein est d’abord jeté. Ce qui relierait l’analytique du Dasein à l’héritage du sujet, ce serait peut-être davantage la détermination du Dasein comme Geworfenheit, son être-jeté originaire: non pas celle d’un sujet qui viendrait à être jeté, mais un être-jeté plus originaire que la subjectivité et donc aussi que l’objectivité. Passivité plus originaire que la passivité traditionnelle et que le Gegenstand (Gegenwurf, le vieux mot allemand pour objet garde cette référence au jeter sans la stabiliser encore dans la stance d’un stehen. (Je me permets de renvoyer ici à ce que je dis de la désistance du sujet selon Philippe Lacoue-Labarthe, in Psyché...)).

    J’essaie de penser cette expérience du jeter/être jeté du subjectile hors des protocoles heideggériens dont je parlais tout à l’heure et en la reliant à une autre pensée de la destination, du hasard et de la destinerrance (cf. encore, par exemple,  « Mes chances », dans Confrontationn° 19; j’y situe un rapport forclos entre Heidegger et une pensée de type démocritéen).

    Que devient le qui de la question, dans cet être-jeté  ?

    Dès la  « naissance », sans doute avant elle, l’être-jeté se réapproprie, ou plutôt s’ex-approprie dans des formes qui ne sont pas encore celles du sujet ou du projet. La question  « qui  ?  » devient alors  « qui (est) jeté ? »,  « qui » devient  « qui » depuis la destinerrance de l’être-jeté ? Qu’il s’agisse toujours de la trace, mais aussi d’itérabilité (Limited Inc.), cela signifie que cette ex-appropriation ne peut pas se stabiliser absolument dans la forme du sujet. Celui-ci suppose la présence, c’est-à-dire la substance, la stase, la stance. Ne pas pouvoir se stabiliser absolument, cela signifierait pouvoir seulement se stabiliser: relative stabilisation de ce qui reste instable, ou plutôt non stable. L’ex-appropriation ne se ferme plus, elle ne se totalise jamais.

    Il ne faudrait pas prendre ces figures pour des métaphores (la métaphoricité suppose l’ex-appropriation) ni les déterminer selon l’opposition grammaticale actif/passif. Entre le jeté et la chute (Verfallen) il y a là aussi un lieu de passage possible. Pourquoi la Geworfenheit, sans être remise en question, se laisse-t-elle marginaliser ensuite dans la pensée de Heidegger, c’est ce qu’il faut continuer à interroger. Et l’ex-appropriation n’est pas une limite, si on entend sous ce mot une fermeture ou une négativité. Elle suppose l’irréductibilité du rapport à l’autre. L’autre résiste à toute subjectivation, et même à l’intériorisation-idéalisation de ce qu’on appelle le travail du deuil. Le non-subjectivable dans l’expérience du deuil, c’est ce que j’ai tenté de décrire dans Glas ou dans Mémoires (pour Paul de Man). Il y a dans ce que tu décris comme une expérience de la liberté, dans ton dernier livre, une ouverture qui résiste aussi à la subjectivation, c’est-à-dire à ce concept moderne de la liberté comme liberté subjective. Je pense que nous devrons y revenir.

    Dans ce que tu appelles ex-appropriation, en tant qu’elle ne se ferme pas et bien qu’elle ne se ferme pas (disons dans et malgré la  « passivité ») n’y a-t-il pas aussi nécessairement quelque chose de l’ordre de la singularité ? C’est en tout cas quelque chose de l’ordre du singulier que j’ai visé avec la question qui ?

    Sous le titre de Jemeinigkeit, au-delà ou en deçà du  « moi » subjectif ou de la personne, il y a pour Heidegger une singularité, une irremplaçabilité, du non-substituable dans la structure du Dasein. Singularité ou solitude irréductible dans le Mitsein (condition aussi du Mitsein), mais ce n’est pas celle de l’individu. Ce dernier concept risque toujours de faire signe et vers l’ego et vers une indivisibilité organique ou atomique. Le Da du Dasein se singularise sans être réductible à aucune des catégories de la subjectivité humaine (moi, être raisonnable, conscience, personne), précisément parce que celles-ci le présupposent.

    Tu vas au-devant de la question  « qui vient après le sujet  ? » retournée sous la forme  « qui vient avant le sujet ? ».

    Oui, mais « avant » n’a plus de sens chronologique, logique, ni même ontologico-transcendantal si on tient compte, comme j’ai essayé de le faire, de ce qui résiste ici aux schèmes traditionnels des questions ontologico-transcendantales.

    http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/derrida_manger.htm

  • Branle-bas de combat au Brésil contre la déforestation accélérée

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    D'après le WWF, la forêt amazonienne pourrait avoir perdu 55 % de sa surface en 2030. Crédit Nasa.

    Par Jean-Luc Goudet - Futura-Sciences

    Les arrachages d'arbres illégaux se sont multipliés à un rythme inquiétant durant la seconde moitié de 2007. Le gouvernement brésilien vient de décider de prendre des mesures énergiques.

    C'est l'INPE, l'Institut de recherches spatiales brésilien, qui a donné l'alarme. Au cours des cinq derniers mois de l'année 2007, les satellites (CBERS et Landsat) ont observé en Amazonie une déforestation massive, en forte augmentation. Entre août et décembre, 3.235 kilomètres carrés d'arbres ont disparu des images spatiales. A regarder les chiffres mensuels, on remarque que les surfaces défrichées vont globalement en croissant : 243 kilomètres carrés de forêt ont été détruites en août contre 974 en novembre et 948 en décembre. Trois régions concentrent l'essentiel de cette déforestation, le Mato Grosso surtout (1.786 kilomètres carrés), ainsi que le Para (591) et le Rondonia (533).

    Encore ces chiffres sont-ils au-dessous de la réalité car les satellites ne surveillent qu'entre 40 et 60 % des zones où sévit le défrichage. L'INPE estime que les coupes entre août et décembre concernent une surface de l'ordre de 7.000 kilomètres carrés (+/- 1.400). En cinq mois, la destruction représente déjà 60 % de la déforestation constatée entre août 2006 et juillet 2007 (11.224 km2), sur douze mois donc. A ce rythme, 15.000 kilomètres carrés de forêt amazonienne pourraient avoir disparu entre août 2007 et juillet 2008, soit 34 % de plus que durant les douze mois précédents.

    Répression en vue

    Ces abattages sont le fait de paysans qui cherchent à gagner sur la forêt pour installer des élevages et des cultures, de soja surtout mais aussi de maïs. Le phénomène n'est pas nouveau mais il semblait quelque peu enrayé depuis 2004 et les mesures prises par le gouvernement. Le président du Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, avait annoncé en 2007 une réduction de 50 % de la déforestation au cours des deux années précédentes.

    L'augmentation des cours des céréales et du bétail expliquent ce regain d'activité agricole malgré des lois censées empêcher les abattages sauvages. Les secteurs concernés sont bien connus et le gouvernement brésilien entend prendre des mesures répressives. Opérations policières et saisies des terres sont annoncées après la réunion interministérielle qui vient d'avoir lieu.

    Les causes véritables, elles, demeurent. L'envolée des prix des produits agricoles, à commencer par les céréales, se poursuit et les politiques de production d'agrocarburants, effective au Brésil, annoncée aux Etats-Unis et promue en Europe, risquent de peser du mauvais côté...

    http://www.futura-sciences.com/fr/sinformer/actualites/news/t/developpement-durable-1/d/branle-bas-de-combat-au-bresil-contre-la-deforestation-acceleree_14377/

  • Le Figaro : "Les corridas pourraient être interdites aux mineurs"

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    La mesure signerait également la fin des écoles taurines, surtout fréquentées par des moins de 15 ans.Crédits photo : Mario FOURMY/REA

    De notre correspondant à Montpellier Claude Belmont.

    28/01/2008 | Mise à jour : 11:27 |

    Un courrier de l'Élysée annonçant la création d'un groupe de réflexion a mis le feu aux poudres.

    À huit semaines de l'ouverture de la saison tauromachique française qui sonnera à Arles le 21 mars prochain, la polémique est vive entre les organisateurs de corridas et les associations abolitionnistes. Motif de la discorde : l'interdiction éventuelle de l'accès aux mineurs.

    C'est un courrier de l'Élysée, reçu la semaine dernière, qui a suffi à relancer l'activité des anti-corridas (SPA, Fondation Brigitte Bardot, Alliance anticorrida, Flac…). Dans cette correspondance, Cédric Goubert, chef de cabinet du président Nicolas Sarkozy, annonce la création d'un groupe de travail pour étudier l'éventualité de cette mesure. « Sans engagement de présenter un texte », précise tout de même la lettre.

    Mais dans la nébuleuse associative des « anti », ce courrier a été reçu comme une avancée littéralement historique. « C'est la première fois qu'un gouvernement nous entend. Nous sommes désormais reçus dans les ministères. Notre cause avance incontestablement. En dessous de 15 ans, un enfant n'est pas apte à juger et à être confronté à un tel spectacle » explique Claire Starozinski, la responsable de l'Alliance anticorrida. « En France, il y a un réel effort à faire en matière de protection animale auprès des jeunes générations », ajoute Caroline Lanty la présidente de la SPA. Le paradoxe, c'est que des jeunes entre 5 et 12 ans puissent assister le plus légalement du monde à ces scènes de torture alors que la corrida est interdite dans 90 % du pays et que des faits analogues, hors des arènes, sont punissables. Il y a un manque de cohésion dans la législation.»

    Pas de hooligans dans l'arène

    Le rôle du président de la République est d'entendre tous les Français, y compris les anticorridas. L'ouverture de ce groupe de travail va permettre une analyse scientifique sur le sujet. « Pour l'instant, on ne connaît pas de mineur qui ait été psychologiquement déstabilisé après avoir assisté à une corrida », s'insurge Simon Casas, le directeur des arènes de Nîmes.

    Une chose est sûre, pour lui : « C'est bien moins dangereux pour les enfants que les films ultraviolents de la télévision. Dans les arènes, on ne rencontre pas de hooligans, de spectateurs qui font le salut nazi, ou qui se battent comme dans les stades de foot. » Dans la région, cette mesure, si elle était un jour adoptée, sonnerait en tout cas sans doute le glas des écoles taurines ans. « C'estmajoritairement fréquentées par des… moins de 15 effectivement aussi dans notre stratégie d'abolition que de mettre un terme à l'enseignement tauromachique », reconnaît Claire Starozinski.

    « Les anticorridas n'ont pas vocation à éduquer tous les enfants du monde. Chez nous, les enfants viennent par pure passion, parfois même malgré la réticence de leurs parents », plaide Gilles Raoux, ancien torero et professeur au centre de la tauromachie de Nîmes. « Interdire les mineurs aux arènes, c'est faire le procès d'intention des parents considérés comme incapables de gérer la santé mentale de leurs propres enfants. Alors que la tauromachie véhicule des valeurs positives », surenchérit Simon Casas en défenseur de la corrida.

    http://www.lefigaro.fr/actualites/2008/01/28/01001-20080128ARTFIG00374-les-corridas-pourraient-etre-interdites-aux-mineurs.php

  • Erika : Greenpeace va faire appel

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    L'organisation écologiste Greenpeace a annoncé son intention de faire appel du jugement intervenu dans l'affaire de l'Erika, suite à l'annonce par la compagnie Total qu'elle allait faire elle-même appel.

    « Après le responsable mais pas coupable, Total invente le solvable mais pas responsable », souligne Yannick Jadot, directeur des campagnes de Greenpeace France.

    Il fait valoir que « Total fait appel pour tenter d'échapper à la responsabilité pénale, ce qui revient à vouloir protéger l'activité des affréteurs" et refuser de "laisser progresser la sécurité maritime ».

    Source : AFP

  • Corrida : la réponse du Président Sarkozy

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    Chers amis,

    L'union fait la force ! Aussi, une fois de plus, la SPA, le CRAC et la FLAC ont décidé de s'unir dans la lutte abolitionniste.

    Nous avons envoyé un communiqué de presse commun pour informer les médias de la réponse du Président Sarkozy à notre question sur l'interdiction des enfants dans les arènes.

    Nous vous avions demandé de réagir au sujet de la première réponse du Président qui était absolument fermée à toute discussion. Nous vous remercions d'avoir été très réactifs.

    Dans ce même temps, la SPA, après de longues discussions avec l'Elysée, a pu obtenir une décision claire de la part du chef de l'Etat.

    En effet, nous avons reçu une lettre du chef de cabinet de l'Elysée, Cédric GOUBET nous informant qu'un groupe de travail allait être constitué pour débattre de la corrida.

    Nous vous demandons de rester mobilisés ! C'est une première en France et nous sommes heureux que les anticorrida puissent  être entendus et écoutés au plus haut niveau !

    Restons vigilants.

    Amitiés abolitionnistes,

    Pour la SPA, le CRAC et la FLAC,

    Patricia Zaradny, Présidente du CRAC