L'égalité entre sexes se heurte toujours à des schémas mentaux hérités de la préhistoire.
Pour la célèbre anthropologue, la femme demeure contrainte.
La femme n'est pas biologiquement plus faible que l'homme, dites-vous. En fait, son aspect physique aurait-il été culturellement sélectionné ?
Je ne nie pas le pouvoir des hormones, le fait que les femmes ont la voix douce et une pilosité réduite par exemple.
Mais si elles n'avaient pas été culturellement contraintes, la différence de force si souvent évoquée n'aurait pas une telle importance.
Le travail de Priscille Touraille, dont la thèse vient d'être publiée aux éditions de la Maison des sciences de l'homme, montre que la différence morphologique de poids et de taille entre homme et femme n'est pas une question de nature mais d'accès à la nourriture.
Depuis la préhistoire, les hommes prennent pour eux les protéines, la viande, les graisses, tout ce qui est nécessaire pour fabriquer les os; tandis que les femmes ont eu accès aux féculents, à ce qui est calorique, qui donne des rondeurs.
C'est cette alimentation différentielle qui, au fil des millénaires, a «anormalement» et progressivement produit une sélection dangereuse pour les femmes au moment de l'accouchement.
Aujourd'hui, dans les pays occidentaux, où les enfants des deux sexes ont accès à la même nourriture, la différence a tendance à se gommer.
Mais il faudra encore des générations avant que les femmes atteignent leur réelle stature.
Que pensez-vous des études actuelles qui traquent la différence entre hommes et femmes dans les replis de nos cerveaux ?
Je ne suis pas étonnée que les tenants d'une différence essentielle veuillent la justifier au moyen des neurosciences.
Toutefois, la neurobiologiste Catherine Vidal, directrice de recherche à l'Institut Pasteur, a montré qu'on n'observe pas de différence selon le sexe dans l'organisation et le fonctionnement du cerveau.
Son développement est lié à l'apprentissage et à l'environnement.
Selon la façon dont sont élevés les enfants, se créent des liens synaptiques forts, qui vont être les grands câbles sur lesquels le reste va se greffer par apprentissage.
C'est cet apprentissage qui est différentiel.
Il est fonction des schémas mentaux, eux-mêmes intériorisés par les enfants.
On pourra dire ainsi que les filles sont naturellement peu intéressées par les maths et la physique et davantage par la littérature.
Les femmes et les hommes sont égaux en capacités intellectuelles et émotionnelles, mais on ne leur permet pas de les développer de la même manière.
Qu'est-ce que l'anthropologie peut apporter au combat pour l'égalité ?
Elle aide à comprendre comment les choses que nous croyons évidentes, naturelles, sont en fait des constructions.
Elle fait apparaître des mécanismes cachés sous-jacents.
De ce point de vue, l'anthropologie peut aider à la prise de conscience des individus, des décideurs économiques et des politiques, de ceux qui ont accordé hier le droit de vote aux femmes, aujourd'hui la parité.
Que pensez-vous des avancées obtenues dans la seconde moitié du XXe siècle ?
Il ne faut pas se faire trop d'illusions : non seulement les femmes n'ont pas totalement acquis l'égalité, mais il peut toujours y avoir des retours de bâton, y compris institutionnels.
Nous vivons dans un monde de l'immédiateté où l'on pense que les mesures politiques suffisent à révolutionner le monde.
Or, il n'y a pas de révolution à court terme possible en la matière.
Des jeunes femmes regrettent que l'on puisse encore se plaindre alors qu'on a le droit de vote, le droit à l'avortement, le droit de travailler sans l'autorisation du mari, l'égalité salariale - dans les textes, pas dans les faits - et l'accès à la contraception.
Parce qu'il y a eu toutes sortes d'acquis légaux - ô combien fragiles ! -, elles s'imaginent qu'il n'y a plus rien à faire.
Or il reste l'essentiel : changer les mentalités.
De plus, ailleurs, en Afrique ou en Asie, les femmes vivent des contraintes dramatiques...
Même en Occident, toutes les femmes n'ont pas également accès à l'IVG, et cet acquis est lui-même menacé dans certains pays.
En Europe, comme ailleurs, nous vivons sur des modes de pensée archaïques, hérités de la nuit des temps.
Ils ont été transmis génération après génération, raffinés par des penseurs, des philosophes et nous continuons - par nous, j'entends y compris les femmes éduquées - de les transmettre dans nos discours, dans nos comportements anodins, dans nos écoles laïques !
A quand l'égalité entre hommes et femmes, donc ?
Selon les experts du Bureau international du travail (BIT), au rythme où les choses changent en Europe, il faudrait attendre 500 ans pour parvenir à une réelle égalité de salaire, de carrière, etc.
Alors imaginez le temps nécessaire pour qu'elle s'installe dans tous les domaines !
Lorsque j'en parle - cela effraie les auditeurs -, je dis que dans quelques millénaires il y aura une égalité parfaite pour hommes et femmes dans le monde entier.
Peut-être !
Il faut de la volonté et du temps parce qu'il est plus facile de transmettre ce qui vous a été transmis, que de se remettre en question et changer notre mode d'éducation.
Par exemple, nous pensons agir rationnellement en disant aux enfants que « papa a déposé une graine dans le ventre de maman ».
Or, cette explication renvoie à des croyances archaïques, théorisées par Aristote, qui ont toujours cours dans les sociétés dites primitives et que l'on retrouve dans les ouvrages de médecine du XIXe siècle : la mère n'est soit qu'un matériau, soit qu'un réceptacle.
L'étincelle, le germe, ce qui apporte la vie, l'identité humaine, l'esprit, l'intelligence et même parfois la religion ou la croyance, tout est contenu dans le sperme !
Cette pensée archaïque est sous-jacente aux viols ethniques.
En ex-Yougoslavie, on disait aux femmes musulmanes « on va te faire un enfant chrétien », et aux chrétiennes « on va te faire un enfant musulman ».
L'enfant qui va naître est censé être d'une autre nature que sa propre mère par la puissance du sperme.
La grossesse forcée est la violence spécifique faite aux femmes.
Pourquoi les religions sont-elles si opposées au droit à la contraception qui, dites-vous, a redonné sa dignité d'être humain à la femme ?
Les Eglises chrétiennes - on peut au moins leur reconnaître cette intelligence - ont parfaitement conscience du fait qu'en donnant la liberté du choix à une femme, on lui donne d'autres libertés en amont.
On ne peut donner le droit à la contraception ou à l'avortement à quelqu'un qui est considéré comme une mineure, ou comme appartenant à un mari.
En France, si le législateur en avait eu conscience, aurait-il voté cette loi en 1974 ?
Non.
Il y a vu une oeuvre de santé publique évitant le recours massif à l'avortement.
Le droit à la contraception a été mis entre les mains des femmes parce que tout ce qui touchait les enfants était leur affaire.
L'intérêt des hommes aurait été d'avoir la main haute sur cette question.
Notez que la plupart d'entre eux voient encore le droit à la contraception comme un droit à la licence pour les femmes (et une aubaine pour les hommes).
C'est encore le cas dans les pays musulmans.
Le désir féminin est-il moindre que le désir masculin ?
Il n'est pas moindre, il est occulté et redouté.
On observe toujours une image « duplice » des femmes : elles sont à la fois la vierge folle et la vierge sage.
Ce sont des stéréotypes, des instruments de contrôle.
Mais il existe aussi un stéréotype masculin dont les répercussions sont désastreuses : celle du mâle à la libido exacerbée, naturellement irrépressible, qui a besoin de corps disponibles pour s'épancher.
Tous les hommes ne sont pas ainsi.
Dans un autre discours, l'homme est un être de raison capable de se dominer et de résister à l'appel des sens.
Il reste que ce discours dominant justifie le port du voile, du hidjab, la clôture des femmes, voire le viol : seule la femme est responsable du désir qu'elle suscite.
Quel profit y aurait-il à favoriser l'instruction des filles ?
Le prix Nobel d'économie Amartya Sen a démontré qu'il y aurait un profit économique mondial.
Dans le cas de l'Inde, dès lors que le seuil d'éducation progresse pour les filles, la misère et les problèmes sanitaires reculent.
L'Organisation mondiale du commerce et les Nations unies font le même calcul.
On prône l'éducation des filles, leur travail à l'extérieur de la maison, non pour des questions éthiques mais économiques.
On voit que le sous-développement est un effet de la non-éducation des filles.
Un grand pas est accompli... pour des raisons adventices, certes, mais l'égalité avance.
L'un des obstacles principaux à l'égalité, c'est la question domestique.
Les hommes savent qu'ils ont beaucoup à perdre à partager les tâches domestiques, l'éducation des enfants..., tout ce travail accompli souterrainement, peu reconnu.
Quels avantages apporterait l'égalité ?
J'en vois déjà un : parler d'égal à égal avec quelqu'un que vous comprenez et qui vous comprend est un privilège extrêmement rare.
La plupart des couples cessent de fonctionner dans ce rapport d'entente intellectuel et moral extrêmement vite.
Un échange profond implique qu'il y ait un regard d'égalité porté l'un sur l'autre.
Avoir des enfants tardivement était jusqu'alors un privilège masculin. Or une femme de 59 ans a récemment accouché après un don d'ovocytes. Est-ce une conquête ?
Je ne le crois pas.
Et je ne vois pas où se situe le progrès scientifique sinon technique.
Cela se fait au détriment des enfants.
Cette mère accueille ses enfants à un moment où ses forces et sa patience déclinent.
Or, lorsqu'un sexagénaire a un enfant, il le fait généralement avec une femme beaucoup plus jeune... qui s'occupera des enfants après sa mort.
L'asymétrie biologique est amplifiée par un consensus social.
Il reste que le désir d'enfant ne donne pas un droit à l'enfant.
Que pensez-vous du combat des homosexuels qui réclament eux aussi le droit d'avoir des enfants ?
Les unions homosexuelles sont reconnues avec le Pacs, la reconnaissance de la filiation viendra.
C'est d'ailleurs très important pour l'enfant, qu'il ne soit pas considéré comme vivant une situation d'anormalité.
A partir du moment où il y a de l'amour et de l'autorité lors de son éducation, il n'y a aucune raison que cela se passe mal.
Des psychologues se sont intéressés à des enfants élevés aux Etats-Unis par des couples homosexuels, ils ne voient pas de troubles majeurs se dégager par rapport aux enfants élevés par des hétérosexuels.
Et puis, l'altérité n'est pas gommée puisque l'enfant aura été conçu grâce à l'apport de l'autre sexe.
Ce n'est pas comme le clonage.
Certaines voix s'élèvent contre la légalisation des mères porteuses. Qu'en pensez-vous ?
Je suis plutôt de cet avis, malgré l'argument fort d'égalité pour donner satisfaction à des femmes et des hommes stériles, à cause de l'atteinte, par le commerce, à la dignité du corps féminin.
On peut ainsi choisir des ovocytes « caucasiens », puis faire porter l'embryon par une femme indienne.
C'est un commerce difficilement acceptable.
Un Américain misogyne a choisi cette méthode pour faire cinq enfants tout seul.
C'est un cas rare mais précurseur.
Sur le plan de l'égalité, rien de scandaleux à ce que les hommes bénéficient aussi de ces techniques, sauf qu'on évince l'autre sexe pour la construction d'une famille.
La gestation pour autrui, si elle était acceptée, devrait être gratuite et avoir lieu hors du cadre familial.
La filiation devrait être définie selon des critères sociaux : les parents sont les parents « d'intention » qui ont demandé la fabrication de l'enfant, qui vont l'élever, l'aimer, l'inscrire dans une histoire.
Mais la question est bien : faut-il légaliser une pratique où les femmes ont tant à perdre ?
Que pensez-vous de la filiation biologique qui occupe une place de plus en plus importante ?
La « filiation biologique » est une hérésie.
Il n'y a de filiation que sociale.
Le malheur est que le législateur a rendu le critère de vérité biologique opposable aux autres critères : la filiation légitime, la filiation naturelle, la « reconnaissance » d'un enfant qu'on n'a pas fait.
Ce qui a permis à des hommes de contester la filiation de leur enfant, alors qu'ils avaient consenti à une insémination artificielle avec donneur ou après des tests génétiques.
Le tribunal leur a donné raison.
C'est un tort infini que l'on fait à un enfant, en lui déniant son identité, son histoire, l'amour dont il croyait disposer, en raison des intérêts changeants des adultes.
La filiation, inscription dans un groupe, est un lien socialement défini et il convient que la loi privilégie l'intérêt de l'enfant.
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FRANCOISE HERITIER a occupé la chaire d'anthropologie au Collège de France. Elle a consacré l'essentiel de ses recherches aux fondements de la domination masculine. Auteure de Masculin/féminin I et II chez Odile Jacob, elle vient d'y publier Une pensée en mouvement.
« La filiation biologique est une hérésie, il n'y a de filiation que sociale. »
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Repères
LA VALENCE DIFFERENTIELLE DES SEXES.
Pour exprimer le rapport orienté et hiérarchique entre les sexes, Françoise Héritier parle de la « valence différentielle des sexes ».
Ce rapport, profondément inscrit dans la structure sociale, a été construit sur la première différence observable, celle du corps des hommes et des femmes.
Il s'ensuit que toute pensée de la différence est aussi une classification par doublets, comme on peut le voir dans les catégories cognitives : haut/bas, chaud/froid, sain/malsain, etc.
C'est ainsi qu'hommes et femmes partagent des catégories «orientées» pour penser le monde.
Or les valeurs masculines sont valorisées et les féminines dévalorisées.
Ainsi en Europe, la passivité, assimilée à de la faiblesse, serait féminine tandis que l'activité, associée à la maîtrise du monde, serait masculine.
Selon Françoise Héritier, ce rapport émanerait de la volonté de contrôle de la reproduction de la part des hommes, qui ne peuvent pas faire eux-mêmes leurs fils.
Les hommes se sont appropriés et ont réparti les femmes entre eux en disposant de leur corps et en les astreignant à la fonction reproductrice.
Reste une question : pourquoi les femmes se sont-elles laissé faire ?
Rachel Mulot
Sciences et Avenir
http://sciencesetavenirmensuel.nouvelobs.com/hebdo/parution/p748/articles/a401483-.html