George W. Bellows, Boxing, 1901
Dans mon commentaire de la semaine dernière, je mentionnais que la The Vegan Society avait publié des interviews de Peter Singer, de Tom Regan et de moi-même dans son magasine The Vegan. À l’occasion de son entrevue, Singer affirmait :
Pour éviter d’infliger de la souffrance aux animaux − nous devons drastiquement diminuer notre consommation de produits d’origine animale.
Mais est-ce que cela signifie un monde végan ? Ce serait une solution, mais pas nécessairement la seule.
Si c’est l’imposition de souffrance qui nous préoccupe, plutôt que la mort, alors je peux aussi imaginer un monde dans lequel les gens mangent principalement des végétaux, mais s’offrent occasionnellement le luxe de manger des œufs provenant de poules « en liberté », ou même possiblement la viande d’animaux qui ont vécu de bonnes vies dans des conditions naturelles pour leur espèce, et sont ensuite tués humainement sur la ferme. (The Vegan, Automne 2006)
À l’occasion d’une entrevue accordée au Mother Jones en mai 2006, Singer énonçait :
Il y a une petite marge de manœuvre pour l’indulgence dans toutes nos vies.
Je connais certaines personnes qui sont véganes à la maison mais qui, lorsqu’elles se trouvent dans un restaurant haut de gamme, s’offrent le luxe de ne pas être véganes pour la soirée.
Je ne vois là rien de vraiment mal.
Je ne mange pas de viande. Je suis végétarien depuis 1971. Je suis graduellement devenu de plus en plus végan.
Je suis largement végan, mais je suis un végan flexible.
Je ne vais pas au supermarché acheter des produits non-végans pour moi-même. Mais lorsque je voyage ou lorsque je suis reçu chez des gens, je suis heureux de manger végétarien plutôt que végan.
Il est tout de même remarquable que le soi-disant « père du mouvement en faveur des droits des animaux »
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soit un « végan flexible » − c’est-à-dire qu’il n’est pas végan lorsqu’il considère qu’il serait malcommode de l’être. Cela signifie qu’il n’est pas végan du tout et, en effet, il a qualifié le fait d’être stictement végan de « fanatique » ;
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pense qu’un monde végan n’est pas « nécessairement » la solution au problème de l’exploitation animale ; et
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qualifie de « luxueuse » la consommation de viande et de produits d’origine animale.
Ces commentaires sont parfaitement conformes à une des positions centrales de la théorie de Singer, qui est inconciliable avec la perspective droits des animaux/abolition.
Selon Singer, c’est la souffrance des nonhumains, et non le fait que nous les tuions, qui soulève le principal et peut-être même unique problème moral.
En effet, Singer ne pense pas qu’il soit sérieusement problématique que nous utilisions et tuions des animaux ; le seul problème est comment nous les utilisons et les tuons.
Si les animaux ont « vécu de bonnes vies dans les conditions naturelles pour leur espèce, et qu’ils ont été humainement tués sur la ferme », alors nous n’agissons pas de manière immorale en utilisant et en mangeant ces animaux.
Pourquoi est-ce que Singer adopte une telle position ? Pourquoi pense-t-il que tuer des nonhumains ne soulève aucun problème moral fondamental ?
Même si Singer a énoncé cette position à plusieurs reprises dans ses écrits, son entrevue dans The Vegan contient une récente, brève et claire réitération de son opinion :
Je pense qu’il y a des différences moralement significatives entre les diverses espèces, parce que les capacités cognitives des êtres sont pertinentes, par exemple, à l’égard de la moralité de la mise à mort.
Je pense qu’il est pire de tuer un être conscient de soi, c’est-à-dire un être qui est conscient de sa propre existence à travers le temps et qui est capable d’éprouver des désirs par rapport au futur, plutôt qu’un être qui est peut-être conscient, mais qui n’a pas de conscience de soi et qui vit dans une sorte de présent perpétuel. (The Vegan, automne 2006)
En d’autres mots, Singer soutient que, si un être n’est pas conscient de lui-même de la même manière qu’un être humain normal est conscient de lui-même − c’est-à-dire qu’un être ne dispose pas de ce que nous appelons la conscience de soi réflexive − alors cet être n’a pas la conscience de soi qui est moralement nécessaire pour que cet être soit considéré être intéressé par sa propre vie et pour que sa mise à mort soit un acte moralement mauvais.
Tel que je l’ai défendu dans Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog? et ailleurs, la position de Singer est problématique pour plusieurs raisons.
D’abord, Singer soutient qu’il n’y a qu’une façon moralement significative d’être conscient de soi − d’avoir le type de représentation de soi que les humains normaux ont.
Or, il y a plusieurs manières d’être conscient de soi. Tout être qui est sensible ou subjectivement conscient est nécessairement conscient de lui-même.
Anna Charlton et moi vivons avec cinq chiens réfugiés. Lorsqu’un de nos chiens voit un autre de nos chiens recevoir une friandise, le premier est conscient que ce n’est pas lui qui reçoit la friandise, et il vient et s’assoit devant moi jusqu’à ce que je lui en donne une également.
C’est cela être conscient de soi. Il est perceptivement conscient que c’est un autre chien qui a reçu la friandise et non pas lui-même.
Les humains peuvent regarder un miroir et reconnaître leur propre image ; les chiens peuvent reconnaître leur propre odeur dans un buisson qu’ils ont visité il y a de cela plusieurs semaines.
Il s’agit simplement de différentes sortes de conscience de soi. Mais il est spéciste de dire qu’une sorte de conscience de soi est moralement meilleure que les autres.
Deuxièmement, Singer semble croire que seuls les humains (et peut-être les grands singes nonhumains) ont des désirs pour le futur.
Une fois de plus, la position de Singer est spéciste en ce qu’il soutient que la seule manière d’avoir des désirs à l’égard du futur est d’avoir des désirs qui soient exactement du même type que ceux des humains.
Si un être ne planifie pas à l’aide de calendriers et d’horloges, alors cet être ne peut pas avoir de désir à l’égard d’événement futur.
Nous vivons avec un border collie dont le passe-temps favori est de se promener en voiture. Si elle aperçoit les clés de ma voiture quelque part, elle les attrape dans sa gueule, s’approche de moi et les place près de mes pieds en me regardant.
Il n’y a aucune autre façon d’interpréter ce comportement que d’admettre qu’il s’agit de l’expression d’un désir de faire quelque chose.
Le fait qu’elle ne porte pas une montre au poignet (ou à la patte) et ne se dit pas « j’aimerais faire un tour de voiture d’une quinzaine de minutes » n’est pas pertinent. Elle exprime un désir à propos de quelque chose qu’elle veut faire.
Troisièmement, même si la conscience d’un individu était essentiellement associée à un « présent perpétuel », cela ne signifierait pas que cet être n’est pas conscient de lui-même dans un sens moralement pertinent.
Pensons à un être humain atteint d’amnésie globale transitoire, une forme d’amnésie qui fait en sorte qu’une personne a un sens d’elle-même limité au présent et ne peut ni former des souvenirs ni avoir des pensées à propos de son futur.
Il s’agit à peu près de la manière dont Singer conçoit l’esprit de la plupart des nonhumains − c’est-à-dire enraciné dans un présent continuel. Peut-on conclure qu’un humain atteint de ce type d’amnésie n’a pas de conscience de soi ?
Bien sûr que non. Une tel être humain est conscient de lui-même, même s’il n’est conscient de lui-même que dans le présent.
De manière similaire, même si les nonhumains avaient un sens d’eux-mêmes limité au présent, nous ne pourrions dire qu’ils n’attribuent pas de valeur à leur propre vie et ne se préoccupent que de la manière selon laquelle nous les traitons.
Cela serait spéciste.
Quatrièmement, et au-delà de tout ce qui précède, il n’y a simplement pas de relation logique entre les différences se situant au niveau des caractéristiques cognitives et la question de l’utilisation des animaux.
Les différences au niveau des habiletés cognitives sont sans doute pertinentes pour certaines fins. Pensons au cas des êtres humains sévèrement handicapés mentalement.
Nous pouvons préférer ne pas accorder de permis de conduire à ces individus en raison de leur incapacité à conduire.
Mais est-ce que leur déficience pourrait justifier que nous soumettions ces êtres humains à des expérimentations biomédicales sans leur consentement ou que nous les forcions à donner leurs organes ? Non, bien sûr que non.
En fait, plusieurs d’entre nous soutenons que leur vulnérabilité signifie que nous avons envers eux des obligations morales d’une plus grande importance, certainement pas d’une moins grande importance.
Similairement, le fait qu’une vache ait peut-être un esprit qui diffère du nôtre pourrait signifier que nous n’accordions pas de permis de conduire aux vaches, mais cela ne veut pas dire que nous pouvons les utiliser pour des fins pour lesquelles nous n’utiliserions aucun être humain.
Pour Singer, le véganisme est simplement une manière d’aborder la souffrance animale mais, selon lui, il ne s’agit « pas nécessairement [de] la seule ».
Nous pouvons aussi continuer à nous permettre le « luxe » de manger des œufs et de la viande d’animaux qui ont pu jouir de « bonnes vies » et ont été « humainement tués ».
Considérant le fait que Singer fait activement la promotion de distributeurs comme Whole Foods, dont les animaux n’ont certainement pas eu de « bonnes vies » ou une mort « humaine », ce qu’il dit, en fait, c’est qu’il est acceptable de consommer des animaux ayant (peut-être) été un tout petit peu moins torturés.
Et si nous sommes végans la plupart du temps, nous pouvons même nous permettre le « luxe » de manger de la viande et des produits d’origine animale produits de manière conventionnelle lorsque nous fréquentons des « restaurants haut de gamme ».
Est-ce que cette excuse ne s’applique qu’aux personnes ayant suffisamment d’argent pour manger dans les restaurants « haut de gamme » ?
Est-ce que les hambourgeois occasionnels sont toujours à éviter parce que McDonald n’est pas assez haut de gamme ?
Ou est-ce que les hambourgeois de McDonald sont toujours corrects parce que McDonald a, ce qui a été louangé par Singer, adopté les lignes directrices de Temple Grandin concernant l’abattage et la manipulation d’animaux ?
Voilà qui est troublant pour l’esprit.
De plus, si, comme Singer le dit, sa préoccupation est la souffrance et non la mise à mort des animaux, alors son propre comportement est aberrant.
Singer prétend être vegan lorsqu’il magasine pour lui-même: « mais lorsque je voyage ou lorsque je visite des gens, je suis heureux de manger végétarien plutôt que végan. »
Donc lorsqu’il voyage ou est invité pour un repas chez d’autres personnes, il consommera des produits d’origine animale mais ne consommera pas de viande (je suppose que c’est ce qu’il veut dire lorsqu’il parle de manger « végétarien »).
Mais pourquoi est-ce que Singer distinguerait entre la viande et les autres produits animaux ?
Même si la viande implique la mise à mort des animaux, Singer ne croit pas que tuer des animaux soit moralement problématique, ou du moins pas suffisamment problématique pour faire du véganisme un impératif moral.
Si c’est la souffrance qui compte, les produits laitiers et les œufs impliquent certainement au moins autant de souffrance que les produits de la chair, et les animaux exploités pour leur lait et leurs œufs se retrouvent en bout de ligne dans les mêmes abattoirs que les animaux élevés pour leur viande lorsqu’ils ne sont plus rentables.
En fait, comme je l’ai dit plusieurs fois, il y a probablement plus de souffrance dans un verre de lait que dans une livre de steak.
Alors il serait raisonnable de croire que, si la souffrance est ce qui préoccupe Singer, il ne devrait pas être « flexible » à propos de la nourriture autre que la viande.
Si la position de Singer était simplement le résultat des réflexions de quelques penseurs confus et restait sans conséquence dans le vrai monde, nous pourrions être tentés d’ignorer ses propos élitistes à l’égard de ce qui constitue une conscience de soi moralement significative par rapport à l’objectif de justifier le « luxe » de manger de la viande et d’autres produits d’origine animale.
Mais malheureusement, l’opinion de Singer, aussi absurde et spéciste soit-elle, se trouve au fondement du mouvement omniprésent de la « viande heureuse » qui tente de travailler de pair avec les industries exploitant les animaux, afin de rendre l’exploitation animale plus « humaine » de façon à ce que soient augmentées les opportunités pour les gens d’être des « omnivores consciencieux ».
Les idées de Singer sont suivies par un grand nombre d’organisations welfaristes de PETA, qui donne des prix à Grandin et à d’autres colporteurs de « viande heureuse », comme Whole Foods ;
jusqu’à la Humane Society of the United States, qui fait la promotion de réformes welfaristes qui augmenteront la productivité et les profits des exploiteurs d’animaux et qui parraine les étiquettes « Certified Humane Raised and Handled » visant à assurer aux consommateurs qu’ils agissent d’une manière moralement supérieure en n’achetant que certains cadavres d’animaux et autres produits de leur corps ;
et au Vegan Outreach, qui soutient que le véganisme « n’est pas une fin en soi.
Ce n’est pas un dogme ou une religion, pas plus qu’une liste d’ingrédients interdits ou de lois immuables − ce n’est qu’un outil servant à s’opposer à la cruauté et à réduire la souffrance ».
Singer et ces organisations welfaristes qui ont adopté son approche sont devenus des partenaires des exploiteurs institutionnalisés et aide le marketing des industries de la viande, des produits laitiers et des œufs.
Les réformes welfaristes qu’ils supportent font peu, si ce n’est rien du tout, pour aider les animaux.
Et ces réformes, lorsqu’elles sont associées aux louanges et au support offerts par Singer et par sa brigade de la « viande heureuse », participent assurément à faire en sorte que les gens se sentent plus confortables de continuer à manger des produits d’origine animale, ou de recommencer à consommer ces produits qu’ils évitaient avant.
Pour saisir le problème lié à l’approche de Singer (si ce n’est pas déjà clair comme de l’eau de roche pour vous), insérez vos principes à propos du racisme, du sexisme ou de l’homophobie dans le cadre d’analyse de Singer.
Qu’est-ce que ça donne lorsque vous tentez de justifier le fait de « tomber du wagon » de temps en temps à l’égard de ces autres formes de discrimination ?
Est-il correct de se permettre le « luxe » d’être un peu sexiste un samedi soir ? Est-il correct d’être indulgent par rapport au « luxe » de participer à un rassemblement du Ku Klux Klan ?
Y a-t-il de la place pour l’indulgence si on limite ses écarts homophobes à un par semaine ?
Voilà une autre citation provenant de l’entrevue de Singer accordée au Mother Jones:
J’insiste sur le fait que je ne pense pas que manger éthiquement, particulièrement d’une point de vue utilitariste, est une question de dire « voilà une loi stricte et je dois faire tout ce qui est en mon possible pour la respecter ».
Je pense que nous pouvons être éthiquement consciencieux et reconnaître qu’il y aura quelques fois des compromis. Il sera quelques fois très difficile, très malcommode, de faire les meilleurs choix, alors nous accepterons d’agir autrement.
Utilisez ce raisonnement pour ordonner vos idées à l’égard du viol.
Serait-il acceptable de dire que nous n’avons pas à respecter strictement une prohibition à l’égard du viol ? Après tout, il peut y avoir des occasions où il est « très difficile et très malcommode » de ne pas violer.
L’exploitation animale est si profondément incarnée dans notre société, dans notre culture et dans notre histoire que nous ne sommes pas habitués à l’aborder comme les autres formes de discrimination.
Si nous souhaitons que quelque chose change un jour, il faut réfléchir à notre manière de nous sortir de ce gâchis et reconnaître clairement que nous ne sommes pas justifiés d’utiliser les animaux − peu importe que nous les traitions « humainement » ou non.
Aussi longtemps que nous ne serons pas dégoûtés à l’idée de qualifier des cadavres d’animaux et des produits d’animaux de « luxueux », ou que nous accepterons l’idée que nous n’avons pas à être végans lorsque nous trouvons cela « très difficile ou très malcommode », nous n’aurons pas encore commencé le processus.
En terminant, je voudrais partager avec vous une histoire à propos de quelque chose qui m’est arrivé la fin de semaine dernière.
Puisque la température était clémente samedi, je suis allé chez Whole Food pour acheter des légumes organiques.
Je portais un chandail en denim par-dessus le T-shirt Vegan Freak que Bob et Jenna Torres m’avait récemment fait parvenir.
J’attendais en ligne derrière une dame qui avait un panier rempli d’aliments, incluant pas mal de viande et de fromage.
Elle a vu mon chandail et m’a demandé ce que « Vegan Freak » signifiait.
Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un site web et d’un podcast voués à l’éducation au véganisme. Elle m’a demandé si j’étais végan. Je lui ai répondu que je l’étais depuis 25 ans.
Elle m’a dit qu’elle avait été végétarienne quelques années plus tôt mais que son mari et ses enfants aimaient la viande, ce qui l’a incitée à recommencer à manger de la viande, mais elle a ajouté :
« Je n’achète ma viande qu’ici. Je suis membre de PETA et ils ont donné à ce magasin un prix parce qu’il traite bien ses animaux ».
Elle m’a demandé si j’avais vu les étiquettes derrière les emballages de la viande et des œufs sur lesquelles on peut lire que Whole Foods n’achète que de producteurs qui élèvent leurs animaux « humainement ».
Je lui ai répondu que je les avais vues. En effet, Whole Foods pose de telles étiquettes − et elles sont grandes en fait.
Je lui ai dit que je ne pensais pas que la vie des animaux de Whole Foods était significativement différente de la vie des autres animaux et qu’ils étaient tués, de toute manière.
Sa réponse : « Oui, mais j’espère qu’ils souffrent moins ».
Voilà où Peter Singer nous a amenés. Le véganisme n’est pas nécessaire.
Le « père du mouvement pour les droits des animaux » n’est même pas végan et considère qu’être strictement végan est « fanatique », alors pourquoi est-ce que qui que ce soit d’autre devrait être végan ?
Nous pouvons apprécier le « luxe » de manger de la viande et des produits provenant d’animaux ayant été torturés moins que d’autres et, si nous sommes végans la plupart du temps, nous pouvons même nous sentir à l’aise de nous permettre de consommer quelques animaux torturés de manière conventionnelle lorsque nous nous offrons un « restaurant haut de gamme ».
Nous pouvons nous permettre d’être indulgents à l’égard du « luxe » que seule la mort permet.
Gary L. Francione
http://www.abolitionistapproach.com/fr/2007/03/14/le-luxe-de-la-mort/