Les arènes de Barcelone risquent de cesser leurs activités taurines dès l'an prochain. La pression des anticorrida ne cesse de croître, notamment chez les indépendantistes catalans.
Par François MUSSEAU
QUOTIDIEN : mardi 30 janvier 2007
Barcelone envoyé spécial
Face aux majestueuses arènes de la Monumental, un chef-d'oeuvre de style mudéjar de 1913 avec ses touches byzantines et ses toitures en faïence, ils sont une cinquantaine à évoquer le monde taurin, ses gloires passées et les difficultés présentes. Chaque jeudi soir, ces mêmes aficionados se réunissent au Breton, un bar typiquement espagnol avec machine à sous et jambons accrochés au plafond. Ils forment une peña, un club d'amateurs de corridas. La leur porte le nom de José Tomas, un torero surdoué, prématurément retiré en 2000, qui a surtout triomphé à Barcelone. En sous-sol, dans une cave aménagée où s'attablent les membres de la peña, Xavier Miguel, un quadra au front dégarni, montre une photo dédicacée du jeune prodige et invoque son retour en habit de lumières. «Cela nous aiderait car, depuis quelque temps, on souffre.» A l'approche du début de la saison (1), il énumère ses doléances : «Chaque dimanche, devant les arènes, des militants antitaurins nous traitent de "fils de pute" ou d'"assassins".» Ana Elipe, avocate, renchérit : «Les autorités locales nous ostracisent. On est comme en résistance, ici !»
Déclarée en 2004 «ville antitaurine»
A Barcelone, comme dans le reste de la Catalogne, les amateurs du toreo, la fiesta nationale, se sentent en territoire hostile. On les ignore ou les regarde de travers. Et lorsque la télévision régionale (TV3) se décide à parler de leur passion, c'est pour évoquer une marche antitaurine ou parce que le torero du jour s'est fait encorner. Ces derniers temps, le ton des autorités est monté d'un cran, laissant entendre que la corrida a ses jours comptés à Barcelone.
Déjà, en 2004, la municipalité s'était déclarée «ville antitaurine». Le principal instigateur de cette initiative et deuxième adjoint au maire Jordi Portabella enfonce le clou : «Cela me paraît délirant qu'au XXIe siècle en Europe on tue encore un animal pour la délectation du public !» Cet indépendantiste rêve d'abolir «ce spectacle abject» à Barcelone, et d'utiliser la Monumental pour y héberger un marché aux puces. Il faut pour cela l'accord du propriétaire, Pedro Balaña, 82 ans, un gros empresario de corrida qui, contacté, ne répond pas. Si, comme l'affirme le quotidien El País, les arènes cessent leur activité à partir de l'an prochain, c'est l'estocade assurée pour la tauromachie barcelonaise. La Monumental ne serait pas rentable, explique-t-on en privé. En moyenne, la famille Balaña perdrait 24 000 euros par corrida, ce qui l'obligerait à vendre. Chez les aficionados, on reconnaît que les 20 000 places des arènes ne sont pas toujours occupées, loin s'en faut. Mais de là à fermer boutique...
Comme bien d'autres, Angel González, critique taurin au journal conservateur ABC, flaire autre chose : «Depuis des années, on subit une attaque en règle de la part des nationalistes catalans. Ils veulent en finir avec la corrida de toros.» Le premier coup de banderille sérieux contre la fiesta survint en 1988, avec une loi régionale sur la protection des animaux, impulsée par les nationalistes de Convergència i Unió (CiU), au pouvoir pendant plus de vingt ans. Furent prohibées les arènes démontables (comme celles d'Hospitalet ou de Figueras, très fréquentées), ainsi que les lâchers de vachettes dans les endroits ne pouvant justifier une «tradition» bien ancrée. Autre mesure, fatale pour les écoles taurines et les vocations : les enfants de moins de 14 ans ne pouvaient plus assister à une corrida sans être accompagnés d'un adulte. Depuis 2003, ce n'est même plus le cas. Accompagné ou pas, un enfant n'entre plus dans l'arène.
« Cette torture déguisée en art »
Sans équivalent dans le reste de l'Espagne (hormis aux Canaries, où le toreo est interdit), l'offensive anticorrida des autorités catalanes s'est faite au nom de la défense des animaux. Elles ont pu s'appuyer sur des collectifs une bonne cinquantaine dans la région ayant le vent en poupe. «On est plus actifs qu'ailleurs, avec un point commun : on ne supporte pas cette torture déguisée en activité artistique», lâche Nieves Camarero, membre du Pacma, un parti antitaurin qui, aux dernières législatives catalanes, a recueilli 13 730 suffrages soit le huitième score. Il y a aussi le poids de deux formations parlementaires : les écologistes d'ICV et, surtout, les indépendantistes d'Esquerra (ERC). Sous leur impulsion, 39 municipalités sont officiellement anticorrida. Les arènes ferment les unes après les autres, dont l'emblématique plaza de Gérone. Au total, il n'en reste plus que trois: celles d'Olot, de Tarragone et de Barcelone. Dans la capitale catalane, précisément, sous l'égide de Portabella, la coalition de gauche rivalise d'activisme : ont été interdits les spectacles (dont le cirque) utilisant des «animaux sauvages» et, pour les commerçants vendant des animaux, leur simple exposition en vitrine.
Reste donc, pour la mairie, à en finir avec la corrida. Un obstacle costaud ici car, si la région ne possède pas les élevages d'Andalousie ou d'Estrémadure, elle se targue d'une solide tradition taurine. Certains historiens attestent l'existence de «spectacles de toros» au XVIe siècle. Dans maints villages autour de Tarragone, la tradition de correbous (lâchers de toros) reste vivace. Après l'andalouse Ronda, Olot compte les arènes en dur les plus anciennes de la péninsule, et les grands toreros catalans n'ont jamais manqué: Cabré, Bernardo, Marín...
Le cas de Barcelone est plus édifiant encore. Ce grand port a compté jusqu'à trois plazas de toros. Avec la Maestranza de Séville et Las Ventas de Madrid, la Monumental est l'une des rares en Espagne avec une vraie saison tauromachique, les autres plazas se limitant à des ferias, comme Valence, Pampelune ou Saint-Sébastien. «Le toreo fait intimement partie de l'histoire de la Catalogne. Depuis les années 70, l'afflux des touristes dans les arènes catalanes a, il est vrai, fait baisser le niveau et l'intérêt des aficionados, souligne Angel González. Mais, historiquement, il y a un grand engouement, tant des classes populaires que de la bourgeoisie.»
Comme la plupart des aficionados, le critique taurin est persuadé que pour le camp adverse la protection des animaux n'est qu'une excuse. Il s'agirait en réalité d'extirper de Catalogne une tradition symbolisant l' «Espagne franquiste, centraliste et folklorique». Aux yeux des nationalistes, plus encore que la zarzuela (sorte d'opérette) ou le flamenco, la corrida est estampillée comme pratique non catalane, espagnole, donc étrangère. Paradoxalement, le nationalisme basque, plus radical et moins intégrateur avec les maketos (immigrés venus du reste de l'Espagne), a pleinement adopté la tauromachie comme une tradition propre comme l'illustre la très moderne plaza de Illumbe, à Saint-Sébastien. Albert Boadella, célèbre homme de théâtre anticonformiste et aficionado, a son idée sur la question : «Ici, on veut démontrer au reste de la péninsule que nous , Catalans civilisés, ne pratiquons pas la torture et l'assassinat d'un pauvre animal sans défense !» Un autre chantre de la fiesta, José Suarez-Inclán, enrage aussi : «Quel paradoxe ! Barcelone, le grand emblème méditerranéen de la modernité et de la coexistence de cultures, veut se défaire de la fiesta comme d'une scorie.»
La cinquantaine, le bouc bien taillé, Luis Alcántara dirige avec des bouts de ficelle l'école taurine de Barcelone. Le siège n'est autre que le bureau de sa société de promotion d'entreprises, au coeur de l'Eixample, quartier du centre de Barcelone. L'école, sans subvention, ne compte que sept élèves (contre 28 il y a quelques années) devant s'entraîner sur un terrain de football cédé par la municipalité d'Hospitalet, en banlieue. «Les antitaurins ont la cote et je redoute l'effet domino. Si Barcelone tombe, ils s'attaqueront à Castellón, à Valence, puis à Madrid. Et ce serait la fin de tout.» Alcántara, qui accompagnait son père aux toros «avant même de savoir marcher», craint autant les attaques extérieures que la crise interne (lire encadré page précédente). «Le monde taurin ne sait pas faire face à ces menaces. Surtout parce qu'il est très égoïste. Une poignée d'éleveurs, d' empresarios et de matadors font beaucoup d'argent et ne pensent qu'à leurs intérêts.»
« Image de vieille Espagne rance »
Il n'est pas le seul à donner dans l'autocritique. «Une bonne partie du monde de la corrida renvoie une image de vieille Espagne rance, figée dans le passé et droitière psycho-rigide», confie dans l'anonymat un aficionado de gauche et «catalaniste». De fait, ces dernières années, le drapeau espagnol «orné» d'un toro est devenu l'étendard de l'extrême droite.
Qui gagnera le bras de fer ? Président d'une «plateforme de défense de la fiesta» montée en 2004, Luis Corrales est persuadé que l'avenir de la corrida est assuré à Barcelone, et que le vieux Pedro Balaña maintiendra le toreo dans «sa» Monumental. Il sait que la communauté autonome de Catalogne a le pouvoir d'interdire la fiesta (une commission avait été mise sur pied en ce sens en 2004), mais, tente-t-il de se rassurer, il n'en sera rien, car le nouveau chef de l'exécutif régional, José Montilla, d'origine andalouse, est lui-même aficionado. Dans son bureau municipal de la place Sant Jaume, en plein quartier gothique, le leader anticorrida Jordi Portabella se montre d'un calme olympien : «Je ne suis pas inquiet. La disparition de cette tradition anachronique et sauvage n'est qu'une question de temps, en tout cas en Catalogne. Le public vient à manquer, les jeunes lui tournent le dos, la préoccupation pour l'animal gagne en force. La corrida est appelée à mourir ou bien à évoluer. A la fin du XIXe, il y avait un débat féroce pour ou contre la mort des chevaux dans les arènes. La question s'est déplacée aujourd'hui sur le toro : faut-il absolument le tuer ?»
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